Chapitre 20 - Jessica
Les doux frémissements de l'autan soufflaient en ce mois de septembre, apportant chaleur et humidité, faisant subtilement transpirer les murs du Bibent. Cet établissement, premier en France à proposer une bière à la pression, demeurait depuis toujours l'épicentre culturel de la ville. Partout, autour du zinc, dans les sanitaires, dans le couloir central, journalistes et musiciens se mêlaient, tous des visionnaires tentant de ralentir l'avènement du Nouveau Monde. Certains zicos que l'on croyait disparus depuis longtemps y avaient élu domicile. Georges cherchait des yeux Jessica avec qui il avait rendez-vous. Le jeune homme s’assit à une table qui venait de se libérer. Lorsque le couvert fut rétabli, le serveur lui demanda ce qu’il souhaitait consommer. Alors qu’il s’éloignait, l’adolescent l'interpella :
— Jessica est-elle là ?
Le barman sursauta et tourna son visage creux.
— Qui ? demanda-t-il.
— L’amie d’Alain Spalia.
— La jolie rousse ? L'intellectuelle sexy ? Non ! Cette personne n’est pas venue. Je ne l'ai pas encore vue.
— Vous en êtes bien sûr ?
— Je vous l’ai dit, les barmen n’ont qu’une parole. La mienne, vous l’avez entendue.
En guise de réponse, Georges poussa un « merci », pareil à un rugissement de lion. Il se remit à musarder, son blouson bombardier posé sur la chaise devant lui, comme il le faisait chaque matin, à son habitude. Il aimait s'asseoir là, guettant chaque figure, chaque visage. Puis, il saisit sur la table d'à-côté La Dépêche. Parmi l’actualité, le garçon préférait les effets aux causes, observant les répercussions sur les individus et la société plutôt que de se perdre dans des analyses abstraites. Cette approche pragmatique lui permettait d’agir en conséquence, sans se laisser emprisonner par les intrications complexes des origines. C’était un homme d’action, guidé par les retombées visibles qui façonnaient son quotidien. Chaque jour, il attendait avec impatience la lecture des faits divers. Ce jour-là, sa curiosité fut captée par un article relatant un événement survenu l’avant-veille : un chien-loup avait attaqué un Maghrébin au fond d’un bureau de tabac. L’adolescent lut avec une attention presque palpable. Chaque terme et chaque ligne se métamorphosaient en lui telles les images d’un film noir. Une fois la dernière phrase absorbée, il déposa le journal sur le plateau, laissant ses pensées errer dans les recoins mystérieux de son esprit. L’objet de la convocation de Jessica nécessitait un exercice de récapitulation mentale.
La délicate proposition qu'il prévoyait de faire à la fille exigeait une préparation minutieuse, un mélange subtil de mots et de sentiments. Posant ses mains sur ses genoux, il murmura à voix basse, quasiment comme s'il adressait une prière à une divinité invisible. Chaque syllabe semblait chargée d'une signification profonde. Il songea :
Bon, d'une part, lui dire que j’ai décidé d’élargir mon répertoire musical. Je vais étudier une nouvelle chanson. Ensuite, ne pas oublier de mentionner que pour faire une reprise, il faut d'abord se procurer l’original qui se trouve sur un disque, afin de le copier et de le rejouer. Mais, voilà le problème : comment acquérir la galette quand on n’a pas beaucoup d’argent ? De la manière la plus authentique : celle des rockeurs. En volant, tout simplement. Puis, je lui expliquerai ce que j'attends d'elle. C'est ici que c’est délicat. Je pourrais lui dire que… Euh !! Disons… Que je compte sur sa beauté afin de charmer le vendeur. Voilà, c'est cela, je lui dirai ainsi.
Georges était confronté à un paradoxe : bien qu'il fût préoccupé par les retombées de ses actions, il était prêt à franchir des limites morales en vue d’atteindre ses objectifs. Sur ces entrefaites, la jolie rousse arriva avant que le garçon ait pu établir une nouvelle stratégie de communication. Elle rayonnait tel le soleil, vêtue d'un uniforme scolaire qui mettait en valeur ses cheveux roux. Après les salutations d'usage, le jeune homme lui proposa une menthe à l’eau. Puis, il lui expliqua dans le détail ce qu’il comptait faire. À la manière d'un général la veille d'une bataille : il lui fit une description exhaustive de l'opération. Jessica hésita un moment, son esprit en conflit entre son éthique et son désir d'aider Georges. Elle avait toujours été considérée comme une intellectuelle, mais une part d'elle-même aspirait à l'aventure, à briser les conventions. Après une longue réflexion, elle décida que cette expérience pourrait être une opportunité d'explorer une facette différente de sa personnalité, tout en restant fidèle à ses valeurs fondamentales.
— De quel magasin parles-tu ? demanda-t-elle.
— Le seul endroit où on peut trouver un exemplaire est au Monoprix du centre-ville. Le problème, c’est que le disque est au milieu d’un petit rayon jouxtant celui du matériel de cuisine. Il est gardé par un vendeur aux cheveux blond vénitien et au regard de chien de berger allemand. J'ai réfléchi plusieurs nuits pour mettre au point un moyen de contourner l’obstacle. Je pourrais essayer de l'empoisonner, cependant le commis résisterait, j'en suis sûr et certain. Finalement, j'ai une façon de passer le blondinet.
— Ah oui ? Lequel ?
— Toi !
— Moi ?
— Oui.
— Et comment ?
— Je mise sur ta qualité de séductrice.
— De ma qualité de séductrice ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Explique-toi.
— Tu auras pour mission de distraire le vendeur pendant que je volerai le vinyle.
— Par quel moyen ?
— Je te laisse choisir tous ceux dont tu disposes.
— Tous ?
— Tous !
— Alain est-il d’accord ?
— Oui.
— Tu me demandes de me prostituer en quelque sorte et cela, à dessein d’acquérir gratuitement un malheureux disque ? Qu'est-ce que je risque dans une telle entreprise ?
— Rien ! Seulement une visite en prison, c'est tout.
Après cette plaisanterie, le jeune homme se mit à rire bruyamment. À la suite d’une très courte hésitation, la fille dit dans un rictus, avec ses lèvres sensuelles s'ouvrant sur une denture parfaite :
— Pourquoi pas, la prison est un endroit que je n'ai encore jamais exploré à Toulouse. C'est peut-être là que je pourrais en toute tranquillité multiplier mes lectures.
*
Alors que le couple planifiait leur vol, une tension inattendue s'installa entre eux. Cette complicité dans l'illégalité créait un lien unique, mêlant adrénaline et attraction mutuelle. Ils réalisèrent que cette aventure était plus qu'un simple vol ; c'était le début d'une connexion profonde qui allait bouleverser leurs vies et leurs relations existantes. Après plusieurs minutes d'attente, le grand moment arriva. Le soleil de septembre réchauffait doucement leur peau tandis qu'ils se dirigeaient vers le Monoprix, situé à quelques pâtés de maisons. L'effervescence de la ville les entourait, créant un contraste saisissant avec la tension qui montait en eux à l'approche de leur destination. Lui avait endossé son long pardessus et elle une minijupe jaune à motifs bordée de marron de style « petite coquine » qui attirait même les regards blasés des homosexuels du Shanghaï. Celle-ci entama la discussion avec le blond qui nettoyait le rayon des ustensiles de cuisine. Elle lui dit :
— Bonjour, excusez-moi, puis-je vous poser une question ?
— Bonjour. Bien sûr, je suis ici pour ça, mademoiselle.
— Je cherche une cafetière Bialetti Moka, je crois que vous en avez en stock.
Le vendeur, hypnotisé par la minijupe jaune ajouta :
— Oui, j’en ai une, en effet. Elle est juste ici.
— Parfait, néanmoins, je souhaiterais l’examiner.
Le blond tendit la cafetière. La jeune fille saisit l'objet, en revanche d'un geste maladroit, elle arracha l'étiquette du manche, qui tomba à ses pieds. Rapidement, le garçon se baissa dans l’intention de la ramasser, ses yeux de chien fixés sur le galbe de la cuisse de la demoiselle. Celle-ci commença à faire des avances. Elle jouait son rôle à la perfection. Sa voix mélodieuse et son sourire enjôleur captivaient le vendeur, le distrayant efficacement de ses responsabilités. Elle se sentait à la fois excitée et coupable, consciente de l'impact de ses actions. Elle chuchota mutine :
— La semaine dernière, pendant les soldes, j’ai parcouru votre rayon, je vous ai vu. Je vous ai trouvé charmant.
L’homme, rougissant légèrement, avec une pointe de timidité répondit :
— Oh, merci, c'est gentil.
— Vous êtes vraiment très séduisant.
— Merci beaucoup, madame ! s'exclama le blondinet en se relevant. Si vous le souhaitez, je pourrai vous faire une petite démonstration à l’intérieur de mon bureau, c'est juste à côté.
— Pourquoi pas, répondit la jolie rousse avec un sourire espiègle.
*
Georges sentit son cœur s'emballer alors qu'il s'approchait du rayon. Ses mains moites trahissaient sa nervosité grandissante. Il jeta un coup d'œil furtif autour de lui, s'assurant que personne ne l'observait. Le moment était venu. « Je dois me calmer ! Je dois respirer ! » se répétait-il mentalement. Il avait avalé un cachet de Valium, mais la molécule de diazépam tardait à produire ses effets. Il se sentait fébrile, sa respiration saccadée trahissait son état de nervosité croissante. À deux mètres de lui, un enfant l'épiait avec curiosité. Le garçonnet, toujours avide de découvertes, s'approcha lentement de l'étrange cow-boy, vêtu d'un manteau cache-poussière si long qu'il dissimulait sa silhouette, ajoutant du mystère à sa présence. Fronçant les sourcils, le témoin de la scène tenta de déchiffrer l'expression de l'homme. Pendant ce temps, Georges se persuadait que c’était le moment de passer à l'action, de voler l'objet convoité.
J'ai les doigts dans la prise, une seconde d'hésitation peut me perdre, se dit-il.
Comme pour se moquer de sa propre couardise exsangue, il esquissa un sourire sardonique. Il sentait l'adrénaline monter en lui, alors que son corps semblait refuser d'obéir. Puis, un éclair de courage le traversa. Serrant les dents, il saisit le vinyle et le glissa prestement sous son long manteau, heurtant maladroitement le garçonnet qui chuta sur un présentoir, produisant un bruit fracassant. Sans attendre, le faux cow-boy courut hors du magasin, son cœur battant la chamade. Son plan avait fonctionné à merveille. Malgré sa peur, il était fier de lui. Jamais il n'aurait cru être capable d'une telle audace. Il se rendit à son appartement et Jessica l’y rejoignit. Lorsqu’elle fut près de lui, il lança :
— Voilà une garce qui est une petite coquine. Je vous ai vus pénétrer dans un endroit discret, toi et le vendeur. Je devine ce que vous avez dû faire tous les deux.
— Je suis une femme libre. De plus, le blondinet était mignon.
Un éclat de rire secoua le garçon. Il répondit:
— Cela m’a excité. Alors, il faudra recommencer l'expérience.
— Tu es un gros pervers, répondit la jolie rousse en roulant des yeux. Tu veux un petit café, peut-être ? Nous devons absolument essayer cette nouvelle cafetière.
Elle se dirigea vers la cuisine, se remémorant le vendeur aux petites dents. Lorsque ses pensées se dissipèrent, la cafetière siffla. La jeune femme se versa une tasse.
Au fil des semaines suivant le vol, elle se surprit à penser de plus en plus à Georges. Leurs rencontres furtives, leurs conversations animées sur la musique et l'art créaient une intimité croissante. Peu à peu, elle réalisa que ses sentiments pour Alain s'estompaient, remplacés par une passion grandissante pour Georges. Ce changement la troublait, mais elle ne pouvait nier la force de ses nouvelles émotions.
*
Le soleil déclinait lentement à l'horizon, baignant le Bibent d’une lumière dorée. Alors que Jessica sirotait distraitement sa boisson. Les rayons de l’astre du jour illuminaient sa chevelure d'une lueur incandescente, créant une aura presque irréelle autour d'elle. Pourtant, son esprit était loin de l'ambiance chaleureuse du café. Elle était perdue à l’intérieur de ses pensées, son regard fixé sur la place du Capitole. Alain, en face d’elle, l’observait attentivement. Il tenta de briser le silence pesant qui enveloppait leur table. Il lui dit :
— Tu sembles préoccupée ces derniers jours. Est-ce que tout va bien ?
— Tout va bien. Ne t'en fais pas pour moi.
Ceci dit, le garçon pouvait percevoir la tension sur les épaules de la fille, le soupçon de tristesse au cœur de son regard. Pendant ce temps, la jolie rousse sentait le poids de la culpabilité peser sur son dos. Elle était fiancée à Alain, mais depuis l’aventure du disque, son cœur battait maintenant pour Georges. Le mystère s'étira entre eux, lourd de non-dits et de secrets inavoués. Finalement, elle prit une profonde inspiration, décidée à briser le mur qui les séparait.
— Il y a quelque chose que je dois te dire, commença-t-elle d'une voix hésitante. Je ne sais pas comment te dire cela, mais...
La jeune femme s'interrompit, submergée par l'émotion. Elle considérait que ses mots changeraient tout pour le meilleur ou pour le pire. Elle rassemblait son courage afin de continuer.
— Oui. J’ai quelque chose à te dire, quelque chose d'important.
— Quoi donc ? Est-ce grave ?
— Pas vraiment... En fait, je... Je ne sais pas comment te le dire...
— Tu m'inquiètes, ma chérie. Dis-moi ce qui se passe.
— C'est difficile à dire... Cependant, je crois qu'il est temps que je sois honnête avec toi.
— Honnête, à propos de quoi ?
— À propos de nous... De notre relation.
— Que veux-tu dire ?
— Je... Je crois que nous devrions mettre un terme à notre liaison.
— Quoi ? ! Pourquoi ?
— Parce que... Parce que mes sentiments ont changé. Je suis désolée, toutefois, je ne peux pas continuer à te mentir.
— Mais... Mais, qu'est-ce qui a changé ?
— C'est difficile à expliquer... Mais, je suis tombée amoureuse de quelqu'un d'autre. Quelqu'un que tu connais depuis longtemps... Georges.
— Georges ? Mon poteau Georges ?
— Je suis navrée. Je suis certaine que cela te fait mal, mais je ne peux pas ignorer mes émotions. Je... Je ne sais pas quoi te dire, répéta la jeune fille. Je suis vraiment peinée. Je ne voulais pas te faire de mal. Je suis tellement désolée.
— Je crois que je vais prendre l'air...
Alain, le guitariste des FirePigs, se leva et sortit. Alors que le soleil se couchait sur Toulouse, il marchait sans but entre les murs de briques roses, l'esprit embrumé par les révélations de Jessica. Les lumières de la ville s'allumaient une à une, reflétant la confusion qui régnait dans son cœur.
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