Partie 1

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Cela se déroula dans la deuxième moitié de l'année, sous une lune décroissante.

Comme à son habitude, Sarabi s'était soustraite à ses tâches matinales pour profiter de la marée basse. Pieds nus, elle y ramassait quelques coquillages et des petits crabes des rochers à la chair tendre. A chaque fois, la satisfaction du repas qui suivrait lui faisait oublier les réprimandes sévères de sa mère. Elle se réjouissait d’avance du goût grillé que prendraient ses cueillettes lorsque des cris de mouettes de plus en plus insistants détournèrent son attention. Aussitôt, la fillette noua soigneusement son baluchon de tissu pour protéger le fruit de sa pêche des oiseaux chapardeurs et se précipita vers l'attroupement criard. Parvenue au sommet de la dune qui l'en séparait, elle vit une masse énorme recouverte d'algues affalée sur le sable. Les mouettes s'excitaient dessus, certaines arrachaient des lambeaux suintant d'eau salée, d'autres toquaient sur le dos de la forme.

– Une tortue géante, s'écria avec allégresse Sarabi. Maman et tanties en feront un dîner de fête !

Elle ramassa alors une grosse coquille échouée sur la plage et la lança sur les mouettes.

– Ouste, vous avez bien assez de poissons et d'algues.

Elle s'agita avec effronterie sans craindre les pincements de becs. Néanmoins, bien vite, son sourire extatique se figea en une moue de stupeur.

Ce que les algues recouvraient possédait bien une carapace plus haute que sa petite taille, mais la comparaison avec une tortue s'arrêtait là. Les quatre pattes s'achevaient sur des doigts palmés et griffus de la longueur de ses avant-bras. La longue queue se couvrait de poils d'un vert plus tendre que les algues presque noires qui séchaient dessus. Quant à la tête, elle faisait le double de celle d'une tortue, sa gueule entr'ouverte se garnissait de crocs saillants et une collerette de petites cornes longeait sa crinière verte.

Sarabi demeura un instant immobile à contempler l'animal merveilleux et effrayant. Le temps lui semblait ralenti tant son esprit peinait à décider du comportement à adopter. Les mouettes en profitèrent pour revenir ; la bête poussa un gémissement profond lorsque d'un bec effilé lui cogna la patte. La fillette vit alors une trainée de liquide vert imbiber le sable.

Ça saignait.

Elle se ressaisit et donna un coup de pied aux volatiles.

– Vous lui faites mal, ouste !

Elle s'agenouilla ensuite près l'énorme tête de la fausse tortue et la tapota doucement.

– Réveille-toi, sinon les mouettes vont te picorer. Leurs cris vont attirer d'autres charognards.

La paupière grosse comme la paume de sa main s'ouvrit, dévoilant des iris de jade qui la fixèrent. Autant la bienveillance habitait Sarabi, autant elle se méfiait tout de même des réactions imprévues de l'animal. Un fennec blessé pouvait mordre la main qui tentait de le soigner. La masse énorme s'anima lourdement avant de se contracter sous le regard ébahi de la fillette. L'espèce de grosse tortue se mua en une femme d'une blancheur de nuage avec des vagues teintes vertes aux paupières et aux lèvres. Ses longs cheveux verts étaient fins et raides, à l'opposé de la masse crépue que Sarabi nouait en chignons, un de chaque côté de sa tête. Quant à ses habits, elle n'en avait jamais vu rien de tel. Une superposition de tissus couverts de motifs de poissons par une ceinture qui se nouait en un lourd nœud dans son dos.

Une tache verte s’étendait sur le devant de son habit. La femme tourna son visage aux hautes pommettes, ses yeux bridés se levèrent lentement vers Sarabi. Maintenant qu'elle avait pris forme humaine, elle se tenait à genou.

– M'aideras-tu ?

Sarabi hocha la tête, émue par la fragilité de cette étrange femme.

– Il faut bander ta plaie ! Ouvre ton habit, on peut utiliser ta ceinture ou couper un bout de tissu, j'ai mon couteau à coquillage. Je reviens !

Elle tourna les talons aussitôt pour revenir à son panier en osier et son couteau usé par des générations de mains et de coquillages. Elle prit le tout, chaussa ses sandales qu'elle ôtait pour patauger dans l'eau et revint au pas de course vers la femme tortue. Celle-ci avait retiré sa ceinture en pressant la plaie d'une main. Sarabi vit son torse plat, sans la moindre once de graisse.

– Ah, tu es un homme ? s'étonna-t-elle.

Il manquait également quelque chose…

L'inconnu leva le visage vers elle.

– Ni mâle ni femelle.

Sarabi se répéta ce concept incompréhensible pour son esprit ; ni mâle, ni femelle. Elle lui tendit le couteau à petite lame. La fausse tortue s'en servit avec dextérité pour déchirer le bas de son habit du dessous en plusieurs morceaux. Avec l'aide de la fillette, elle se comprima la plaie puis la banda serrée.

La petite humaine compris ce qui manquait tandis qu'elle l'aidait à croiser ses vêtements sur son torse. Elle n'avait pas de mamelons.

– Tu n'as rien en bas alors ?

– J'appartiens à la famille des dragons, répondit l'être en soupirant. Je ponds des œufs et suis hermaphrodite. Je suis une tarasque, un dragon-tortue. En échange de ces informations, puis-je manger ce que contient ton panier ?

Sarabi contempla sa bourriche où coquillages et crabes tentaient de s'échapper à travers les mailles du couvercle. La générosité et la gourmandise se disputèrent dans sa tête avant que l'héritage culturel de générations l'emporte ; le peuple fermier de la jeune fille accordait une grande importance à l'accueil et au traitement des étrangers. Puisque la vie pouvait se montrer dure et que la famine ou la sècheresse menaçaient chaque année de frapper, refuser un peu de nourriture ou d'eau s'avérait aussi grave que de voler.

Encore incapable que formuler ce sentiment, Sarabi tendit le panier avec la satisfaction de bien agir. Ses yeux brillants ne se détachèrent pas de la dragonne – elle trouvait son apparence trop féminine pour y voir un homme – tandis que celle-ci perçait les carapaces des crabes avec ses canines pointues. Lorsque le maigre festin fut achevé, que toutes les coquilles furent asséchées de leur contenu, la tarasque parla de nouveau.

– Je me vois encore dans l'obligation de quérir ton aide. Mon état nécessite de meilleurs soins. Saurais-tu à qui m'adresser ?

Sa voix exprimait son épuisement.

– Ben, je connais personne qui sait soigner les dragons.

– Il ne s'agit que de recoudre ma plaie, sous cette apparence, je peux être soigné comme un humain.

Le visage de Sarabi s’éclaira d’un grand sourire édenté.

– Alors je peux t'amener à mon cousin. C'est lui qui nous soigne à la ferme, sauf si c'est plus grave, alors il faut aller à la ville.

Elle se releva et aida la tarasque à en faire autant. Celle-ci s'appuya sur la fillette comme sur une canne. Sarabi fit comme pour sa vieille grand-mère et avança au rythme de la blessée.

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