Chapitre 25 - Nuit de Terreur en Catalogne
Georges Roche, avec les salaires de ses deux premières années à la SNCF, décida d'acquérir une automobile. Il choisit une vieille Triumph Spitfire. Elle arborait un carénage bleu pétrole sombre et lourd, typique des voitures anglaises de l'époque. Sous son capot, elle abritait un six cylindres en ligne, souvenir lointain de jeunesse, de puissance et de performance. Cependant, malgré son charme indéniable, la carrosserie et le moteur portaient les stigmates du temps. La crémaillère de la portière gauche était défaillante depuis longtemps, ce qui empêchait la vitre du conducteur de descendre.
*
Après avoir minutieusement examiné son achat récent, le jeune homme commença d’envisager les possibilités infinies que procurait cette automobile. C’est alors qu'il caressait la carrosserie élégante de la vieille Anglaise, une idée soudaine traversa son esprit.
— Pourquoi ne pas utiliser cet outil afin de devenir un être libre et tenter l’aventure en direction des espaces lointains ?
Malheureusement, il n’en possédait pas les moyens financiers. Cependant, quelques mois plus tard, le garçon se retrouva avec une entrée d'argent inattendue dans sa poche. Après avoir vendu quelques objets de famille, une opportunité se présentait à lui. Rien de précis ne se dessinait, sauf que l'air frais et le ciel chargé de nuages semblaient murmurer des promesses d'aventure. Et ainsi, animé par une impulsion irrésistible, il prit la décision de se lancer dans un voyage vers l'inconnu, à la rencontre de la Catalogne espagnole, guidé par les récits enchanteurs de son grand-père. Il était temps pour lui de découvrir la terre de ses ancêtres. D'autant que se rendre dans ce pays permettait, grâce au change monétaire, d'y résider sans dépenser beaucoup d'argent. L'Espagne franquiste était endettée jusqu'à la moelle et avait besoin de devises étrangères. Autant dire que le touriste était apprécié.
On quittait la France pour la première fois. Alors, on pensait avec réalisme que le voyage serait long et fatigant. D'abord, on relierait Ramonville-Saint-Agne par la départementale. Ensuite, on emprunterait un tronçon d'autoroute nouvellement créé sur le parcours jusqu'à Capendu. Là, on reprendrait la nationale en vue de Narbonne. On s'arrêterait une petite heure dans le but de se restaurer. Enfin, on bifurquerait au sud afin d’atteindre Perpignan et rejoindre la frontière franco-espagnole. On calcula une distance approximative de quelque deux cent cinquante kilomètres avec une durée de cinq à six heures en comptant les pauses cigarette. Sur l’itinéraire, le jeune homme rencontra une station-service Total ouverte à la sortie de Toulouse. Il s’arrêta. Il sortit de l’automobile et comme il faisait froid, ses mains se gelèrent. Quel ne fut pas son étonnement de voir qu’il n’y avait aucune présence humaine. C'était la première fois de sa vie qu'il voyait un tel appareil. Il en fut surpris. On payait l’essence avec des billets de dix francs après avoir choisi le carburant à l'aide d'un bouton spécifique. Utiliser cette machine lui fut difficile. Malgré tout, cela fait, la Triumph ballotta jusqu’à Argelès-sur-Mer. La caisse traîna sur la route en crachant des vapeurs d'essence. C’est en traversant la Massane qu'il s'aperçut qu'il quittait le Midi afin de pénétrer vraiment au sein d’un pays de montagne. À Figueras, le garçon choisit de s’installer à l'hôtel Bodega Apolo, rue de la Pujada Castel, qui se cachait à l’intérieur d’une zone oubliée à l’écart de la ville. Hélas, aucune réfection du bâtiment n'avait été effectuée depuis au moins une cinquantaine d'années. La plupart des murs extérieurs étaient d’un état de décrépitude avancée. Les personnages qui erraient là devaient être morts pour le régime franquiste. À l’entrée, le réceptionniste dit au jeune homme :
— « Buenas noches, señor », bonsoir monsieur.
C’était en fait le patron de l’établissement.
— Bonsoir, j'aimerais réserver une nuit.
— D'accord, « señor ». Avez-vous des bagages ?
— Oui, j’en ai trois en tout, les voici.
— Merci. Pourriez-vous remplir ce formulaire, « por favor » ?
— « Gracias, señor ». Paierez-vous en pesetas ?
— Oui, bien entendu.
— Nous acceptons aussi les francs, vous savez. Très bien, monsieur Roche. Ce sera la chambre cent treize au premier étage.
Georges a ensuite rejoint l’appartement, a allumé la radio et a fumé plusieurs cigarettes. Il s’est assis à un petit guéridon brinquebalant, la lumière d’un néon mural éclairait son pâle visage par intermittence. Bien qu’il fût à l’extérieur, il faisait un bruit d’enfer. Pour pallier le problème, le garçon chercha désespérément un rideau de fenêtre. Il n’y en avait pas.
— Je vais passer une nuit blanche, pensa-t-il.
Pendant ce temps, au-dessous, le directeur cria :
— Carlos, 19 heures. Vite, vite, dépêche-toi de nettoyer le canapé rouge.
— Oui, je m’y emploie, chef, je m’y emploie.
— Cependant, j'aimerais te montrer des prospectus que j'ai fait imprimer en espagnol et en anglais.
L’adjoint s’arrêta de frotter et s’approcha. L'hôtelier lui tendit un dépliant. Il lui dit :
— Tu peux lire cela, je souhaiterais savoir ce que tu en penses.
— Je ne peux pas le faire ! Il est en anglais et je ne comprends rien à cette langue.
Le directeur reprit le document et lui en tendit un autre et dit :
— En voici un en espagnol.
Carlos posa sa brosse et se mit à lire avec beaucoup d'attention. Ignorant que dire, il se tira de la situation par un.
— C'est tout à fait correct, chef, je valide.
— Merci.
— De rien. Je m'occuperai, moi-même, de les distribuer sur la place centrale de Figueras.
— Où sont les filles Carmen, Johanna, Alfonsa ?
— Elles se préparent à l'étage.
— Je pense que le Français, arrivé tantôt, est un client potentiel pour une de nos trois pensionnaires. Est-ce que tu l'as vu ? demanda le directeur.
— Celui qui vient d'arriver ?
— Bien oui, bien sûr, il n'y en a pas d'autres ici pour l'heure.
— Non, je ne l'ai pas aperçu ! J’ai juste croisé le représentant de commerce russe qui est à l’hôtel depuis une semaine. Il revenait de Cadaquès. Il ressemble à quoi le Français ? À Charles de Gaulle ?
Il écarta les bras et déambula au fond de la pièce tel un singe en ricanant et en criant avec l'accent catalan si caractéristique.
— Je vous ai compris ! Je vous ai compris !
Le directeur ne trouva pas cela drôle et lui fit remarquer qu'il ne devait pas faire de caricature de ce grand homme. L’autre se contenta de hausser les épaules.
— Et vous, que pensez-vous de ce client, chef ?
— Je ne t'en dirai pas du mal, car je n'aime pas médire sur la clientèle, sauf que c'est un jeune tout maigre, très pâle, aux cheveux longs et sales. Une sorte de hippie.
Le patron cracha au sol de dégoût. L'adjoint fit semblant de ne pas le remarquer. Il esquissa une moue et hésita un moment à parler. Il était sur le point de confesser quelque chose. Il se lança :
— Je n’ai pas fini de nettoyer toutes les taches de ce fichu canapé rouge.
— Est-ce que cela te prendra beaucoup de temps ?
— Oui, je le pense. Encore du liquide séminal qui ne s'enlève pas au chiffon. Les filles pourraient faire attention, « Madre de Dios ». Il y en a une qui a dû avoir un problème technique, c'est certain. Il y a eu une fuite et la tache ne part pas !
Cette remarque fit rire un travesti railleur qui venait d’entrer dans la salle, poussant un petit gloussement, tel un petit cri de paon. Son attitude parut susciter une réaction chez l'adjoint.
— Tu n'as pas honte de te moquer de moi, Alfonsa ? demanda-t-il d'un ton sévère.
Se plaçant devant le jeune homme, il le fixa un moment de haut en bas. Puis, visiblement irrité, il lui infligea deux gifles magistrales sur les joues. Ensuite, il revint au canapé qu’il continua de plus belle à brosser avec vigueur en fronçant les sourcils, comme s'il avait peur d'oublier une souillure, même la plus insignifiante.
C’est à ce moment-là que Georges entra à son tour. Il passa devant un grand miroir et se trouva très pâle. Le jeune travesti s'approcha de lui en faisant cliqueter ses talons hauts sur le carrelage.
— « Hola », comment vas-tu ? demanda-t-il dans un français correct. Son haleine suave flottait sur ses narines.
— Bonsoir, je vais bien, merci.
Alfonsa était un petit Catalan, expérimenté en amour, qui avait peroxydé ses cheveux en un blond vaporeux. Il ressemblait à l’actrice Marilyn Monroe et était très attirant sous son fond de teint rose. Depuis trois ans, il était passé des bas-fonds du Barrio Chino de Barcelone aux lupanars huppés de Paris. Là, il avait appris la langue de Molière qu'il parlait correctement. Tel qu'il était, dans sa mini-jupe trop courte, il faisait les délices des vieux Anglais qui résidaient à l'hôtel Bodega Apolo.
Mais, pour l'heure, Alfonsa effleurait le mollet du Français. Celui-ci finit la journée avec l'éphèbe catalan à l’étage du dessus. Pour lui, ce ne fut pas comme il avait prévu, une nuit blanche, mais en technicolor.
Le lendemain, l’activité nocturne lui ayant donné faim, Georges devait reprendre des forces. Il déjeuna d’une mauvaise façon. Il fut impressionné par le commis qu'il trouva aussi expressif qu'une bûche. Il n'osa pas se faire expliquer le menu et commanda donc au hasard. À la télévision, un journaliste à la mine attristée commentait l'affaire du jour. Un représentant de commerce russe qui parlait un espagnol excellent et un français acceptable informa le jeune homme de l'attentat advenu le matin même à Madrid. Une bombe avait éclaté en tuant le bras droit de Franco, un certain Luis Carrero Blanco. L’explosion avait projeté sa voiture à vingt mètres au milieu du ciel, la faisant atterrir sur la terrasse du deuxième étage d’un couvent.
Pour Georges, l'affaire ne se présentait pas bien. Cela ne sentait pas bon. Dans les territoires sous le joug des régimes fascistes, lorsque des actes d'assassinat visent des figures politiques, les forces de l'ordre se muent en une entité d'une férocité redoutable. De plus, l'assurance de la Triumph n'était pas à jour. Il craignit que l'événement madrilène ne provoquât des contrôles routiers tatillons. Cela entraînerait, par conséquent, des amendes dans le meilleur des cas et des ennuis dans le pire.
Il se dit :
— La Guardia Civil ne plaisante pas ici. Certes, la police est nécessaire, néanmoins, je ne l’aime pas. On envoie les gens en prison rapidement. Si elle m'attrapait, peut-être me couperait-elle la tête.
En Espagne, les méthodes policières expéditives rendaient les touristes vertueux. Il décida donc de revenir promptement en France et de nuit afin de ne pas attirer l'attention. Par précaution, il choisit de passer par la chaîne centrale pyrénéenne en empruntant l’itinéraire Figueras, Besalú, Castellfollit de la Roca. Puis, il rejoindrait Le Boulou par la D115. Ce serait plus long. Cependant, il y aurait moins de risque de mauvaise rencontre avec la police. Enfin, c'est ce qu'il croyait et le reste du récit va nous prouver le contraire. Le jour s'écoula, et le soir vint doucement, pourtant il vint tout de même. La cloche de l'église Sant Pere résonna au cœur de l'univers anémique catalan. Georges quitta Figueras en douce. À la sortie de la ville, il accéléra la Triumph qui se cabra légèrement malgré le poids du moteur à l'avant. Il traversa la Muga en augmentant sereinement sa vitesse. Malgré le stress, le jeune homme sifflotait. Il mit négligemment à l’intérieur du magnétocassette, une bande magnétique du groupe américain Alice Cooper intitulée « I Love the Dead », appuyant sur le bouton de lecture avec un soupir de plaisir.
« I love the death before they're cold
Their blueing flesh for me to hold
Cadaver eyes upon me see. Nothing
I love the dead before they rise
No farwells, no goodbyes
I love the dead. »
*
Derrière le virage, deux policiers en uniforme de la Guardia Civil apparurent soudain. Malgré le froid mordant de cette nuit de décembre, le sergent adressa un salut au conducteur du bus qui venait de le déposer. Il claqua des talons avec une élégance teintée de respect. Une légère brise glaciale lui caressa le dos alors que le véhicule de la compagnie s'éloignait, laissant Jimenez et le garde Moscovo seuls dans la quiétude des ténèbres.
— Il fait un froid de canard, s'exclama le sergent pour causer et se réchauffer.
Julio Jimenez était un officier de cinquante-sept ans promu dans la police pour ses mérites. La raison du statut social des parents n’en avait pas été la cause. Certes, si cela avait été le cas, cela ne lui aurait pas nui. La lumière des torches éclairait l’ombre et luisait sur leurs bicornes.
— On se gèle, reprit le sergent. Lorsque j'étais dans le mouvement de la jeunesse, on nous faisait descendre au milieu de la cour de la caserne en sous-vêtements à quatre heures du matin en plein hiver. Mais cela, c’était avant, quand j’étais jeune. Maintenant que je suis vieux, je suis devenu frileux. Quand je pense que c'est de la faute à ces salopards de terroristes que je suis sur cette route en pleine nuit, en décembre et à près de soixante ans. Luis Carrero Blanco était un politique de haute volée. Les Rouges qui ont fait le coup méritent la mort. À cause de ces communistes de malheur, nous voilà perdus en pleine montagne au fin fond d’un trou perdu à contrôler des voitures… Cependant, on n'en contrôlera aucune. Les terroristes sont tous au chaud, eux ! Nous, nous allons attraper une fluxion de poitrine.
— Installe-t-on la herse ? fit celui qui s'appelait Moscovo.
— Je pense que c'est inutile, garde. Nous ne verrons personne. Avez-vous la photographie de l’homme que nous recherchons ?
— Oui chef, j'ai une dizaine de suspects en portraits-robots à l’intérieur de ce document.
Le garde tendit une chemise marron en carton mâché à son supérieur. Il respirait vite et fort en produisant des bruits étranges avec sa bouche du fait du froid ambiant.
— Bien, bien, garde. D'où venez-vous ? demanda le dénommé Jimenez.
— De Madrid.
Sa lampe éclaira alors son visage. Elle révéla un ravissant garçon bien plus jeune que l’autre, avec de beaux yeux bleus.
— Et vous, sergent ?
Il a répété :
— Et vous, sergent ?
— De Majorque. Ma mère y habite toujours, elle a quatre-vingt-trois ans.
Puis, il conta qu'il avait fait la guerre dans la phalange et avait terminé bourreau à la prison de Barcelone. Là, il avait prié chaque jour pour la santé du caudillo, afin qu'il conservât le bonheur de l'Espagne et l'extermination des anarchistes. On lui avait délégué cette mission. Il s'en vantait et cela faisait sa fierté.
— Cela permettait de libérer des places, disait-il en riant.— Cela le rendait à jamais immonde et immortel, comme l'est la cruauté. Il ajouta avec un sourire —. Des cocos, j'en ai garrotté et j'en ai tué un maximum. À tour de bras.
— Ah ? Bon ? dit Moscovo du bout des lèvres.
Il faisait partie d'une génération que les atrocités de la Guerre civile rebutaient. N’ayant pas envie d’entendre son supérieur ajouter de l'horreur à l'horreur, il se tut. Le sergent reprit :
— Les gens confondent souvent pendaison et strangulation. La strangulation était un art que j'ai pratiqué en maestro. Je mettais une lanière en cuir autour du cou que je serrais avec une manivelle. Je serrais et je resserrais l’encolure, avec la précision d'un chef d'orchestre dirigeant chaque note.— Jimenez se mit à rire grassement.— J'ai garrotté une fois un nain hideux qui a craché ses yeux globuleux à la face de l'aumônier qui venait absoudre ses péchés. Vous savez, Moscovo, l'idéal dans la torture est d'être toujours du bon côté de la manivelle.
Il termina par un « Arriba España » et tout le tintouin. Soudain, voilà que tout à coup, au plus profond de l'obscurité, les deux gardes aperçurent des phares en contrebas de deux virages. Ils éteignirent leurs torches. Il y eut alors un trou noir. Moscovo leva son Mauser et cria.
— Halte-là !
C'est étrange et excessivement rare, que certains policiers ont à faire des phrases trop longues du genre :
— Bonjour, je souhaiterais que vous ouvrissiez votre portière, s'il vous plaît, merci !
Le sergent n’était pas de ceux-là. Il était plus concis dans ses injonctions, il ajouta sur un ton identique.
— Un mètre de plus et je tire. Baissez votre vitre. Vite.
La Triumph s'immobilisa et, par réflexe, Georges éteignit le magnéto K7. Bien que le véhicule fût immobile, le garçon ne descendit pas, comme s'il se fût attendu à être fusillé net à la sortie. Il était paniqué et en état de choc. Il lança une prière rapide du genre :
— Seigneur, si je me sors de ce merdier vivant, je jure que je ne fumerai plus de ma vie.
Enfin un machin comme cela. Toutefois, ce que je sais, c'est qu'il n'a pas tenu sa parole longtemps. Prisonnier à l’intérieur de son habitacle, il fit de grands gestes, des moulinets pour expliquer qu'il ne pouvait pas ouvrir la vitre. De son côté, Moscovo faisait les mêmes, mais à l'envers afin d’indiquer qu'il le fallait absolument. On aurait dit un spectacle de sourds-muets. Les mains du Français tremblaient de peur.
— Bon sang, je ne veux pas mourir, pensa-t-il.
D’abord, il songea qu'il devrait se mettre à genoux et supplier. Mais, il préféra ouvrir la portière et glisser un timide :
— Bonsoir.
— C’est un Français. Parlez-vous français, chef ? demanda Moscovo.
— Oui, répondit Jimenez.
Il s’adressa à Georges.
— Descends de la voiture, mais lentement, très lentement, les mains sur le capot.
Le conducteur sentit la douleur fraîche du canon du Mauser sur la tempe et les odeurs d'aisselles du garde à hauteur du nez. Cela empestait le bouc froid.
— Qui es-tu ? demanda le sergent.
— Je suis Georges Roche. Je suis un touriste ! Je rentre en France.
Il songea :
Dois-je me jeter à ses genoux maintenant. Non ! Il croirait à un geste de rébellion et il me tirerait dessus tel un canard.
L’homme au fusil demanda :
— D'où viens-tu ?
— Figueras… Figueras.
— As-tu entendu parler de l'attentat qui a tué le chef du gouvernement espagnol ce matin à Madrid ?
— Non, en quoi suis-je concerné ? Que me voulez-vous ? Je n'étais pas à Madrid, mais à Figueras.
— Attends une minute. Que faisais-tu là-bas ?
— « Vacaciones, vacaciones ».
Le conducteur avait la déférence et l'humilité, que tout uniforme de la soldatesque fasciste inspire à onze heures du soir sur une route sombre et perdue.
— Es-tu un touriste ? Donne-moi tes papiers, exigea le sergent.
Georges se tourna, présenta son portefeuille et remit les mains sur le capot de la Triumph. Jimenez posa son arme à terre, prit la chemise marron en carton mâché et sortit l’ensemble des documents qu’il inspecta minutieusement. Puis, il prit une pile de photographies de format A4. Chaque feuille représentait des visages de terroristes. Il fit retourner le Français. Il commença à sortir les portraits-robots. Visiblement, le militaire essayait d'établir un lien manifeste entre le portrait qu'il avait dans la main gauche et le personnage vivant qu'il avait face à lui. Une fois qu’il avait utilisé une feuille, il la laissait tomber sur le sol. Toutes, sauf une qui s’envola et entra à l’intérieur de l'habitacle de l’automobile, sans que le garde ne s’en rendît compte. Pendant la durée du contrôle, l'agent Moscovo, l'œil aux aguets, était à l'écoute. Jimenez réfléchit quelques instants. Aucun des clichés ne correspondait au visage devant lui. Alors, après avoir donné les portraits-robots à son inférieur hiérarchique, il s’adressa au jeune homme en utilisant le vouvoiement pour la première fois.
— C'est bon ! Vous pouvez repartir maintenant, aucun des sales anarchistes ne vous ressemble. Vous pouvez y aller, cependant dépêchez-vous avant que je ne change d'avis au sujet de votre assurance. Elle n’est pas en règle, vous avez encore de la chance. En temps normal, c'était la conduite immédiate au commissariat. Allez, ouste ! « Vayan, váyanse ! »
— Oh ! Merci monsieur l’agent ! rétorqua Georges.
Il ne se le fit pas dire deux fois. Il posa ses mains moites et tremblantes sur le volant Mona Lisa. Mettant à profit un talent rare, il lança sa Triumph plus vite qu'un coup de feu. La voiture bondit, avant même que la portière fût fermée, dans un grand fracas de pneus et de poussière.
Après avoir conduit toute la nuit, le Français arriva enfin à Toulouse. Épuisé, il dormit toute une journée telle une bûche. Toutefois, son sommeil fut hanté par des images troublantes : des pelotons d'exécution, des Mausers, des policiers, mais pas d'Alfonsa. Le matin du troisième jour, un lundi radieux, lorsque Georges prit le volant de sa Triumph, la lumière révéla quelque chose d’extraordinaire. Il découvrit le portrait d'un suspect qui avait échappé aux mains de la Guardia Civil à l’intérieur de l’obscurité de la froide nuit catalane. Il était caché au pied du siège passager. Au premier regard, le jeune homme reconnut le personnage du portrait-robot. Il sursauta, releva la tête et ses traits maigres furent éclairés par le soleil éclatant. Sur le document, une figure familière : une cicatrice prononcée sur la joue droite, une chevelure jadis brune désormais parsemée de cheveux blancs ! Oui, il en était certain ! Le regard mélancolique et sombre. Les grands yeux fixés sur l'objectif ! Son énorme balafre ! Sur la photographie en noir et blanc, là ! Le garçon l’identifia immédiatement. Il n'y avait aucun doute. Le terroriste recherché par la Guardia Civil n'était autre que Pablo, l'anarchiste rencontré treize ans auparavant chez son grand-père. Georges se rappelait parfaitement. Son nez en forme de décaèdre et son visage buriné, des traits qui vous marquent à jamais, surtout lorsqu'on a dix ans.
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