Chapitre 24 - Le Petit Chef
Georges avait décidé de haïr certaines personnes jusqu'à sa propre mort. Pourtant, bien que René fût décédé depuis trois mois, il avait finalement cessé de détester l’homme, à sa plus grande surprise. Lentement, il ressentit un changement inattendu en lui, une libération progressive de la haine qu'il avait nourrie pendant des années. Ce processus de réconciliation intérieure coïncida avec une période de bouleversements externes marquée par un scandale financier majeur en France. Cette vilenie, révélée par un hebdomadaire satirique, impliquait le Premier ministre[Chaban-Delmas] dans une affaire d'évasion fiscale. Une turpitude financière retentissante qui, d'une manière ou d'une autre, influença le cours des réflexions de Georges. Cette affaire d'État résonnait étrangement avec sa propre transformation intérieure. La personnalité politique de premier plan naviguait au plus profond des eaux troubles de l'évasion fiscale. Elle échappait aux filets de l'impôt tel un poisson glissant entre les mailles d'une nasse. De même, le jeune homme, lui aussi, n’était pas soumis à l’imposition. Toutefois, le parallèle entre les deux citoyens s'arrêtait là. Effectivement, les chiffres des actifs bancaires du ministre, révélés par la presse, étaient très élevés, alors que ceux du garçon fléchaient vers le zéro absolu.
Ce contexte tumultueux fut un révélateur. Il l'incita à repenser sa propre situation et à envisager des changements dans sa vie, notamment à trouver un emploi stable. Mais avant, il devait échapper à l’armée. Afin d’arriver à ses fins, il chercha délibérément à découvrir la meilleure solution pour être déclaré inapte à servir le pays. Il choisit celle de la blessure psychologique et il tenta de passer pour fou aux yeux de l’autorité. Il y parvint en février de la même année. et fut catégorisé par la grande Muette comme P4, ce qui signifiait qu'il était incapable de manier le fusil. Une fois la réforme obtenue, le jeune homme se lança activement dans la recherche d’une activité professionnelle. Il partait de rien. Au cours de sa quête, dans le mois qui suivit, Il décrocha plusieurs entretiens, mais aucun ne fut concluant. L’avenir s’obscurcissait. Un jour de mars il se présenta à un entretien et le recruteur qui l'avait convoqué ne vint pas, Georges se vexa. Bien qu’il eût une aversion pour les fonctionnaires, il formula le soir même, en désespoir de cause, une demande d'embauche à la Société nationale des chemins de fer. Il adressa une lettre à la manière dont on lance un S.O.S avant un naufrage annoncé. Par chance, il obtint un rendez-vous dans les quinze jours qui suivirent. On lui offrit, dans la foulée, une rencontre à Paris. Pour s'y rendre, on lui proposa de prendre le train Capitole, le dernier cri en matière de transport. Quand c'est l'état qui régale, il n'y a aucune gêne à avoir. Le garçon saisit l’occasion. Le jour J, avant son départ, en faisant sa valise, il s'aperçut qu'il avait oublié d’actualiser le calendrier. Il attrapa une plaquette en carton pendue sur le mur. Elle portait sur la bordure en haut à gauche d'une photographie de petite fille sur un poney. La date inscrite était celle de l'année courante en lettres rouges. Puis, il biffa à coups de stylo vert les quatre premières colonnes et par la suite les onze premiers saints de la cinquième colonne et arriver à celui du jour : Jules.
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Le chef cuisinier de la voiture-restaurant fit la connaissance de Georges. Celui-ci l’informa de l’objectif de son voyage et qu’il souhaitait devenir un agent SNCF[Société nationale des chemins de fer français]. Au cours du trajet, le chef demanda au garçon de pouvoir lui parler en particulier. Il avait une révélation extraordinaire à lui faire. Le jeune homme accepta avec empressement. Il sentit qu'il allait être confronté à une nouvelle d'une importance capitale. Au milieu de la cuisine, le gargotier roulant lui annonça fièrement :
— Cher futur collègue, puis-je vous appeler ainsi ? J'aimerais vous transmettre une information passionnante sur l'avenir du chemin de fer. Imaginez… une… innovation incroyable.
— Quelle innovation ?
— C’est en préparation, une révolution qui va transformer l'expérience des voyageurs. Êtes-vous prêt ? Il s'agit de la cuisson des frites à bord des trains ! Oui, vous avez bien entendu ! Les frites pourront fraîchement être cuites pendant le voyage ! N'est-ce pas fantastique ? En effet, l'humble pomme de terre est sur le point de devenir la star de votre futur employeur. Mais chut ! C'est encore un secret industriel, ne le répétez à personne. En recevant cette nouvelle, Georges s’élevait au rang des initiés et des privilégiés. Et dire que certains pensaient que l'avenir du chemin de fer passerait par la vitesse ou le confort...
Fort de cet avantage et animé par une confiance grandissante, il brilla lors de son entretien d'embauche. Il évoqua avec assurance le rôle prometteur de la pomme de terre dans le domaine ferroviaire. De la sorte, il fut engagé comme agent commercial de deuxième niveau. Cela sonnait comme une évidence ! Il fut affecté à la gare de Toulouse-Matabiau. En ce temps-là, les litiges au sein de l’entreprise étaient fréquents. Rares étaient les jours où un chantier ne signalait pas quelques incidents conflictuels. La SNCF était une armée mexicaine où les petits chefs et les agents se querellaient entre eux, le syndicat de la CGT faisait la guerre à la direction. Enfin, outre ces guerres intestines, il y avait des resquilleurs qui posaient des problèmes à tous. Les agents SNCF résistaient constamment aux resquilleurs, parfois même à leurs propres collègues ou à la direction, cependant aucun osait défier la CGT.
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Georges dépensa la moitié de son salaire le premier mois, achetant une vingtaine de boîtes de sardines, quelques bouteilles de Valstar[Bière], des vitamines pour ses rendez-vous avec Jessica, ainsi que des saucisses fraîches et un disque de trente-trois tours. Le reste fut consacré à la consommation de quelques dizaines de cigarettes aux fragrances légèrement sucrées et terreuses. Ces dernières, dont il ressentait le besoin pour trouver la force de se lever chaque matin et d'aller travailler, avaient un effet néfaste sur lui, le rendant apathique et nonchalant.
Derrière le comptoir feutré que l’on appelle communément une banque, le jeune homme s'affairait à sa tâche. Celle-ci consistait essentiellement à confectionner des titres de transport manuels pour les clients qui franchissaient la porte du bureau, cherchant à rejoindre des horizons lointains ou peut-être à fuir leurs désagréments quotidiens. Chaque billet était une pièce fragile, un pas vers la découverte de l'inconnu. Avec une précision méthodique, le jeune embauché inscrivait sur les souches les détails essentiels du voyage à venir : le trajet à parcourir, la classe choisie par le voyageur et le tarif correspondant, calculé méticuleusement à partir d'un barème tarifaire rigide. Chaque trait de plume était empreint de responsabilité, car sur ces morceaux de papier reposait le voyage et parfois même le destin des passagers.
La billetterie était un étrange théâtre composé de deux décalques. L'un était remis à l’usager, un précieux sésame pour sa prochaine aventure. L'autre, la souche, demeurait fidèlement parmi les registres de la compagnie ferroviaire, témoin muet de chaque départ et de chaque destination. Théoriquement, les deux sommes inscrites devaient parfaitement être identiques, reflétant la transparence et l'intégrité du processus. Mais, le nouvel embauché, avec sa nature avide et rusée, décida autrement. Il voyait dans cette transaction une opportunité, une brèche au sein de l'ordre établi.
De la sorte, d'une main habile, Georges inscrivait sur la souche un total dérisoire, presque imperceptible, tandis que sur le bon destiné au client, il écrivait un montant bien plus élevé, presque extravagant. Le voyageur, ignorant de cette supercherie, payait docilement le montant indiqué sur son titre, ignorant que la différence entre la somme figurant sur la souche et celle sur le billet enrichissait clandestinement la poche du jeune homme.
À l’intérieur de ce jeu d'ombre et de lumière, le garçon devint le maître jonglant avec les chiffres et les destinées des usagers pour assouvir sa propre ambition. Néanmoins, dans le non-dit de la nuit, lorsque les rails résonnaient de leurs histoires secrètes, il ne pouvait pas s'empêcher de ressentir une joie indicible d’arnaquer la société, dissimulée sous les plis de chaque titre de transport.
Son supérieur hiérarchique, un certain Gras, prenait un malin plaisir à espionner les agents. Rapidement, il remarqua les manœuvres frauduleuses du jeune employé. Ce petit chef, sans gloire et sans envergure, était une vieille bique à trois étoiles qu’il avait gagnées péniblement en trente ans de dénonciations. Il n'appréciait pas Georges et ne cachait pas son irascibilité lors de leurs rencontres. Il le dénonça donc sans avoir de preuve tangible des malversations, le conduisant à comparaître devant un conseil de discipline. Après avoir fait appel au syndicaliste de la CGT pour le défendre, le jeune homme attendait avec inquiétude le moment où il pourrait présenter sa version des faits. Il fut convoqué au local syndical où il n’y avait personne. Le délégué était chez lui, au fond de sa cuisine, en train de faire griller des merguez en compagnie d’amis. On lui téléphona. Le représentant du personnel demanda :
— Est-il déjà là ? Oui ? Attendez-moi, je viens tout de suite. Je pense me pointer dans un quart d’heure.
Il arriva une heure plus tard. Il commença par compulser le dossier. Il saisit un classeur sur la table. Au cœur du local, cela empestait la saucisse grillée de mauvaise qualité.
— Bonjour, vous êtes accusé de malversation, dit le délégué, le saviez-vous ?
— Bonjour. Non ! Est-ce grave ?
— Malheureusement, oui.
— Ouh !
— Je vais vous poser quelques questions sur vous. D'accord ? Je suis ici pour votre défense, ayez confiance.
— Je vous écoute.
— Êtes-vous, une fois, arrivé en retard à votre travail ?
— Non !
— Êtes-vous déjà parti plus tôt que ce que prévoit votre fiche de poste ?
— Non !
— Buvez-vous de l'alcool ?
— Jamais, à la gare.
— Consommez-vous de la drogue ?
— Vous plaisantez, j'espère ?
— Vous êtes-vous battu avec un collègue ?
— Vous voulez dire… pendant les heures de travail ?
— Oui.
— Non, jamais durant… mais parfois avant et même après.
— D'accord, bien sûr. Je vois à qui j'ai affaire. Vous êtes un dur en qui on peut avoir confiance.
— Heu, couci-couça, monsieur le délégué. Puis-je vous poser une question ?
— Oui, bien entendu, rétorqua l'amateur de merguez.
— Est-ce que la falsification de billet peut être considérée comme une faute lourde et valoir un licenciement ?
— Oui, bien sûr. Toutefois, la direction doit avoir des preuves irréfutables. Est-ce le cas ?
— Non, certainement ! Puisque je suis innocent.
— Alors, vous n'avez rien à craindre. Admettons, c’est une supposition, bien entendu, que vous soyez l’auteur d’une telle malversation. Dénonceriez-vous vos complices éventuels ?
— Il n'est pas question que je dénonce qui que ce soit. Je ne suis pas une balance.
Le délégué fit une moue approbative.
— Vous souhaitez savoir si je suis coupable ? demanda Georges.
— Non ! Je crois le deviner. Néanmoins, je vois que vous êtes une personne de… confiance ! Pour ma part, peu importe que vous ayez trafiqué la billetterie. Peu importe. Je vous défendrai. Pas de preuve, vous êtes un solide, votre situation ne pose pas un problème de conscience, croyez-moi, je me charge de votre cas.
L’amateur de barbecue fit un rictus et hocha de la tête. La salle ne sentait plus la merguez, le délégué retournait à sa cuisine. En s’éloignant, il cria :
— Si vous avez besoin de moi, appelez le secrétariat. Et venez adhérer à la CGT parce qu’on a besoin de gars sûrs comme vous.
Le jeune homme sourit. Il sentait son entreprise mieux engagée.
*
Dans le bureau de la direction transformé en salle de conseil de discipline, il y avait deux zones. Celle de Georges et de son avocat, l’amateur de barbecue et celle du procureur représenté par le directeur régional accompagné de deux assesseurs et de monsieur Gras, l’accusateur aux trois étoiles. Celui-ci embraya tout de go. Il lut, sur un petit bout de papier, un réquisitoire accusant le jeune agent de malversation en le liant à des comparses probables. Puis, le délégué prit la parole en second, cependant il savait par où commencer son plaidoyer.
— Le litige que nous traitons est limpide ! Si la SNCF avait eu des preuves tangibles des malversations, elle aurait déjà licencié cet agent depuis longtemps. Elle ne l'a pas fait ! Si l’entreprise souhaitait avoir le nom des comparses éventuels, elle n'en aurait pas, car il n'y a pas de comparses et qu'il n'y a pas d'affaire. Cet agent est blanc comme neige. Aucun retard… aucune maladie… rien à lui reprocher, ce monsieur est exemplaire.
La direction se retira dans une pièce voisine. Le silence de la salle de conseil de discipline oppressait. Il était interrompu par le bruit du haut-parleur qui annonçait l’arrivée des trains dans la gare jouxtant les locaux. Chaque seconde qui passait semblait s'étirer à l'infini, amplifiant l’angoisse de Georges. Il s'installa sur une chaise, ses mains moites serrant les accoudoirs. Il sentait son cœur battre à tout rompre, comme s'il allait éclater de sa poitrine. Ses pensées tourbillonnaient, se heurtant les unes aux autres dans un chaos désespéré.
— Et si c'était la fin ? Et si je perdais mon emploi ?
Il jeta un coup d'œil furtif à son avocat, qui feuilletait distraitement des documents, l'air impassible. Le jeune homme se mordit la lèvre, essayant de contenir la panique qui montait en lui. Il se leva et fit les cent pas, le bruit résonnant sur le sol carrelé. Chaque minute qui s'écoulait sans nouvelle du jury se révélait une torture. Finalement, après ce qui lui parut une éternité, la porte s'ouvrit lentement. Le directeur revint et prit rapidement la parole. Cela fut expéditif.
— Suite à l'accusation du chef, monsieur Gras, j'ai consulté le dossier. Je me suis fait un avis et je suis arrivé à une conclusion rapide.
Il regarda le garçon. Celui-ci crut qu'il était perdu et condamné. Il frémit et serra de nouveau les lèvres. Se croyant licencié, il attendait la sentence fatale. Il se sentait au fond d'un trou. Socialement, sa vie basculait.
— Je suis prêt, bredouilla-t-il en baissant la tête.
— Je ne m'adresserai pas à vous, monsieur Georges Roche, mais à votre supérieur hiérarchique, monsieur Gras.— Il se tourna très en colère vers lui.— Votre attitude et vos accusations sont injustes. C’est du harcèlement. Je vous mute d'office dans un autre service. Vous avez accusé cet agent sans aucune preuve.
— Oui, monsieur, répondit penaud et décontenancé le galonné aux trois étoiles.
— En conséquence je note ce jeune homme au grade supérieur. Je considère donc le dossier comme classé définitivement. Messieurs, le conseil de discipline est terminé, merci à tous.
C'est à partir de ce moment-là que le garçon devint un adhérent convaincu et fervent de la CGT. Quant au petit chef, il eut un enterrement de première classe.
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