Chapitre 33 : Repérage
L’automobile de Mathieu avançait à pas de tortue, ses pneus crissant légèrement sur les pavés humides. La nuit était noire, troublée uniquement par les rares réverbères vacillants. Le blondinet scrutait les alentours, ses yeux bleus perçant l'obscurité à la recherche du moindre signe de mouvement derrière les fenêtres sombres. La tension était palpable dans l’habitacle, chaque seconde semblait s’étirer en une éternité, le silence seulement troublé par le tic-tac de l’horloge du tableau de bord. Il commença par un repérage des lieux. Il arriva à un coin de rue et crut apercevoir une fourgonnette de police rangée le long du trottoir. Le garçon eut un frisson d'inquiétude, se demandant si elle était là pour lui. Il respira profondément et s’achemina vers le véhicule de patrouille. Il n'y avait pas de doute : c'était bien la gendarmerie qui était garée à cet endroit. Il écouta attentivement, mais n'entendit ni voix ni pas. Le jeune homme continua son trajet jusqu'à ce qu'il trouve un emplacement propice dans l'ombre d'une ruelle peu fréquentée. D’un geste sûr, il coupa le moteur et se prépara à sortir, sachant que les prochaines minutes détermineraient le succès de sa mission. Mais, étant sur ses gardes, pensant que quelque chose clochait. Mathieu resta immobile dans sa voiture, le cœur battant, les yeux rivés sur la rue. Les minutes s'écoulaient lentement. Alors qu'il attendait, son esprit vagabonda vers les événements qui l'avaient conduit à cet instant. Les souvenirs de la réunion clandestine resurgirent. Il revoyait les visages déterminés de ses camarades, entendait à nouveau leurs voix passionnées discutant de leur « cause ». En fermant les yeux, le poids de sa mission le submergea. La scène se rejouait dans sa tête, comme un film en noir et blanc, le ramenant à ce moment crucial où tout avait basculé. Se présenta ainsi dans son esprit une bribe de discussion qui avait motivé l’instant présent.
— Alors qui ? Un volontaire ?
— Moi ! Je suis prêt à passer à l’action, pour notre cause à tous.
— Vive la cause ! Vive le GUD.
Il ne pouvait plus reculer et retira de sa boîte à gants le document qu’avait donné le Bordelais. Après l’avoir lu avec attention, il ouvrit la portière et sortit un jerrycan rempli d'essence du coffre. Mathieu se figea un instant, croyant entendre un bruit de pas derrière lui. Son cœur s’emballa et il tourna lentement la tête, ses mains tremblantes serrant le bidon. Mais, il n’y avait rien, uniquement le vent sifflant à travers les fissures des murs délabrés. Le garçon marcha ensuite vers l’édifice avec précaution, lançant des coups d'œil furtifs autour de lui. Il allait bientôt savoir si ce jour allait être un jour pareil aux autres, ou s'il était sur le point de vivre un véritable cauchemar. Soudain, une lumière s’alluma à l’étage supérieur de la bâtisse, captant son attention. Une silhouette passa brièvement devant une vitre avant que l’obscurité ne reprenne ses droits.
Maintenant, ses yeux scrutaient chaque fenêtre, chaque ombre, à la recherche du moindre signe de vie. Le silence pesant de la nuit n'était troublé que par le bruit des voitures passant dans la rue. Prenant une profonde inspiration, il serra le jerrycan contre lui et fit un pas hésitant. Puis, un autre. À chaque pas, la tension montait en lui, mêlée d'appréhension et de détermination. Un dernier regard en arrière et Mathieu se décida enfin. Dans un grincement à peine audible, il poussa la porte et pénétra dans l'obscurité du bâtiment. L'intérieur était sombre et le garçon eut du mal à y voir clair. Pourtant, quelque chose ne tournait pas rond. Il le sentait. Il y avait un mauvais pressentiment dans l'air. Après un instant d’hésitation, il se décida à entrer malgré tout. Il alluma sa lampe de poche et balaya le lieu du faisceau lumineux. Des caisses entassées, un peu partout, présentaient des obstacles pour se frayer un chemin jusqu'au fond de la pièce. C’est alors que sous une porte, une lueur jaillit d'une pièce voisine. Le jeune homme jeta un coup d'œil par l’entrebâillement. Il vit une vaste salle, éclairée par quelques flambeaux illuminés de place en place. À une table, quatre personnes parlaient à voix basse.
Deux vieillards portaient une kippa, le troisième un chapeau de fourrure[Schtreimel] et le dernier un châle.[Talit] Sur le côté, à terre, reposaient des phylactères.[Tephillin] Le garçon remarqua que la personne qui portait le schtreimel était le Grand Rabbin de Toulouse. Il reconnut immédiatement l'individu au talit qui était l'un des membres du Beth Din[Beth Din : tribunal religieux]. Il n'avait jamais vu les deux autres. Le blond n'avait pas le temps de réfléchir plus avant que l'un des personnages ne le vît.
La vue de ces hommes en prière raviva en lui un mélange toxique de haine et de peur, nourri par des années de propagande. Une voix dans sa tête lui criait de fuir, mais une autre, plus insidieuse, lui rappelait sa mission, le serment fait à ses camarades. Le conflit intérieur ne dura qu'une fraction de seconde avant que la détermination ne l'emporte. Avec des gestes mécaniques, comme détachés de sa volonté, il dévissa le bouchon du jerrycan. L'odeur âcre de l'essence lui piqua les narines, agissant comme un déclencheur. Dans un état second, il commença à asperger le sol, traçant un chemin mortel vers la salle où se tenait la réunion. Chaque pas le rapprochait de l'irréparable, chaque goutte versée scellait un peu plus son destin et celui de ses victimes innocentes.
Puis, il dégagea une allumette et la frotta. Il la jeta ensuite sur l’essence qui s’activa aussitôt. Le feu qui, au début, brûlait chichement, s’embrasa d’un coup. Mathieu s’éloigna en courant. Il sortit du bâtiment et vit un grand foyer s’élever derrière lui. Il monta prestement dans sa voiture et s’enfuit. Les flammes se propagèrent rapidement, causant des dommages considérables. Le jeune homme avait commis l'irréparable, il était un incendiaire. Il passa une nuit agitée, peuplée de nombreux cauchemars qui ranimaient la scène de la veille. Fatigué et anxieux, le lendemain, il brancha la radio et comprit qu’il était devenu un criminel.
— Flash de neuf heures. Chers auditeurs, nous avons des nouvelles tragiques à vous annoncer. La nuit dernière, un brasier s'est déclaré dans un immeuble du quartier du Mirail, causant la mort de quatre personnes de la communauté juive toulousaine. Les secours ont été promptement dépêchés sur place, mais malheureusement, ils n'ont pas pu sauver les victimes. Les raisons de l'incendie sont inconnues. Les forces de l’ordre sont encore sur les lieux. Pour l'instant, nous n'avons aucune indication ; toutes les hypothèses sont envisagées. Nous vous tiendrons informés dès que nous aurons de nouvelles supplémentaires. Nous présentons nos sincères condoléances aux familles et aux proches des personnes décédées. Politique internationale maintenant…
Le garçon tourna le bouton usé de la radio et jeta un : « Seigneur Dieu ! » Il ferma les yeux, submergé par les souvenirs de cette nuit fatidique. Il revoyait l'obscurité s’embraser, entendait encore les crépitements du feu dévorant la construction. L'odeur âcre de la fumée semblait à nouveau emplir ses narines. Il se rappelait la panique qui l'avait envahi en réalisant l'ampleur de son acte, la fuite précipitée dans son auto, le cœur battant à tout rompre. Ces images le hanteraient à jamais, tout comme le poids de la culpabilité qui ne cessait de s'alourdir. Le jeune homme savait qu'il ne pourrait jamais effacer ce qu'il avait fait, ni revenir en arrière. Cette nuit avait changé le cours de sa vie, le transformant en un criminel traqué, condamné à vivre dans la peur et les remords.
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