Chapitre 12 - L'homme à la Balafre
La jeunesse possède une magie particulière, une capacité innée à transcender les tourments et les peurs qui hantent les adultes. Georges fit l'expérience de quelques nuits agitées, à l’intérieur desquelles les ombres de ses mauvais rêves paraissaient encore danser dans les coins de sa chambre. Pourtant, au matin, lorsqu’il se levait, il retrouvait une fraîcheur d'esprit. Ses angoisses nocturnes s'évanouissaient telle la brume au lever du soleil. Cette possibilité de se libérer rapidement du poids des soucis, voilà ce qui le rendait si remarquable. La résilience, l’aptitude à se relever après chaque chute, devrait être des leçons précieuses que même les adultes pourraient méditer.
Le fil du temps passa donc, comme une trame invisible, liant les moments de quiétude aux vestiges des cauchemars au fond de la vie du garçon. Ce fut ainsi que tous les jeudis, la famille Roche avait installé une routine. La mère et les enfants partageaient une omelette aux pommes de terre. Un peu plus tard, les deux frères, accompagnés de Rosa, chaussés de leurs patins à roulettes, se rendaient chez les grands-parents maternels, une tradition hebdomadaire bien ancrée. Joseph, le grand-père, incarnait à lui seul une saga vivante. Anciennement maire anarchiste de Figueras, élu par la voix du peuple, il s'était ensuite engagé au sein de la division 26 de la colonne Durruti, bravant les remous de la guerre civile espagnole. Après la chute de la République, il avait trouvé refuge au plus profond des tranquilles contrées du Gers, escorté de sa femme Mercedes et de leur fille. Le vieil homme portait avec lui les cicatrices d'un passé tumultueux, mais également la promesse d'un horizon serein pour les générations futures.
Cependant, la quiétude de la promenade paisible s'immisçant dans les pousterles fut un jour rompue par une bien étrange expérience. Tout commença comme à son habitude : Rosa, tourmentée par l’histoire de la Résistance française, décida de se rendre rue Lamartine, où avait été imprimé Le Chant des partisans. Elle narra les récits du passé, éveillant ainsi l'intérêt de Patrick pour une figurine représentant un soldat de plomb portant fièrement un drapeau, qu’il avait repérée à l’intérieur d’un magasin. Lorsqu’ils arrivèrent chez les grands-parents, un homme au visage marqué par les épreuves et la sagesse du temps accueillit la famille Roche. Son aura, empreinte de la majesté d'un vétéran, évoquait le dédain et la fatigue d'une longue bataille.
Comme de coutume, tous entrèrent dans une grande salle à manger. Les deux frères déposèrent leurs patins à roulettes sous une table. Rosa sortit au beau milieu du jardin afin de discuter avec une voisine. La chaleur du foyer enveloppait la pièce pendant que tous se rassemblaient pour une journée ordinaire. L’ancien anarchiste, assis dans son fauteuil favori près de la cheminée, tenait entre ses mains un vieux volume au dos craquelé. Il ouvrit l’ouvrage, dévoilant des lignes écrites avec une élégance intemporelle.
— Mes chers petits, je vais vous emmener au travers des pages de mes romans préférés.
Les enfants étaient installés à ses côtés, leurs yeux brillaient d'anticipation. Ils étaient captivés, suspendant leur souffle alors que le conteur lisait à voix haute avec un fort accent catalan. Le premier livre était un recueil de contes et légendes du monde entier.
Le vieil Espagnol raconta avec passion des sagas de héros et d'aventuriers, de créatures fantastiques et de récits extraordinaires. Patrick et Georges étaient transportés, leurs imaginations prenant des envols à chaque mot prononcé. Ensuite, l’aïeul sortit un roman classique de sa collection. Il parla de l'importance de la littérature dans la compréhension de l'histoire et de l’évolution des sociétés au travers d’un univers où l’anarchie serait au pouvoir. Les personnages et les dilemmes moraux captivaient l'attention des garçons, les poussant à réfléchir profondément sur les questions récurrentes des inégalités dans le monde capitaliste. L’après-midi se prolongea au fil d’une ambiance empreinte de magie. Joseph partagea des extraits de poèmes, de pièces de théâtre et même quelques passages de ses propres écrits en catalan. Soudain, on entendit une personne frapper à la porte. Le patriarche fit un pas en avant et demanda :
— Qui est là ?
— C'est Maurice ! Ouvrez-moi !
— Je viens ouvrir.
Il y avait deux hommes. Maurice, un Français à l'accent parisien et une autre personne, plus discrète. Georges l'examina. Il semblait avoir de trente à quarante ans et avait un teint plutôt basané. Quelle pouvait être sa nationalité ? Il aurait pu être Argentin ou Espagnol, mais pas Chilien, car sa carnation n'était pas assez sombre. Un mystère flottait autour de ce bel homme de haute taille, brun de poil. Cependant, il avait une particularité sur sa pommette saillante ; il portait une balafre d'une dizaine de centimètres sur le côté droit du nez. Celle-ci courait entre le front et le menton. Il se la touchait sans arrêt. Elle paraissait le démanger. Sur son visage, il y avait bien de la souffrance. Il était impossible pour l’enfant d'en savoir la cause. Moi, oui, car je ne suis rien de moins qu'un devin. Une balle de fusil lui avait traversé la joue de part en part à la bataille du Sègre.
Quand l'inconnu regarda l’aîné des Roche de son œil sombre, celui-ci détourna la tête. C'est alors que Maurice écarta délicatement le garçon qui se trouvait sur son chemin et pénétra avec son compagnon à l’intérieur du salon.
L’hôte engagea la discussion. Il s'adressa au Français, qu'il paraissait connaître.
— Bonjour, comment allez-vous ? Avez-vous fait bon voyage depuis Paris ?
— Bonjour, excellent, merci et en toute discrétion. Je vous présente Pablo, celui dont je vous ai parlé et qui sera notre agent infiltré en Espagne.
— Buenos dias, je vous attendais, dit Joseph.
— Nous voici pour l'opération Blanco, murmura Maurice à voix basse. Je ne veux pas prendre de risque. Pourrait-on discuter en toute sécurité ?
— Oui, j'ai pris mes précautions. J'ai tout mis en œuvre afin que votre visite demeure secrète. Soyez assurés qu’aucun indiscret ne sera informé de notre conversation.
— Et les gosses ? questionna le Parisien.
— Je vais m'en occuper.
Le grand-père demanda aux deux frères de rejoindre Rosa dans le jardin. Il donna comme raison que c'était une discussion entre adultes et que cela ne les intéressait pas. Les garçons firent ce qui leur avait été demandé.
Une fois qu'ils furent sortis, l’aïeul s'adressa aux hommes.
— Nous pouvons parler sans crainte maintenant.
— Ah, très bien. Comme convenu, je vous laisse mettre au point l'opération Blanco. Je m'absente dans le but de rendre visite à ma vieille mère. C'est ma couverture, reprit Maurice avec un sourire. Je file. Je reviendrai dans une heure.
— Je crois que nous aurons terminé. Ne voulez-vous pas prendre un café ou un verre de brandy Fundador avant de partir ?
— Non, merci, je dois y aller, répondit Maurice.
— Et vous, Pablo ? Voulez-vous boire quelque chose ?
Celui-ci fit non avec la tête. Il lissa le pli de sa chemise et se retoucha le visage.
— Mes sincères salutations à votre mère, dit l’hôte à Maurice en le raccompagnant à l’entrée.
— Je n'y manquerai pas. À tout à l'heure. Travaillez bien.
— À tout à l'heure, rétorqua le vieil anarchiste.
Le Français sortit aussitôt de l'appartement. L’homme à la balafre était immobile tel un hibou. Il n'avait rien dit depuis le début et fixait l’hôte de ses yeux perçants.
L’aîné des Roche entra dans le jardin, puis revint sur ses pas. Il se mit contre la porte et colla son oreille au trou de la serrure. Il écoutait la discussion.
— Souhaitez-vous retourner en Catalogne, camarade ? demanda Pablo d'une voix douce. Je sais que vous êtes un amateur de corridas. Cela doit vous manquer.
— Pour l'instant, c'est difficile. Ce pays me manque, comme vous le dites, en effet. J'espère y revenir lorsque le contexte sera plus favorable. Toutefois, l'affaire qui nous occupe est sérieuse. Asseyons-nous et parlons.
— C'est une affaire sérieuse, j'en conviens. Je vous écoute. Je suis venu pour cela.
— Vous le savez, nous avons un ami de la cause qui vous attend à Madrid. C'est un directeur de presse. Il vous embauchera au sein de son entreprise. Ce sera votre couverture. Vous serez un ouvrier du livre sous une fausse identité, bien entendu.
— Cela marche, camarade, je connais bien ce métier.
— C'est la raison qui nous a fait vous choisir.
— Bien.
— Voilà, vous aurez à…
Joseph s'arrêta de parler. Il y eut un long silence entre les deux hommes. D'évidence, le sixième sens l'avait prévenu qu'une oreille indiscrète les écoutait. Quand on mène une double vie secrète, on se trouve rapidement des réflexes de bêtes traquées. On est toujours aux abois. Il se leva et s'approcha de la porte du jardin qu'il ouvrit d'un coup. Il regarda sévèrement l'enfant et d'un ton mystérieux et sentencieux, il lui demanda de ne plus épier la discussion et de rejoindre son frère et sa mère. Celui-ci obéit. Le petit garçon referma la porte et laissa les adultes seuls, discutant à voix basse, en espagnol, tels des conspirateurs. Quelque temps plus tard, Maurice revint chercher l’homme à la balafre et les inconnus disparurent comme ils étaient arrivés.
Pour Georges, la fin de la journée fut placée sous le signe de l'irritation de ne pas avoir entendu une discussion révélant de nombreux secrets. Tandis que le soir, il regagnait sa chambre, il ruminait tout ce qu'il avait entrevu et regrettait de n'avoir rien compris. Il était impatient de savoir le fin mot de cette histoire. Il conservera en mémoire l'image de l'homme à la balafre. Devenu adolescent, il recroisera la route de Pablo. Mais, cela est une autre anecdote que je vous conterai dans un autre chapitre. Il est judicieux de ne pas ranger au placard les souvenirs qui vous marquent.
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