Nos yeux se sont croisés.

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J’ai passé le reste de la journée à élaborer des plans, plus stupides les uns que les autres, afin de discuter avec Nathalie sans passer ni pour un fou, ni pour un pervers, ni pour un idiot. Cette équation à triple paramètres m’a déclenché un mal de tête pour le reste de la soirée.

Il est 16h le lendemain quand je me pointe devant la classe de musique. Nathalie ne devrait pas tarder à sortir. J’avais cours de français au même étage, mes affaires étaient rangées cinq minutes avant la sonnerie. J’arrive à temps pour voir les premiers élèves sortir, elle n’est pas parmi eux. J’attends. Elle sort parmi les derniers, avec deux autres filles de sa classe. Elle porte un jean bleu et un t-shirt sur lequel on devine un groupe de musique en noir sur un fond blanc. Ses cheveux ne sont pas attachés et tombent au milieu du dos.

Je l’interpelle :

« Nathalie ! »

Elle me jette un regard. Elle m’ignore.

« Nathalie ! J’ai juste une question à te poser. Deux minutes, pas plus, après je te laisse tranquille et tu n’entends plus parler de moi. »

Elle regarde ses amies et leur dit :

« Allez-y, je vous rejoins. »

Puis elle se tourne vers moi :

« Qu’est-ce que tu me veux ? »

Nous sommes seuls dans le couloir. Mon battement cardiaque a doublé. Il faut que je me calme. Je ne sais toujours pas ce que je veux lui dire.

« Bon alors ? J’ai un car à prendre ! »

Je me lance :

« Ton livre là, celui de Hawking, je … euh … j’aimerais bien le lire. Tu pourrais me le prêter ? »

Elle éclate de rire !

« Non mais… Si tu ne l’as pas fini, je peux attendre… »

Je me sens aussi maladroit que lorsque j’étais un jeune adolescent. C’est à la fois touchant et pathétique.

« Sérieusement ? Me répond-elle. C’est comme ça qu’on drague dans les années 90 ?

– Oh ! Ça va, je te demande pas ton 06 non plus !

Elle marque un temps d’arrêt…

– Pardon ? Tu as dit quoi là ? M’interroge-t-elle d’un ton très virulent.

– Euh ça va, t’énerve pas… Je ne veux pas t’agresser.

– Non mais TU M’AS DIT QUOI ?

– Je voulais juste emprunter ton livre. Mais c’est bon, j’irai l’acheter en librairie.

– TU AS PARLÉ DE MON 06 !

– C’est qu’une expressi...

– NON CE N’EST PAS QU’UNE EXPRESSION ! TU ES QUI ? TU VIENS D’OÙ ? »

Je reste sans voix, je ne comprends pas sa réaction. Elle commence à s’énerver et me pousse brutalement. Je la voyais comme une gamine de onze ans, mais je réalise qu’elle fait presque une tête de plus que moi. Je suis petit pour mon âge et elle parait particulièrement grande.

« TU ES QUI ??? »

Et soudainement elle se met à pleurer. Je suis perdu. Je suis arrivé avec mes gros sabots, persuadé d’avoir prévu toutes les possibilités. Mais là, je ne comprends pas.

« Que s’est-il passé le 11 septembre 2001 ? » Parvient-elle à murmurer entre deux sanglots.

Je suis groggy, K.-O. debout.

« S’il-te-plait, réponds-moi. »

Sa colère semble avoir laissé la place à son désespoir. Elle est là, devant moi, en larmes, si jolie malgré son visage dévasté par le chagrin. Et d’un coup, mes jambes cèdent. Je me retrouve à terre, une jambe pliée sous l’autre jambe. Mon bras m’empêche de m’affaler complètement. Je regarde le carrelage sale du sol. Je réponds presque mécaniquement :

« Le 11 septembre 2001, deux avions sont rentrés dans les Twin Towers à New-York, un troisième s’écrasera sur le pentagone tandis qu’un quatrième s’est écrasé au sol.

– Pourquoi je suis là ? Me demande-t-elle.

– Je ne sais pas. »

Elle reprend son sac qu’elle avait laissé tomber et disparait d’un pas rapide. Sans un mot, sans se retourner. Me laissant là avec mes questions qui s’embrouillent dans ma tête.

Cela fait dix jours maintenant. Je l’ai recroisée depuis mais j’ai tenu ma promesse, je lui fiche la paix. Elle ne m’a pas adressé la parole depuis, et je me noie dans un désespoir sans fond. Je suis totalement amorphe et passif, les jours s’égrainent lentement, sans vague, sans couleur, sans saveur. Je suis mes cours comme un premier de la classe, mes bons résultats s’enchainent et tout le monde autour est content. Chez moi, je m’enferme dans ma chambre, ou je fais chauffer ma petite console de jeux. Dans la cour de récréation, je me mets sur des escaliers à l’écart des enfants bruyants, et j’attends que le temps s’écoule. Je chasse toute pensée de ma tête, pour éviter le pire.

Et puis un jour, elle est venue s’assoir en face de moi. J’étais à la cantine, seul à ma table, comme j’en avais pris l’habitude ces derniers temps. Elle a installé son plateau repas, sans me dire un mot. Elle avait pris un pamplemousse en entrée, un cordon bleu accompagné d’épinards à la crème, et un yaourt pré-sucré. Le repas classique servi au collège. Je l’ai regardé, le regard brillant, au bord des larmes. Elle me sourit, d’un air compatissant et désolé. Elle a commencé son repas, toujours sans rien dire. Quand elle nous a éclaboussé tous les deux, avec son pamplemousse, je n’ai pu retenir un petit rire.

J’ai fini mon steak haché frites, elle a capitulé devant son assiette après deux bouchées d’épinards.

« C’est toujours aussi dégueulasse trente ans après, lance-t-elle.

– Tu n’avais pas re-gouté depuis ? Avec mes nombreux kilos perdus, je peux me permettre les plats les plus gras.

– Mouais, tu vas le payer dans quelques années.

– Ça va, t’inquiète. »

Le meilleur moyen de briser la glace est de parler de tout et de rien. J’ai terminé mon dessert. Que dire maintenant ? Je ne peux pas la laisser partir sans rien tenter.

« Je sais que tu termines à 16h ce soir. Tu ferais un tour en ville avec moi ? »

C’est elle qui me fait cette proposition. Elle s’est donc renseignée sur mon emploi du temps.

« Oui. »

Elle se lève et me laisse en plan, comme si rien ne s’était passé. Quelle fille surprenante.

Une fois sorti de la cantine, je me dirige vers la seule cabine téléphonique de l’établissement. Elle est occupée, je patiente. Que vais-je dire à mes parents ? Je suis encore jeune et je ne suis pas certain qu’ils apprécient que je me balade seul dans une grande ville. Bon, je ne serai pas seul. Et comment puis-je les contacter ? Déjà qu’ils étaient difficiles à joindre sur leurs téléphones portables, maintenant qu’ils n’en ont pas encore… Leur numéro du boulot doit bien être noté quelque part.

Le temps de trouver ce fichu numéro, la cabine s’est libérée. Bon comment ça fonctionne déjà ? Je mets la carte dans la fente, puis je compose le numéro à huit chiffres. Dès que mon père décroche, un son strident m’indique que les unités de ma carte commencent à s’épuiser rapidement.

« Allo papa ? C’est Sébastien.

– Il y a quelque chose qui ne va pas ? »

Pourquoi faut-il que les parents voient toujours tout en noir. Peut-être que je l’appelle pour lui annoncer une bonne nouvelle, ou simplement lui dire que je l’aime.

« Tout va bien, j’appelle juste pour prévenir que je rentrerai plus tard ce soir.

– Tu as encore une retenue ?

– Papaaaa ! Pourquoi tu penses directement à ça ? Non, avec des amis on va aller en ville acheter quelques affaires.

– Il y a des adultes qui vous accompagnent ?

– Non. On part juste au centre-ville, on fait le tour des boutiques pour acheter des livres et de la papeterie. Rien de plus.

– Ce n’est pas très prudent de se promener comme ça en ville !

– Quand tu étais petit, tu te promenais bien tout seul.

– Oui mais c’était différent à l’époque !

– Ne t’inquiète pas, je serai accompagné, que des bons élèves, et on reste dans le centre piéton. On sera très prudent.

– Vous serez combien ?

– Euh, deux. Une fille et moi.

– Quoi ? Tu te fous de moi ?

– Bon papa, il ne me reste pas beaucoup d’unités sur ma carte. D’ailleurs faudra que j’en achète une. Je prendrai le bus de 18h.

– Tu es prudent ? Si vous avez des soucis avec quelqu’un, tu rentres de suite dans un magasin !

– Ne t’inquiète pas, je hurle, je tape et je cours là où il y a le plus de monde. Mais il ne va rien m’arriver.

– Ok… Bisous.

– Bisous. »

Techniquement je suis plus âgé que mon père. Mes années d’expérience supplémentaires m’aident à rassurer les jeunes parents, inquiets que leur chère progéniture prenne son envol.

Les heures me séparant de ma virée en ville sont parmi les plus longues de ma vie. Quand la sonnerie retenti enfin, je me précipite vers la porte de sortie, malgré les récriminations de mon professeur de biologie qui n’a pas terminé son cours. Une fois le portail franchi, je me poste à un endroit en hauteur afin de ne pas la manquer. Ce n’est qu’au bout de cinq minutes que je l’aperçois, accompagnée de deux autres filles de son âge.

« Tu ne viens pas avec nous ? Lance la plus petite des trois, une fille brune portant des lunettes.

– Euh non, j’ai rendez-vous avec ce garçon. Répond Nathalie qui m’avait vraisemblablement repéré de loin.

– Sérieux ? Tu sors avec ce mec ? Franchement tu peux trouver plus beau, dit la troisième fille, une blonde qui m’est immédiatement antipathique.

– Non je ne sors pas avec lui, et je fais ce que je veux. Allez, à demain. Et vous ne dites rien à mes parents.

– Désolé, tu as dû entendre ce qu’elles ont dit, me dit Nathalie arrivée à ma hauteur.

– Bah, j’ai passé l’âge de me vexer pour des réflexions de fillettes de onze ans. Et puis elle devrait porter des lunettes, je suis un très beau jeune homme.

– Ah ah, bon allons-y Don Juan. »

Nous prenons la direction du centre-ville, ses rues étroites et fréquentées, ses commerces… Elle me guide dans un chemin derrière une église, isolé du monde et nous nous asseyons sur un vieux banc en bois. Je suis aussi pétrifié qu’un petit enfant lors de son premier rendez-vous galant. Elle me regarde puis éclate de rire.

« Non mais sérieux, tu t’attends à quoi là ? Je ne vais pas t’embrasser, ni te laisser le faire d’ailleurs !

– Disons que la dernière fois que nous nous sommes parlés tu m’as crié dessus et poussé.

– Désolé pour cette fois. Mais avoue que c’est bizarre un mec qui t’attend à la fin d’un cours et te parle d’un indicatif de téléphone portable alors que cela n’existe pas encore.

– J’avoue.

– Tiens, ça c’est pour toi (elle me tend le livre de Stephen Hawking, Une brève histoire du temps). Quel jour c’était, le dernier dont tu te souviennes avant ton retour en arrière ?

– Nous étions le 1er septembre 2022.

– Et cela fait combien de temps que tu es ici ?

– Je suis arrivé le 2 septembre 1992, un retour dans le temps de 30 ans pile.

– Comme moi donc. Tu sais ce qui nous arrive ?

– Aucune idée, ma seule théorie est que je suis dans le coma et que ma tête me fait revivre ma première année au collège pour une raison que j’ignore.

– Et moi, je suis quoi là-dedans ?

– Une échappatoire créée par mon imagination pour m’éviter de devenir fou.

– En gros, tu nies mon humanité !

– Tu m’as effectivement l’air bien réelle, mais toute autre idée me parait tellement inconcevable. Ne te vexe pas, je ne sais rien du tout, je ne sais pas quoi penser.

– Peut-être que Dieu nous permet de revenir en arrière pour réparer quelque chose ? Il nous confie une grande mission ?

– Tu es de quelle religion ?

– Aucune, je suis athée. Mais tant qu’à évoquer des hypothèses ridicules… »

Nous avons passé une heure à évoquer nos souvenirs de jeunesse, à plaisanter sur le collège et se moquer des professeurs. Comme des adultes qui se retrouvent et parlent du bon vieux temps. Ce temps passé et à venir. Nous nous dirigeons ensuite vers la seule librairie de la ville, pour échanger nos conseils lecture.

En poussant la porte, je retrouve un univers familier dans lequel je ne m’étais plus plongé depuis de trop nombreuses années. Un vendeur réapprovisionne et apporte un semblant d’ordre aux rayons maltraités par les clients de la journée. Un second est en pleine discussion avec une famille en manque de nouveautés. Nous longeons les murs à droite, remplis d’essais de philosophie pour nous diriger vers le fond du magasin où un escalier mène à l’étage.

« Tu aimes quoi comme genre de livre ? me demande Nathalie.

– Hum… Je suis très science-fiction, ou heroic fantasy. J’ai beaucoup lu Terry Pratchett aussi…

– Et tu lisais quoi avant de …

– Avant ? Comme beaucoup d’adultes pris par le quotidien et la vie de famille, pas grand-chose. Je n’avais pas de livre en cours. Je profite que j’ai beaucoup de temps à perdre pour rattraper mon retard. Et toi ? Ton type de lecture ?

– J’aime un peu de tout : Sartre, Kant, Rousseau, Voltaire, Platon…

– Non mais tu es sérieuse ?

– Actuellement je lis, enfin je lisais, le troisième tome de Twilight. Cela répond à ta question ?

– Ah… Ok… Je ne suis pas certain que ce soit mieux…

– Alors j’étais sceptique, mais c’est pas mal comme histoire, tu devrais essayer. Et plus sérieusement, Sartre, ça se lit plutôt bien. »

Nous épluchons les rayons au hasard, à la recherche d’idées et de souvenirs. Je demande à un libraire s’ils n’ont pas La Horde du contre-vent. Nathalie me jette un regard noir. Tant pis, pour les livres du vingt-et-unième siècle, nous attendrons qu’ils soient sortis.

Nous échangeons nos conseils de lecture, je lui fais acheter Le Guide du voyageur galactique, elle me fait prendre Fahreneit 451. J’embarque également La Machine à explorer le temps, sait-on jamais, peut-être qu’un livre du 19ème m’apprendra des choses sur ce qu’il nous arrive. Comme je n’ai pas un sou en poche, Nathalie m’avance l’argent.

En sortant, Nathalie me demande quelle est l’œuvre qui m’a le plus changé.

« Je pense que c’est Nausicaä de la vallée du vent. C’est à la fois un dessin-animé et un manga. Je pense que plus généralement, c’est toute la filmographie de Miyazaki qui m’a marqué. Je pense que cette lecture coïncide avec le début de ma conversion écologique, sans pouvoir dire laquelle précède l’autre.

– Et pourquoi ne pas l’avoir pris tout à l’heure ?

– J’ai regardé, je ne l’ai pas trouvé. Je doute que le manga soit sorti en France. Les premiers films de Miyazaki ne devraient arriver ici que dans quelques années. J’avoue que cela me plairait énormément de les revoir, surtout en ce moment.

– Bah, il ne te reste plus qu’à te rendre au Japon.

– Et accessoirement d’apprendre le japonais. Tu penses qu’ils l’enseignent dans notre bahut ? Ça me permettrait d’abandonner cet anglais inutile… »

Je regarde ma montre, bientôt 18h, il nous faut courir pour attraper les derniers cars qui nous ramèneront chez nous. Arrivé à la maison, j’esquive les explications en prétextant des devoirs à faire avant de manger. Je m’installe sur mon bureau, rangé comme devrait l’être un véritable espace de travail. L’anglais me prend environ dix minutes, réviser les verbes irréguliers commençant par « b » n’est pas aussi facile que je l’avais imaginé. « To bid » c’est parier ? Ah non, c’est « to bet ». « To beget » ? Ça existe vraiment ce verbe?

Pendant le repas, je n’échappe pas à l’interrogatoire. Oui nous sommes restés dans le centre, non, nous n’avons eu aucun souci. Cette fille, Nathalie, c’est juste une amie. Non, elle n’est pas dans ma classe. Oui, j’ai acheté deux livres, je lui dois d’ailleurs de l’argent, si vous pouviez avancer mon argent de poche. Oui il nous a fallu deux heures pour tout faire, choisir les livres, s’acheter un gouter, discuter, voir d’autres magasins… Qu’ils sont curieux !

À la fin du repas, je m’occupe de la vaisselle, à la surprise de ma mère. Bah quoi ? Au vu de toutes mes dépenses, je vais devoir rapidement négocier une hausse de salaire. Pourquoi pas contre des tâches ménagères supplémentaires ? Je peux aussi proposer de m’occuper de leur déclaration d’impôts et les conseillers en placements financiers juteux, Apple peut être un excellent filon dans quelques années.

Le lendemain je retrouve Nathalie sur un banc du collège où je lui expose diverses théories farfelues sur les voyages dans le temps. Le quart d’heure de récréation ne suffit pas à disserter sur les raisons de notre présence dans ce temps passé. Ces 15 minutes suffisent par contre à diffuser la rumeur sur notre soi-disant relation amoureuse. Cela me vaut un nouvel interrogatoire en règle de mes confrères mâles. Interrogatoire auquel je refuse de répondre sans la présence de mon avocat.

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