Le jaguar de Tigre  2/2

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Tapi dans l’herbe, le fauve regarde avec méfiance la petite fille au visage pâle qui lui fait face. Elle a un drôle d’objet entre les mains, cela ne le rassure pas, il sait que les hommes peuvent utiliser des outils contre lui depuis le coup de bâton d’Alejandro. Il n’a plus confiance en l’humain d’ailleurs, il a bien senti l’hostilité de tous les individus sur deux jambes qu’il a croisés depuis qu’il est dehors ! Il a reçu des cailloux, des sifflets et des injures, mais ce qui l’a étonné surtout, c’est de lire de la peur dans les yeux des congénères d’Alejandro. À bien y réfléchir, il croit même se souvenir en avoir décelé un peu dans ceux d’Alejandro lui-même ! Alejandro, son ami, son maître. Alejandro qui l’a chassé comme un malpropre, il y a trois jours, après des mois de vie partagée, et sans un mot d’explication !


La petite fille au visage pâle le regarde sans inquiétude, pourtant. Elle continue de faire tourner l’étrange objet entre ses mains et, soudain, elle se met à lui parler : le ton est agréable, la voix est douce et chantante, et l’animal est surpris que le propos sonne clairement à son oreille.

— Qui es-tu ? D’où viens-tu, surtout ? Je sais que tu es un jaguar, j’ai eu l’occasion de voir certains de tes semblables au zoo, mais explique-moi ce que tu fais ici. Papa me l’a dit, il n'y a plus de jaguars à Tigre depuis cent ans !

Et c’est alors que la magie opère ! Le félin entend tous les mots, mieux qu’il ne l’a jamais fait avec Alejandro, mais surtout, quand il répond à la petite fille au visage pâle, non seulement son rugissement ne lui fait pas peur, mais elle semble même le comprendre !

— Tu n’as rien à craindre de moi, dit-il. Ni toi, ni Alejandro, ni personne. Je ne sais pas pourquoi on m’en veut, je ne suis pas méchant. J’ai mauvaise réputation, je le sens. Pourtant, je le jure, je n’ai encore jamais mangé d’être humain !


Nahili le jaguar m’a tout expliqué. Sa vie, son parcours, son histoire. Il m’a raconté Alejandro aussi, la déception, la traîtrise, l’abandon. Je suis rentrée discrètement à la maison, dans notre hôtel sur pilotis, et j’ai poussé un soupir de soulagement quand j’ai vu que ma « lettre à Papa » était toujours à sa place. Ouf, pas d’explications à donner ! Enfin pas encore, et pas sur ma furtive absence.

Je réalise à peine ce qui vient de se passer. Avant de partir, et même face au félin, pas une seule fois je n’ai eu peur. Une force extérieure m’a guidée, celle du kaléidoscope sans doute, à moins que quelque chose au fond de moi ne m’ait dit, déjà, que je n’avais rien à craindre. Juste une mission à accomplir, une injustice à réparer. Mais à présent, mes mains tremblent, et j’en connais trop bien la cause... Une chasse au fauve est lancée. Elle aura lieu demain à l’aube, au moment où les étoiles s’éteignent et où la nuit blanchit. C’est l’heure où la ville de Tigre, plongée dans la brume matinale, semblera émerger d’un rêve, ou d’un film d’horreur, selon le point de vue. Je crains fort que cette matinée ne finisse dans un bain de sang et je ne pourrai pas dormir avant d’avoir trouvé un moyen de l’éviter.

Les hommes sont au moins cinquante, habillés en militaires et armés comme des guerriers. Cinquante chasseurs face à un seul animal, affaibli par la faim et paralysé par la peur ! Papa ne voulait pas que je l’accompagne, mais après le récit de la nuit, il a accepté de m’emmener. Je lui ai tout raconté : les images du kaléidoscope, ma fugue discrète de la maison, ma rencontre avec Nahili, sa peur et son désarroi. Papa a esquissé une moue critique quand il a appris ma désobéissance, mais il ne m’en a pas tenu rigueur et il a persuadé Maman que je pourrais faire un bon médiateur entre les hommes et le fauve. Elle a fini par accepter que je le suive et à présent nous collons au train des chasseurs en kaki, qui soufflent de nous avoir dans les jambes !

Mon cœur bat la chamade, mes mains sont moites et le kaléidoscope ne m’est pas d’une grande utilité. Je ne sais pas plus que les hommes où le jaguar peut bien se cacher, je n’ai bien sûr parlé à personne d’autre que Papa de ma rencontre de la veille, tous me prendraient pour une folle — ce que je suis peut-être d’ailleurs, à penser que je peux encore faire quelque chose !

Nous ratissons les fourrés et les bocages dans un brouillard à couper au couteau, les herbes hautes me coupent les bras, et les odeurs acides du fleuve agressent mes narines. Les bottes des chasseurs ont entamé un concert de sifflements, et je serre fort la main de Papa pour ne pas être tentée de faire demi- tour et courir me réfugier dans les bras de Maman.

Soudain, le groupe d’hommes que nous suivons s’arrête. Tous tendent l’oreille et je me concentre aussi pour écouter, mais je ne perçois rien d’autre que mon cœur qui bat à exploser dans ma poitrine. Boum. Boum. Boum. Avant que je n’aie le temps de comprendre, un coup de feu est parti et je m’entends crier :

— Nooooooon !!!
Sans réfléchir, je me précipite en direction de la zone visée et tous les hommes baissent leur arme lorsque mon père hurle :

— Ne tirez plus !


L’animal tremble de douleur, il perd beaucoup de sang. Ses membres s’engourdissent et son corps se refroidit, mais son cœur, lui, se réchauffe au contact de la petite fille au visage pâle. Elle l’enserre de toutes ses forces et il peut sentir ses larmes rouler sur son pelage tacheté. Elle frissonne autant que lui, elle pleure et s’excuse. Elle lui dit qu’elle aurait voulu éviter ça, qu’elle aurait été heureuse de le connaître davantage, qu’il est le plus beau des jaguars de Tigre !

Les paupières de l’animal se ferment, il sait qu’il va mourir, mais il partira réconcilié avec les hommes : l’âme tendre de cette petite fille lui prouve que tous ne sont pas à mettre dans le même panier. Malgré lui, il ronronne, comme un chat, comme le petit chat qu’il était lorsqu’Alejandro l’a adopté.

Il ouvre une dernière fois les yeux : c’est justement Alejandro qu’il aperçoit à travers les cheveux blonds de la petite fille, Alejandro qui le regarde tristement, là, à quelques mètres, mais qui ne court pas pour l’étreindre comme l’a fait l’enfant dans un sursaut d’humanité. Alors Nahili le jaguar pousse un dernier grognement et il s’enfonce dans le tunnel noir.


Aujourd’hui, nous quittons Tigre: direction les chutes d’Iguazú, puis le Brésil ! Nous retournerons à Buenos Aires dans quelque temps, Papa dit qu’il n’en a pas fini avec cette ville, et je sens que moi non plus. En attendant, j’ai hâte de découvrir les paysages de forêt tropicale, non loin du nouvel environnement de mon ami Nahili le jaguar.

J’ai bien cru qu’il avait rendu son dernier souffle entre mes bras et j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Papa s’est jeté sur nous, il m’a écartée doucement puis il a pris le pouls de Nahili et a commencé à lui faire un massage cardiaque. Heureusement qu’il a des notions de secourisme ! Les hommes de la traque l’ont d’abord regardé, hébétés, puis le dernier arrivé, Alejandro, a expliqué qu’on n’avait rien à craindre de l’animal et il a exigé qu’on appelle les secours.

Le félin a été pris en main et on l’a bien soigné. Il a été décidé qu’il méritait une vie normale et, après ces soins, une fois rétabli, le gouvernement argentin a choisi non pas de le livrer à un zoo, mais de le remettre en liberté dans le nord du pays, là où l’on trouve encore quelques centaines de jaguars à l’état sauvage.

J’ai rendu une dernière visite à mon ami avant son grand départ. J’ai eu du mal à empêcher mes yeux de s’embuer quand je l’ai vu derrière les barreaux d’une cage et que j’ai compris que je ne pourrais plus jamais le caresser. Il s’est montré plus philosophe que moi, m’a adressé un regard de velours et il m’a dit que les jaguars n’étaient pas des chats, que lui avait eu la chance de connaître le pire et le meilleur de l’être humain, et qu’il se chargerait d’en faire écho à sa nouvelle communauté !

Je sais qu’à présent, il est bien. Enfin chez lui, avec les siens. Je compte sur lui pour s’intégrer ! Alejandro a pris une grosse amende pour avoir élevé un animal sauvage dans la clandestinité, et pour l’avoir relâché en pleine nature, surtout. Il m’a confié, à moi et à moi seule, que jamais il n’oublierait cette expérience : Nahili lui a donné le plus grand bonheur du monde, la tendresse et le dévouement dont il n’osait pas rêver. Il a été le plus doux des compagnons, mais surtout, il lui a appris ce qu’était la liberté. Liberté des êtres, liberté de l’âme. La vie sauvage ne se met pas en cage, et ça, moi non plus je ne suis pas près de l’oublier.

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