Chapitre 27 - Le Phénix, la Triumph et la Féria
Entre le premier et le deuxième voyage en Catalogne, neuf mois plus tard, un souffle avait balayé les heures. Comme si le temps lui-même s'était plié aux caprices de l'univers, ne laissant derrière lui que des empreintes subtiles de son passage. C’était à la demande expresse de Joseph que Georges revenait à Figueras. Voilà comment cela s’était passé.
Tel le phénix, symbole de renouveau éternel, construisait un nid d'herbes aromatiques, de myrrhe et d'encens, pour y brûler, le grand-père sentait sa fin approcher. Là où autrefois l’action régnait en maître, désormais résonnait l'écho triste de la décrépitude. Les murs, témoins impassibles du temps qui s'écoulait, avaient vu naître et mourir des années entières, avant de le courber. L’homme âgé regarda en arrière, sur son passé et ses tourments et se reconnut dans l'image d'un vieux cheval de labour, triste, mais émouvant. Il avait connu des jours meilleurs, mais maintenant, il se sentait démodé et avait l'impression d'avoir raté sa vie. L’aïeul se dit qu'il était devenu un anarchiste qui avait mal tourné, tombé dans la saleté des années. À présent, il lui fallait un coup de fouet pour relancer la bête fourbue. Empli de nostalgie, il prenait la décision de revenir sur les lieux de sa naissance, aspirant à évaluer le parcours de son existence, à mesurer ses succès et ses échecs. La féria de septembre et son attachement à l’amour du spectacle taurin furent les catalyseurs qui l'incitèrent à concrétiser cette aspiration.
Le vieillard comprenait qu'il ne pourrait entreprendre le voyage seul, physiquement diminué. Ceci le rendait conscient de la dure réalité de la sénescence. Il voulait partager ce moment avec sont petit-fils, le considérant comme un compagnon idéal pour ce périple vers les souvenirs d'enfance. Il considérait qu’il était capable de traverser les terrains les plus difficiles.
C'était par lettre que Joseph avait demandé à Georges de venir lui rendre visite. L’anarchiste décadent, avant si pudique, l’accueillait avec des accolades maladroites. Il lui ordonnait de prendre place et de l'écouter. Les deux ne s’étaient pas rencontrés depuis trois ans.
— Je souhaiterais partir pour Figueras en fin de semaine, dit le Catalan en touchant sa fine moustache.
— Figueras ? demanda le jeune homme.
— Oui. J’aurais envie de revoir ma ville de naissance et de participer à ma dernière corrida dimanche prochain avant de disparaître de cette terre.
— C’est plutôt court comme délai. Comment puis-je t'aider ?
— Je suis fatigué et je ne me sens pas apte physiquement à me déplacer seul. Ce serait aimable que tu m'y conduises. Ce serait un merveilleux cadeau que tu me ferais.
— Tu es recherché en Espagne. Je ne serais pas rassuré à ta place. Est-ce vraiment raisonnable ?
— Je ne pense pas que ce soit dangereux pour moi, non, la guerre, tout cela, c'est loin maintenant, c'est du passé, dit le vieil Espagnol avec détermination.
Il serrait l'épaule du garçon avec amitié. Celui-ci ajouta :
— J’adore la ville, mais j’ai eu une mauvaise expérience l’année dernière avec la police. Mais, bon d'accord, je viens avec toi. J’ai hâte d’y retourner, en fait. De ton côté, tu ne crains donc pas d'être arrêté ? Es-tu sûr de toi ?
— Je comprends. Mais, les vieux, comme moi, ne font plus peur au régime franquiste. D’ailleurs, depuis un an, le régime fasciste de Franco s'est adouci. Le dictateur espagnol va vers la fin de sa vie, lui aussi. Personne n'est immortel. De plus, j'ai entendu dire que les contrôles d'identité à la frontière sont plutôt laxistes.
— Bien, je suppose que tu sais ce que tu fais. Tu parais déterminé, papi. Pour ma part, c'est d'accord. Je me rendrai disponible et je t'accompagnerai. Promis ! Mais, je me trouve idiot de t'appeler papi. Quand on a dépassé la vingtaine, n'est-ce pas ridicule de te nommer ainsi ?
— Oh Ne t'inquiète pas. En fait, c'est le plus grand compliment que tu puisses me faire. Ça me rappelle que ma famille est vivante.
— C’est mignon comme remarque. Revenons à notre affaire. Prépare tes valises, je viendrai te chercher avec ma Triumph.
— Tous mes bagages sont prêts. Ne sois pas en retard surtout et arrive à la première heure.
— À la première heure ? Veux-tu dire tôt le matin ? C’est à ce moment que je suis le plus en vrac.
— Oui, très tôt ! Tu as bien compris ? Dans la nuit.
— Ah ! D’accord.
— Tu as entendu ce que j'attends de toi, au moins ? Puis-je te faire confiance ?
— Entendu. Je résume, toi et moi, nous partons dimanche matin en direction de l'Espagne. Est-ce bien cela ?
— Parfaitement.
— Bien ! Nous voilà d'accord. À plus dans le bus. Je serai là, promis, très tôt. Tiens-toi prêt, dit le jeune homme.
Il avait compris le besoin impérieux de retour aux sources pour le vieillard, ardent comme une soif en été. De la sorte, la passation de pouvoir se faisait entre les générations. Jadis, l’hidalgo qui donnait des embrassades vigoureuses de Goliath à son petit-fils lui demandait maintenant assistance. Nous devons nous attendre à cela. Nous savons tous qu'un jour ou l'autre, chacun de nous deviendra l’enfant de nos propres enfants. Cette inévitable inversion des rôles nous rappelle l'importance de cultiver des valeurs de respect, de compassion et de responsabilité dès le plus jeune âge. En élevant nos enfants avec ces principes, nous leur offrons les outils nécessaires pour devenir des adultes bienveillants et justes, capables de prendre soin de nous avec dignité et amour lorsque le moment viendra. Ainsi, la boucle de la vie se referme harmonieusement, chaque génération apprenant et enseignant à la suivante.
*
Georges se levait de bonne humeur, mais une lueur d'appréhension dans le creux de son ventre le titillait. Aujourd'hui, il avait une mission à accomplir, une mission qui pourrait changer le cours des choses pour lui et pour quelqu’un d’autre. Mais avant cela, se disait-il intérieurement :
— Je vais me botter les fesses et réaliser le rêve de quelqu’un qui m’est cher ; toutefois, je boirais bien une tasse de café.
Après avoir savouré le breuvage amer, il se lançait dans la nuit moite en direction d'Auch, résolu à exécuter son objectif. Les pensées de l’aïeul, pleines d’inspiration, l'accompagnaient tandis qu'il avançait sur la route par une brume sombre, déterminé à mener à bien son projet. Au terme de son trajet, la Triumph pénétrait dans la capitale gasconne, où les ruelles se muaient en un décor onirique. Un épais brouillard enveloppait chaque recoin, conférant une aura mystérieuse à l'ensemble. Les lampadaires bordant les rues éclairaient timidement son chemin, donnant à cette ville endormie une allure presque fantomatique. Le jeune homme arrivait en retard. Joseph, les sourcils froncés, en fut contrarié. Voyant son état, le petit-fils s'avança rapidement vers lui, lui tapota doucement l'épaule et lui proposa d'aider à charger les bagages dans l’automobile. Ensemble, ils firent promptement les préparatifs pour le départ, espérant rattraper le temps perdu sur la route. Les minutes passèrent. Un appareil photographique qui se trouvait sur un siège à l'arrière tomba sur le plancher du véhicule et réveilla le vieux Catalan en sursaut. Il était d'humeur chagrine et son dos lui faisait mal. Il cria :
— Nous ne sommes arrivés qu’ici !
— Ce n'est qu'une vieille voiture ! Une voiture fatiguée. On a le temps, tout le dimanche pour nous.
— Nous avons au moins une heure de retard. Ton tacot anglais avance à l'allure d'un escargot.
L’aïeul, l'air patibulaire, faisait une moue effrayante dans le fracas du moteur, trouvant sa remarque justifiée. C'est qu'il ne plaisantait pas, surtout quand il n'avait pas dormi de la nuit. Cela valait son pesant de cacahuètes. Arriver à destination avant le déjeuner était son obsession et il était bien décidé à réaliser cet objectif. Cependant, le soleil était encore absent et pourtant le vieil hidalgo, toujours renfrogné, crut le voir complètement étiré sur l'horizon. Ce ne fut qu'une illusion d'optique. Mais, tout doucement, la brume se mit à céder du terrain. Alors, au bout de la route, les premiers rayons de l'astre solaire se mirent à jaillir timidement du panorama. Puis, une bulle jaune rougeâtre apparut, soutenue dans l'espace par des fils invisibles, d'où s'échappaient, en lignes horizontales et avec la précision d'un horloger, des filaments de toutes les couleurs : rouges, orange, jaunes, bleus, violets. Le phénomène météorologique eut un effet bénéfique sur le mental du grand-père. La morosité s'envola et il se sentit plus léger. L'air scrutant la scène, les cheveux flottant sous l'effet du vent, le vieux moteur rétro pétaradant, les deux hommes avancèrent enfin, plus vite. C’est ainsi qu’au fur et à mesure du voyage, la vilaine Triumph s'était transformée en une barque catalane colorée ramenant les voyageurs expatriés, heureux de retrouver leurs rivages natals. À la frontière, il y avait la queue, dans le sens Espagne, France. C'étaient les Ibériques qui, privés de cinéma pornographique sous le régime franquiste, venaient voir un film érotique projeté l’après-midi même à Perpignan. Une fois qu’ils eurent croisé les Ibériques lubriques, ils aperçurent Figueras. À mesure qu'ils approchaient de la ville, toute la fatigue et les tracas s'envolaient comme les rubans claquant au vent. Comme à son premier voyage en Catalogne, Georges descendit à l'hôtel Bodega Apolo. En franchissant la porte, il se dit :
— Qui pourrait venir chercher ici, dans ce lieu perdu, un vieil anarchiste ? Personne !
Le directeur, ne le reconnut pas et s'empressa de placer une pancarte sur la porte de l'hôtel.
« HOTEL COMPLETO »
Une fois arrivé dans la chambre, le petit-fils se tourna vers Joseph lui lançant un regard encourageant, il lui demanda :
— Comment te sens-tu ?
— Je revis.
— Ça me fait tellement plaisir de te voir aussi bien.
— Oh ! Mon petit ! Aujourd'hui est un jour béni. Je me sens vivant, vraiment vivant.
— C'est fantastique à entendre.
— Être ici suffit à m'emplir de bonheur. C'est tout ce dont j'avais besoin.
— Tu as toujours été si positif malgré tout. Quel est ton secret pour rester si optimiste ?
— Mon secret, c'est l'amour. C'est ce qui me fait avancer.
— C'est une belle philosophie de vie. Tu as eu une existence incroyable. Y a-t-il un moment dont tu te souviens avec le plus de tendresse ?
— Le jour où j'ai épousé ta grand-mère. C'était le début d'une aventure extraordinaire.
— Ça me fait chaud au cœur d'entendre ça.
*
La vérité, que les aficionados savent de tout temps, est que la mauvaise faena est celle dans laquelle un torero maladroit court après un taureau effarouché. En somme, les témoins rient et se moquent de l’humain, car il est incapable de galoper assez vite pour rattraper l’animal. En résumé, ce sont les mouvements de l’officiant qui font l’attraction. Cela ravit la foule, qui oublie rapidement le spectacle pitoyable qu'elle vient de voir. Toutefois, l’issue est inéluctable ; on connaît celui qui est toujours tué. Le seul personnage certain de ne pas être déçu, quel que soit le combat, est le boucher qui récupère, à la fin, la carcasse de la pauvre bête.
*
Le spectacle débutait dans la journée, à 17 heures. En Espagne, il était dit que la seule chose qui commençait toujours à l'heure prévue, c’était la corrida. Les deux premiers affrontements donnèrent une triste ambiance et le démarrage fut plutôt désastreux. Mais, comme le dit un dicton gitan :
— Quand cela commence mal, cela finit nécessairement bien.
Le matador ultime a donné raison à l’adage. Tout d'abord, surgit de la porte principale, Chibanga, en habit de lumière vert sur lequel étaient brodés des sequins dorés scintillants. C'était un homme de couleur, à la peau sombre telle celle des pattes d'un crapaud. Son costume bâillait un peu, car un taureau l'avait transpercé dernièrement. Il avait été conduit d’urgence à l'hôpital. On l'avait cru perdu pour la tauromachie. Ce n’était pas le cas. Il faisait donc son grand retour dans les arènes. Pourtant, insensible à son immense courage, la foule des tribunes hurla et grogna. C'est qu'ils ne badinaient pas, les aficionados Figuerencs. Ils se mirent à crier :
— L'homme de la nuit, dont le sourire brille plus fort que les étoiles, va au diable ! Hé ! Le champion de la piste de danse ! Reviens dans ta cage !
Chibanga demeurait impassible, insensible aux huées. Plus la foule rugissait, plus il restait immobile. Au bout de quelques minutes, il bougeait légèrement ses épaules. Puis, il avançait, se tordant à chaque pas comme s'il s'était installé dans le rythme du sol. Les personnes, submergées par l'adrénaline, hurlaient leur colère. Le toréador faisait un pas de plus. C’est alors que, dans le toril, un animal poussa un sifflement terrifiant à en décorner les vaches. Ce meuglement atroce apaisa la foule. Les cris cessèrent. Un fauve couleur savon apparut. Il courut jusqu'au milieu de l'arène, puis il s’arrêta net ! Il se mit à mugir, son poil se hérissa. Toute la lumière s'engouffra d'un coup dans son œil rempli de noblesse. C'était un Miura, une bête qui symbolisait la liberté et la force pour tous les peuples depuis tant d'années. Il était le seul, le vrai. Il alliait énergie et beauté. Sa voix résonnait tel le tonnerre. L'air était saturé d'une odeur de musc, envoûtante et sauvage, qui ajoutait une dimension presque mystique à la scène. Cette fragrance robuste, mêlée à la poussière de l'arène, transportait les spectateurs dans un monde où la nature et la majesté du taureau régnaient en maîtres. D’abord, Vinares le péon fou, l'appela de loin. L’animal attaqua ensuite, tête baissée vers le sable. Il avançait avec l’énergie et l'implacabilité d'une tornade, balayant tout sur son passage, incarnant une rage brute et indomptable. L’homme évita la charge de la bête et il s'enracina au milieu de la piste. Le Miura se précipita avec toute la furie de sa fulgurante détermination vers Chibanga. Celui-ci souleva la main et récita un sortilège ardent que lui avaient appris les gitans, sa magie s'entremêla au sable et aux vents autour de lui. Le taureau hésita un moment, puis s'arrêta dans son élan. Il leva sa tête et regarda le toréador dans les yeux. Celui-ci pouvait sentir la chaleur et l'âme de l'animal. Lentement, il abaissa sa main et hissa son regard vers le ciel. Ensuite, progressivement, il apprivoisa doucement les attaques de la bête. Il ne chercha pas à lutter au corps à corps, loin de là. La silhouette ne se rigidifia pas. Il tint le poignet souple au niveau de la ceinture. Le Miura tournait autour de lui comme l'aurait fait une femme amoureuse. Vinares était stupéfié. Jamais il n'avait assisté à une telle mise en scène. Alors le silence s'installa, le toréador conclut par une estocade simplement parfaite. Pour saluer la prestation, on entendit des trompettes, des tambours et des castagnettes pour jouer « Puerta grande ». L'arène n'était qu'admiration et personne ne pensa qu'on put autrement toréer. Ce qui s'est passé ce jour-là est entré dans l'histoire. Ce fut le premier taureau affronté uniquement par la furie conjointe des mots et des gestes. Chibanga était devenu un dompteur mythique, une légende qui allait se transmettre de génération en génération. L'augure des gitans s'était réalisé.
— Quand cela commence mal, cela finit nécessairement bien.
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