Chapitre 26 - Toujours Debout

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Alain se tenait près de la grande baie vitrée qui était barrée par le nom du café en lettres capitales. Il regardait la place du Capitole. Un courant d’air apportait un effluve, entêtant et subtil, de fleurs séchées. Les vapeurs des produits illicites patrouillaient dans l'atmosphère, créant une ambiance onirique. Les conversations autour s’animaient, les rires pleuvaient.

Georges avait insisté pour qu’ils se retrouvent ce matin-là. Il disait avoir quelque chose d’important à lui raconter, une histoire qu’il ne pouvait partager qu’avec lui.

Alain ouvrit La Dépêche le papier craquant légèrement entre ses doigts. Son regard se perdit en mots imprimés. Le jeune homme se plongea dans la lecture du journal, laissant son esprit vagabonder au travers des lignes dactylographiées. Il tomba sur un fait divers qui lui parut baroque. Il sourit en lisant une anecdote improbable : un chauffeur de taxi s’était présenté à vélo, rayé comme une zèbre. Le genre d’histoire que même les policiers auraient du mal à gober. Puis, celui-ci posa La Dépêche sur la table et alluma une clope.

Il fut intrigué par un blond androgyne, doté de lunettes noires sur le nez, accompagné de deux autres personnes qui s’assirent trois tables plus loin. Manifestement, le trans avait abusé des produits interdits par la législation. Alain songea :

Je le connais, ce mec. J’ai dû le croiser dans une boîte de nuit, peut-être au Shanghai ou à l’Abreuvoir. Ses traits me semblent familiers, mais c’est dans ces lieux enfumés, que les visages se perdent cachés derrière l'ombre des néons. On se regarde sans vraiment se voir. Les identités se mêlent et se confondent. Ces endroits sont comme des cavernes où l'on se cache pour mieux se retrouver. Ce type c’est le genre de personnage qu'on croise parmi la faune des milieux branchés et huppés. C’est un mélange de mystère et d’excentricité.

Le garçon aux lunettes noires rejoignit deux amis très laids et massifs attablés à côté. Il tanguait sur le sol telle une chaloupe catalane entrant dans le port de Cadaquès. Alain inspecta le trio, se demandant quelles histoires se cachaient derrière ces visages teintés de sensualité et de stupre. Il pensa :

— C’est suspect. Cela doit être trois homosexuels. Au lit, ils forment un sandwich et c'est le blondinet qui sert de jambon-beurre.

C’est alors que Georges entra dans le Bibent et se dirigea vers son camarade. Il savait que le récit qu’il avait à lui faire le surprendrait. Son envie consistait à transformer ses questionnements sur sa nouvelle expérience sexuelle en paroles. Rien de mieux que de la partager ses émois avec une personne qu’une vieille amitié liait depuis l'enfance. Elle avait survécu à l'épreuve du temps, elle survivrait à celle des confidences. Se confier à un proche peut-être une grande aide. Alors qu’il traversait la salle du café, il sentit une légère boule se former dans son estomac. Il avait souvent partagé ses pensées avec son copain, mais jamais une révélation aussi intime. Que dirait son vieil ami ? Rirait-il, gêné, pour masquer son incompréhension ? Ou alors, pire encore, le jugerait-il en silence ? Ces pensées tourbillonnaient dans son esprit.

— Alain m’a toujours écouté, se disait-il. Il saura m’écouter aujourd’hui encore.

Inspirant profondément, il accéléra le pas, décidé à briser le poids de son secret.

Une fois qu’il fut installé à la table couverte d’une nappe bordée de rouge, la conversation s’engagea. Georges posa ses bras maigres sur le plateau en Corian.

— Dis-moi, te souviens-tu de notre discussion de trouver un lieu idéal pour vivre ? Ce coin où l’on pourrait t’enrouler dans un vieux plaid anglais et écouter un disque de Jimi Hendrix le reste de nos jours. Cela, sans jamais bouger tel un prisonnier d’une cellule de prison paradisiaque ?

L’interlocuteur acquiesça, se remémorant les longues heures passées à débattre de sujets divers et souvent farfelus.

Georges reprit alors :

— Eh bien, je crois que je l’ai trouvé. Figueras... Je suis sûr que même les chats là-bas sont tranquilles. J'y ai réalisé quelque chose de particulier lors de mon voyage.

Alain le regarda, intrigué. Il dit alors, en se mettant à rire :

— Figueras, hein ? Tu es tombé sous le charme des restaurants locaux ? Parce que, tu sais, chaque ville a sa spécialité... mais toi, tu es plutôt du genre à t'attacher à une pierre tombale dans un vieux cimetière si ça te permet de trouver la paix. Ce doit être une nouvelle tocade, non ?

— Je t’assure je n’ai pas succombé à un coup de foudre gastronomique. C’était plus que cela… Un peu comme quand tu m’as fait découvrir ce café où les croissants sont aussi durs que des briques ? On y retourne toujours, pourtant, n'est-ce pas ? Mais, il y a autre chose…

Alain écoutait attentivement, comprenant que son ami était sur le point de lui révéler un secret. Celui-ci lui raconta en détail son voyage. Il commença par la fin, c’est-à-dire le contrôle routier en pleine nuit fait par la Guardia Civil. Puis, il continua avec un ton lyrique :

— En Espagne, je me sens chez moi, au cœur de mon pays, bien que je n'aie jamais habité là-bas. Les rues, les gens, l'atmosphère... l’ensemble résonne en moi d'une manière que je ne peux pas expliquer.

— C'est fascinant, murmura son interlocuteur, captivé par le récit.

— Mais surtout, j’y ai fait une rencontre qui a changé ma vie. Un travesti.

— Quoi ? Ce n’est pas vrai ? Un travesti ? Tu as couché avec un homme ? demanda son ami d’un ton curieux.

— Oui.

— Comment était-ce ?

— Très différent de tout ce que je n’avais jamais connu avant. Ce n'était pas ce à quoi je m'attendais, mais ce fut... incroyable.

Alain posa une main sur l'épaule de son copain.

— Tu fais partie de la jaquette comme ces trois-là.

Il désigna l’individu aux traits ambigus et les deux amis attablés à côté d’eux.

Mais sa voix laissait apparaître de l’incompréhension, il ajouta :

— Je préfère ne pas avoir de détails. Cependant, c’est gentil de t’être confié à moi.

— Cela restera entre nous, n’est-ce pas ?

— Je serai muet comme une tombe, promis.

— Merci et pas un mot à Jessica.

— Pas de problème. C'est une belle anecdote, mon poteau. Il semble que tu aies trouvé quelque chose de spécial, qui a révélé une partie de ta personnalité.

Georges acquiesça, un sourire flottant sur ses lèvres, il ajouta :

— Oui, maintenant, je suis à voile et à vapeur, comme on dit.

— Tu vas piloter tes aventures amoureuses au vent et au moteur.

Après avoir échangé ces réflexions, résonnèrent les notes envoûtantes de « Dream On »[Dream On, Aerosmith-1973] d'Aerosmith.

« Sing for the years,

Sing for the laughter,

Sing for the tears

Sing with me, just for today

Maybe tomorrow, the good Lord will take you away

Dream on, dream on, dream on, dream until your dream come true

Dream on, dream on, dream on, dream until your dream come true. »

Pendant que Georges racontait son expérience à Figueras, une agitation inhabituelle commença à se faire sentir dans le bar. Le serveur jetait des regards nerveux vers la porte. Un homme près du comptoir semblait scruter la salle avec une insistance troublante. Georges baissa la voix.

Soudain, un coup de sifflet strident brisa l’ambiance feutrée. Quatre hommes en civil pénétrèrent dans le Bibent, cartes professionnelles en main. L’un d’eux, le regard dur, cria :

— Que personne ne bouge ! Contrôle d’identité !

Les conversations cessèrent instantanément. Les clients, figés, échangeaient des regards angoissés. L’androgyne, nonchalant, fredonna un air de musique, provoquant un murmure inquiet parmi les habitués. Georges sentit une bouffée d’adrénaline monter en lui. Il était en train de revivre sa mésaventure dans les Pyrénées catalanes. Il lança un coup d’œil à Alain, qui évitait de croiser le regard des policiers.

Celui-ci lui dit :

— Décidément tu attires les emmerdes avec les flics comme le miel attire les mouches.

L’un des agents se dirigea vers le blond.

— Monsieur, vos papiers, s’il vous plaît.

— Je n’ai rien à vous montrer, répondit-il avec un sourire suffisant.

Georges, influencé par sa propre expérience à Figueras, décida de défendre le garçon, montrant son empathie ou sa transformation intérieure :

— Non, monsieur l’agent, il n’a rien fait. Ce n’est pas parce qu’il est différent qu’il mérite qu’on le traite ainsi.

Alain regarda son ami admiratif, il admirait son courage. Le barman, visiblement embarrassé, s’approcha pour murmurer quelque chose à l’oreille du policier.

— C’est bien le fils du maire.

L’inspecteur fixa un instant le garçon, cherchant à évaluer la situation. Son instinct lui criait qu’il devait intervenir, mais son esprit calculateur s’emballa. Il connaissait les ramifications possibles : un scandale impliquant le fils du maire, même pour une simple consommation illicite, pouvait ébranler sa carrière et déclencher des représailles en haut lieu. Pourtant, la foule présente le regardait, jaugeant son autorité. Les murmures qui commençaient à s’élever derrière lui ajoutaient une pression sourde. Devait-il prouver son intégrité et prendre le risque, ou plier devant la hiérarchie invisible qui dictait souvent les règles du jeu ? Son regard se détourna brièvement vers ses collègues, puis vers le barman, comme s’il cherchait une issue. Finalement, la prudence l’emporta, mais non sans une pointe d’amertume :

— Pas ici, pas aujourd’hui, murmura-t-il pour lui-même en ajustant son badge. Puis, plus haut :

— Très bien. Vous pouvez disposer. Mais attention à vous, monsieur.

Le fils du maire, triomphant, se leva et quitta le bar en lançant un regard en coin à Georges. Ce dernier, troublé, murmura à Alain :

— Tu vois, parfois, le courage, c’est juste de rester debout face à eux.

Son interlocuteur resta silencieux un moment, observant avec une attention renouvelée. Georges, ce garçon qu’il avait toujours connu comme discret et réfléchi, venait de prouver qu’il était capable d’un courage inattendu. Ce n’était pas tant les mots qu’il avait prononcés, mais la manière dont il avait affronté la situation. Il sentit une pointe de respect mêlée de fierté monter en lui. Ce dernier n’avait pas seulement trouvé sa voie ; il venait de prouver qu’il était prêt à l’assumer, face aux regards et au jugement des autres. Alain esquissa un léger sourire, comme pour lui-même, avant de poser une main chaleureuse sur l’épaule de son ami.

— Tu sais quoi ? T’es un type bien, ânonnât doucement, dissipant ainsi le poids des appréhensions qui avaient marqué leur rencontre.

Ainsi, au plus profond de la salle du Bibent, des cendriers se mirent à voler. On entendit des :

— C’est injuste. Ce n'est pas normal. C'est du favoritisme. À bas la bourgeoisie.

Afin d’éviter l’émeute, considérant le principe que la loi n'était pas la seule à dicter les règles de la société, l’officier de police déclara :

— Bien, le contrôle pour aujourd’hui est terminé (en fait, il n'avait pas commencé).

En scrutant les clients, il pensa en quittant les lieux :

— Vous avez de la chance. Aujourd’hui, je n’ai pas appliqué la loi. Donc je n’ai pas fait correctement mon travail. Mais, vous les marginaux, vous ne perdez rien pour attendre, je reviendrai.

Quelques minutes après, dans le bar, les cigarettes aux odeurs évanescentes ressortirent des poches et continuèrent à circuler comme si de rien ne s’était passé. La vie de Georges était comme cet endroit : un mélange de chaos, de mystères, et de moments de pure vérité. Figueras lui avait appris ça. Et aujourd’hui, il en était sûr, il voulait vivre en étant fidèle à lui-même.

S’il avait confié ouvertement ceci à Alain, l’autre lui aurait certainement répondu — je comprends mon poteau, je comprends — en esquissant une moue.

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