Chapitre 19 - Le Postier Improbable
Georges était en retard. Il se rendait chez son ami Alain Spalia pour une raison bien précise : se procurer de la drogue. En approchant de l’appartement, hésitant comme un chasseur peureux, il remarqua que la porte d’entrée était légèrement entrebâillée. Intrigué, il ralentit le pas tel un animal aux abois. À travers l’ouverture, il aperçut son copain allongé sur le lit, les yeux rivés au plafond, une émission de radio murmurant en arrière-plan. À ses côtés, quelqu’un était étendu. Hésitant un instant, Georges frappa doucement. Mais, ses coups restèrent sans réponse. Il insista avec plus de vigueur. Une voix de femme, alertée par la situation, lança alors :
— Entre, c’est ouvert.
Le jeune homme franchit le seuil et pénétra dans l’appartement. Il marcha sur un sol où la crasse s’était accumulée, collant à ses semelles. La pièce était plongée dans une pénombre, seulement éclairée par cinq bougies qui diffusaient une lumière chiche. Le papier peint se déchirait, sali par l’humidité. Au centre, trois chaises dépareillées entouraient une table basse usée. Au fond, une commode bancale sans boutons complétait ce fatras de négligence. L’œil de Georges fut immédiatement attiré par une peinture. Il observa longuement le seul tableau accroché au mur. Il représentait une biche peinte de façon enfantine, effrayée dans une forêt. L’animal semblait si triste qu’on aurait cru qu’il aurait voulu qu’on lui tire dessus pour le libérer de la vie.
— Salut, comment ça va, Alain ? demanda Georges.
— Ça va pas fort. Mais, je suis en bonne compagnie. Regarde ma meuf. Canon, non ? Aussi mignonne que l’animal peint sur cette toile, dit Alain en désignant du menton la peinture murale.
— Qui est-ce ? demanda Georges, en montrant du doigt la personne allongée à côté de son ami.
— Je te présente Jessica, ma nouvelle nana, répondit Alain d’un ton pâteux. Je l’ai rencontrée dans la rue, on a causé, elle m’a plu. Depuis, on ne se quitte plus. Tu peux parler en toute confiance, c’est une fille discrète. Elle est de la campagne, je suis sûr qu’elle est réglo. N’est-ce pas ma biche ?
— Oui, répondit la jeune fille.
Georges reprit :
— D’accord, bonjour à toi. Jessica, c’est ravissant comme prénom, j’aime bien. Ça a un côté un peu plaintif.
Un éclair de bougie révéla le visage de la jeune femme. Elle avait dix-neuf ans. Son nez était bien proportionné, ni trop long, ni trop court, avec une pointe délicatement arrondie. Sa mâchoire, tout comme son nez, était élégamment dessinée. Sa crinière rousse, bouclée, lui conférait un charme unique. Les rousses, souvent, allient la beauté des blondes à l’intelligence des brunes. Le regard pervenche de Jessica fixa Georges. Lorsqu’elle l’examina, il se sentit soudainement superbe, comme frappé par un coup de foudre qu’il pensait impossible. Un simple regard et tout avait changé. Jessica se leva et fit quelques pas. Elle avait la taille fine, sans excès, et des jambes bien faites, avec une grâce naturelle dans ses mouvements. Georges la suivit du regard, son esprit un peu perdu. Il se ressaisit et se tourna vers Alain et ajouta :
— Tu n’as pas l’air en super forme. Tu sembles souffrir. J’espère que tu te rappelles que nous avions rendez-vous.
— Oui, tu es en retard, comme d’habitude.
— Dans le Sud-Ouest, la ponctualité, c’est une plaie, tu le sais.
Georges se tourna alors dans la direction de Jessica en tournant le dos à son ami. Puis, ses yeux se posèrent sur un tas de lettres sur lequel était assise la jeune fille.
— C’est quoi tout ce bazar ? demanda-t-il, désignant le monticule disparate de colis et enveloppes.
Alain haussant les épaules.
— J’ai trouvé un boulot d’agent des postes.
— Et alors, c’est le courrier que tu dois distribuer aujourd’hui ?
— Non.
— Tu ne le distribues pas ? demanda Georges.
— Non !
— Jamais ?
— Jamais !
— Pourquoi ?
— La poste, ça ne paie pas. Dealer, en revanche, c’est bien plus rentable : tu ne vends pas un produit, tu vends une dépendance. La poste, c’est pour faire bonne figure. Mon vrai boulot, c’est la nuit, quand je vends la dope. De temps à autre, dans les enveloppes je trouve de la monnaie. Tiens, par exemple, hier, j’ai attrapé une enveloppe au hasard. Je l’ai ouverte. Il y avait une photographie d’un père de famille avec deux petites filles. Le texte s’adressait à une femme malade dans un hôpital. Il y avait de la monnaie avec.
— Qu’as-tu fait ?
— J’ai sorti les billets que j’ai mis dans mon pyjama.
— Mais, tu es un gros dégueulasse.
— Chacun sa merde et chacun pour soi. Comme on dit.
— Et tu fais quoi de tes journées ?
— Je gratte la guitare. Tu sais, en ce moment, je me torture les méninges à comprendre les gammes et les accords de Jimi Hendrix.
— Avec cette pratique, tu vas perdre la tête.
— Tu es venu pour quoi ?
— Je cherche quelques grammes d’herbe.
— Ça peut se faire. Mais, je n’ai pas encore mangé. T’as faim ? Tiens, voilà un sandwich.
Georges hésita devant le sandwich, qui avait une allure peu engageante. Finalement, il le prit et l’apporta à sa bouche, le mâchant lentement. Un air de dégoût se peignit rapidement sur son visage. Il cracha un morceau de pain. Il but quelques gorgées d’alcool pour faire passer le goût amer.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc immonde ? s’exclama-t-il.
Alain éclata de rire et dit :
— Désolé, vieux, je n’ai pas pu m’en empêcher ! Quand tu matais ma meuf, j’ai arrosé ce croûton avec un mélange de vinaigre, de moutarde et de piment fort. La tête que tu fais ! C’est très drôle.
— Très drôle, en effet, répondit Georges en lançant un regard noir.
Il ajouta :
— La prochaine fois, évite les blagues aussi dégueulasses, veux-tu ? Plus je te regarde toi et Jessica, tous les deux, vous me faites penser au film la Belle et la Bête.
Il se mit à rire bruyamment. Alain haussa les épaules, un sourire narquois aux lèvres. Puis, il sortit une balance de la commode et pesa une petite quantité d’herbe qu’il remit à son ami. Alain mit l’argent dans la poche de son pyjama. Ensuite, il sortit un flacon de pilules et en distribua deux à Georges. Ce dernier les avala. Il accompagna son ingestion d’une rasade de whisky. La collusion des deux produits fit un effet immédiat. Il sentit son esprit se déformer. Son cerveau sembla se déconnecter, ses pensées s’embrouillant dans un tourbillon de confusion et d’hallucinations. Il éclata de rire et fixa de nouveau le tableau sur le mur au-dessus de Jessica. Là, il revit la même biche qu’à son arrivée. Sauf que celle-ci semblait prendre vie. Elle reculait pour bondir hors de la toile.
Georges cria :
— Non, ne fais pas ça, jolie mammifère forestier, c’est dangereux ! Tu vas te casser une patte !
Il lui paraissait que cet animal fragile avait besoin de sa protection et de sa bienveillance. Instinctivement il fit le lien entre la créature des bois et la jeune fille.
— Qu’est-ce que t’as, mon pote ? Mais, tu es complètement stone ! Bien, maintenant, laisse-moi. Je suis fatigué. Je voudrais bien mettre la viande dans le torchon, répliqua Alain, hilare.
Il fit un geste à Jessica pour qu’elle le rejoigne, se repliant de nouveau sur son lit. Il signifiait ainsi à Georges que plus rien ne l’intéressait. Pendant ce temps, à la radio, Jacques Ourevitch disait au revoir à ses auditeurs.
Georges quitta l’appartement, l’esprit encore embué par les pilules et l’alcool. La fraîcheur de la nuit le saisit dès qu’il passa le seuil, dissipant brièvement son étourdissement. Il marcha sans but précis, les rues désertes résonnant sous ses pas hésitants. L’image de Jessica ne cessait de tourner dans son esprit, troublante et obsédante. Sa présence avait éveillé en lui quelque chose qu’il ne parvenait pas à définir, une étrange mélancolie mêlée de désir. Alors qu’il atteignait une intersection faiblement éclairée, il crut distinguer une silhouette au loin. Ses yeux, encore flous, se plissèrent pour mieux voir. Une biche, majestueuse et immobile, semblait le fixer au milieu de la chaussée. Georges s’immobilisa, hypnotisé, son souffle suspendu. L’animal était là, fragile et gracieux, éclairé par la lumière pâle de la lune. Il fit un pas en avant, mais une secousse dans son esprit dissipa l’illusion : ce n’était qu’un gros chat errant, ses yeux jaunes brillant dans la pénombre. Georges émit un rire amer, se sentant soudain ridicule. Même ses hallucinations semblaient vouloir se moquer de lui.
L’animal le fixa et émit un miaulement d’outre-tombe. Puis, il disparut dans le noir. Au loin, les lumières d’un bar clignotaient, promesses d’un oubli dans un verre d’alcool. Il s’y dirigea, décidé à noyer la confusion et le vide qui l’étreignaient.
Les heures suivantes furent un tourbillon de musique assourdissante, de rires gras et de verres vidés à une cadence folle. Quand les premières lueurs de l’aube perçaient l’horizon, Georges était avachi sur le trottoir, ivre et malade comme un pou. Il avait la tête remplie de regrets. Cette nuit ne semblait être qu’un mauvais rêve dont il avait hâte de se réveiller. Mais, parfois, la vie ressemble à un cauchemar éveillé. Il rentra chez lui, les jambes lourdes et l’esprit brisé et mit un disque sur son Teppaz. Les notes aériennes de guitare d’un rythme funk s’échappèrent des haut-parleurs, emplies d’une étrange mélancolie. Il était persuadé que c’était le fantôme de Jimi Hendrix qui jouait. Assis dans la pénombre, il se laissa emporter par la musique, un verre à la main, cherchant à fuir les images obsédantes de Jessica et de cette biche irréelle.
Pourtant, au fil des morceaux, une pensée s’imposa à lui : il devait briser ce cercle infernal. Le spectre de cette nuit, fait d’illusions et de dépendances, ne le quitterait pas s’il ne prenait pas une décision. Peut-être devait-il revoir Jessica, comprendre ce qui l’attirait tant chez elle ou peut-être simplement quitter cet univers délétère avant qu’il ne l’engloutisse complètement. Alors que les dernières notes du disque s’évanouissaient, Georges leva les yeux vers le plafond, les paupières lourdes, mais son esprit enfin décidé. La journée serait différente. Ou elle s’éteindrait, elle aussi, dans la fumée des illusions.
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