Chapitre 34 : L'épreuve

6 minutes de lecture

Mathieu et Gino discutaient seuls au comptoir du bar du Peyrou, échangeant des avis sur l’intégration directe du Toulouse Football Club à la nouvelle division 2 décrétée dernièrement par la Fédération française de football. Les verres s’entrechoquaient dans des toasts amicaux. Leurs rires réchauffaient l’ambiance froide de l’endroit déserté par les clients. Le patron du lieu, fidèle compagnon de lutte du blondinet, était un être au caractère aussi robuste que son apparence. Originaire des quartiers populaires de Toulouse, il avait grandi dans un environnement où la loyauté et la solidarité étaient des valeurs sacrées. Dès leur rencontre, les deux avaient tissé des liens indéfectibles, forgés par des années de complicité et d'aventures partagées.

Peu extraverti, Gino possédait une force intérieure impressionnante, martelée par les épreuves de la vie. Il était le roc sur lequel Mathieu s'appuyait dans les moments difficiles, toujours là, pour le soutenir et le guider avec sagesse. Son attitude stoïque cachait souvent une profonde empathie pour ceux qui étaient dans le désespoir et il n'hésitait jamais à prendre leur défense avec fermeté et détermination. Malgré ses dehors intimidants, le patron du bar était en réalité un homme au cœur tendre, doté d'une sensibilité rare. Il était capable de percevoir les émotions des autres avec une acuité surprenante et sa présence rassurante apportait généralement du réconfort à ceux qui en avaient besoin. Sous son aspect de dur à cuire se dissimulait une personne profondément humaine, prête à sacrifier son propre bien-être pour celui de ses proches.

La porte du Peyrou s’ouvrit et un gars costaud se positionna à l'entrée. Il fixa l’affiche posée sur le mur derrière le bar, pendant que le juke-box jouait un morceau de rock ’n’ roll. Il y avait de la tension dans son regard, semblable à celle d’un vengeur à l’assurance impétueuse. Puis, le bodybuildé se recula un peu pour laisser le passage à trois gars. C’était bien cela. Trois jeunes gens de genre nord-africain. Le type musclé ferma la porte et lança à des clients qui se présentèrent.

— L’endroit est fermé, désolé.

Il se bloqua dans le passage d’entrée. Après l'irruption des trois hommes, le lieu sembla se figer dans une attente silencieuse, chacun retint son souffle. Les regards se croisèrent furtivement, une tension palpable dans l'air. Puis, pour se mêler à l’atmosphère pesante, le juke-box changea la musique en un vieux blues mélancolique. Ce fut comme si le son lui-même avait capturé l'humeur du café, passant de l'excitation du rock'n'roll à une mélodie plus sombre et introspective. Les jeunes hommes, s’accordant avec cette nouvelle ambiance, se dirigèrent vers le comptoir d'un pas décidé.

Alors qu’ils s'approchèrent, un frisson d'appréhension parcourut Gino. Une panique sourde l'envahit soudainement, lui faisant perdre ses repères habituels. Sans un mot, il se projeta brusquement hors de son tabouret, ses jambes tremblantes le guidant instinctivement vers l'arrière de la pièce. Ignorant les regards curieux des jeunes, il se précipita vers une grande porte ornée, où était inscrit en lettres capitales « Messieurs ». Elle était grossièrement sculptée avec des motifs étranges, des serpents enroulés, des oiseaux prenant leur envol, des lions et des taureaux enlacés. Les mains moites, le patron du bar la poussa avec une urgence presque désespérée, cherchant refuge dans l'obscurité inconnue qui se cachait derrière. Il respira vite, très vite et même beaucoup trop vite.

C’est ainsi que l’un des trois maghrébins désigna du doigt Mathieu.

— C'est celui-là ! C’est le blond.

Le garçon comprit qu'il fallait quitter les lieux. Son instinct lui ordonna de le faire immédiatement. Mais, ce fut dans l'enceinte brumeuse du ring improvisé qu’il se retrouva soudainement. Il était plongé dans un duel asymétrique dont il n'avait jamais imaginé faire partie. Les coups plurent sans répit, brisant l'illusion des gestes gracieux des films de kung-fu. Un poing américain fracassa sa joue, le renversant à terre. Une poigne implacable le tira alors de sa chute, l'obligeant à se redresser malgré lui.

— On va te donner une leçon, sale goy ! Tu vas recevoir la monnaie de ta pièce, fils du diable. C’est de la part du Grand Rabbin, hurla l'un des assaillants, crachant ses mots pleins de haine.

Un énième coup au plexus solaire perça Mathieu comme une flèche, le forçant à s'effondrer à nouveau, son souffle s'évaporant telle une senteur éphémère de pastis dans l’odeur âcre du lieu. Il sentit des mains le soulever, tandis qu'une voix menaçante lui susurrait à l'oreille des paroles exsangues empreintes de colère et de haine. Un uppercut brutal l’envoya rouler sur plusieurs mètres. Le silence oppressant de l’endroit étouffait ses cris de douleur. Dans un élan de désespoir aussi impétueux qu'une vague s'écrasant contre les rochers, il tenta de s'échapper, mais, comme un oiseau cherchant à s'envoler d'une cage sans issue, il se heurta à une barrière infranchissable : le grand costaud qui se tenait toujours à l’entrée. Un moment de lucidité le saisit. Il s'arrêta alors brusquement et fit demi-tour. Il observa ses chaussures tachées de sang et les motifs écarlates sur le sol bon marché du bar. Les horions continuèrent de pleuvoir, chaque impact faisant jaillir le liquide rouge de sa bouche, maculant les murs de dessins grotesques. Pris au piège de la violence aveugle, le garçon s'effondra, cherchant en vain un refuge sous les chaises renversées, ses cris mêlés à des gémissements plaintifs résonnant dans le vide du Peyrou. Soudain, comme un souffle salvateur, les assaillants cessèrent leur pluie de coups et quittèrent précipitamment le café.

Le jeune homme, encore groggy, se redressa péniblement, guidé par un instinct de survie ancré au plus profond de son être. Il devait absolument nettoyer ses plaies. Ses pas incertains le menèrent vers la porte marquée « Messieurs », une aura de peur planant au-dessus de lui. À mesure qu'il s'approchait, d'étranges pensées inquiétantes affluaient dans son esprit, un sentiment d'appréhension grandissant. Enfin, il atteignit la poignée et poussa de l’épaule et de toutes ses forces le morceau de bois servant d’ouverture. Il y avait une résistance. C’était verrouillé. Gino se trouvait derrière, il bloquait l'issue. Après plusieurs tentatives désespérées pour forcer la porte, celle-ci finit par révéler son secret, dévoilant enfin le patron du bar qui s'était retranché dans son refuge temporaire. Mathieu découvrit un robinet à proximité. Sans hésitation, il tourna la molette, laissant jaillir un mince filet d'eau sale. Baissant la tête, il s'ébroua, puis but avidement, sentant chaque goutte rafraîchir son corps endolori.

Il se regarda dans la glace crasseuse éclairée par une ampoule anémique. Il fut confronté à son double dans le miroir, mais l'image qu’il lui renvoyait faisait autant étrange que le reflet d'un inconnu croisé au détour d'une rue. Il se trouva le visage pâle, les yeux tirés et la lèvre inférieure pendant comme un câble auxiliaire. Le visage que l'on remarque fréquemment chez les hystériques. Il se sentit aussi vide que la pièce qui l'entourait. Il n'eut pas le temps de s'attarder sur la tristesse de son état. Soudain, un bruit attira son attention. Il tourna la tête. C’était Gino, comme un chat effrayé, qui cherchait à se dissimuler par peur dans l'antre d'une grande poubelle. L’image de celui-ci, au milieu des déchets, ranima le désespoir de Mathieu dans la nature humaine.

Avec la violence de l'affrontement encore palpable dans l'air, il émergea lentement des toilettes du café, sa carcasse meurtrie trahissant chacun de ses mouvements. Chaque pas était un défi, chaque inspiration un rappel de la douleur lancinante qui lui parcourait le corps. Ses jambes vacillaient sous le poids de l'épuisement et de la terreur qui persistait dans son esprit tourmenté. Le Peyrou semblait à présent être devenu le théâtre d'un cauchemar éveillé. Tout recoin sombre et toute ombre mouvante paraissaient maintenant abriter de nouveaux dangers ; chaque bruit lointain le faisait sursauter dans une angoisse croissante. Mais, malgré la crainte qui le rongeait, il avançait ; tous les mouvements devenaient une victoire sur la peur qui menaçait de le submerger. Chacun de ses pas était un pas vers la lumière, un pas vers la sécurité. Et alors qu'il franchissait enfin le seuil du bar, le vent glacial de la nuit lui caressant le visage, il se sentait envahi par un mélange de soulagement et de désespoir. La noirceur était son alliée présentement, son refuge dans un monde de ténèbres et de dangers. Titubant dans l'obscurité, il s'éloignait lentement du café, déterminé à ne pas permettre à la terreur de le vaincre, mais conscient que les cicatrices de cet épisode resteraient gravées à jamais dans son âme tourmentée. Il est parti, emporté par la torpeur de cette scène tragique, abandonnant Gino dans un état de choc et d'incompréhension. Mathieu a disparu, volatilisé, comme s'il n'eût jamais existé, laissant derrière lui un souvenir douloureux et des questions sans réponse. Il ne se montrera plus. Peut-être a-t-il agonisé seul dans un endroit perdu ou a-t-il trouvé un chemin de gloire pour regagner, dans la nuit terne, la froide pierre d’une tombe ?

Annotations

Vous aimez lire Music Woman ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0