28. Alec Bates - 27 Avril

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Londres – 6h30

Alec Bates s’éveille en sursaut. Les premières lueurs de l’aube caressent délicatement le papier peint fleuri aux tons délavés de la petite chambre mansardée que lui loue la vieille Mildred Byrne.

Alec aime bien Mildred. Elle est gentille et c’est la reine du carrot cake. Sa logeuse en confectionne un à chaque fois que le jeune gardien de musée ne travaille pas. Ils le partagent autour d’un thé en discutant. Enfin, c’est surtout Mildred qui parle. Bates écoute, le regard rivé sur la moelleuse part orangée, napée d’un glaçage au fromage frais. Il commence toujours par le côté le plus large pour finir par la pointe. Il en reprend toujours une deuxième part, puis une troisième. Mildred se moque qu’il ne réponde pas, elle a toujours des tonnes de futilités à raconter.

Pour l’heure, Alec ne pense pas à la succulente pâtisserie. Il n’est que 6h30. D’habitude, quand il ne passe pas la nuit au musée Fergusson, les rêves lui accordent une pause. Mais cette fois…

Il s’assied sur le bord de son lit, enfile ses pantoufles, gagne l’espace de toilette aménagé dans le fond de la pièce. Il se passe de l’eau sur le visage. Une fois… deux fois… trois fois. Bates sait que, devant la porte, l’attend un plateau garni d’un petit déjeuner. Encore une délicate attention de madame Byrne. Pourtant, ce matin, c’est vers la table placée sous la fenêtre de toit que se dirige Alec. Elle lui sert essentiellement de bureau. Quelques gouttes viennent tinter sur le carreau. Une… deux… trois gouttes. Une… deux… trois gouttes...

Alec prend place sur la chaise en bois, ouvre son cahier d’écolier sur une nouvelle page, puis s’empare de son stylo.

***

Cahier 16. Texte 29

C’est bizarre, d’habitude, je ne fais des rêves qu’au musée. Mais cette nuit, j’ai vu Tess Morris. Tess qui travaille à l’accueil du musée Fergusson. Tess qui n’oublie jamais de me dire bonsoir. Sa voix est douce. Elle me fait penser à celle qui me berçait durant mon enfance, à ces bras protecteurs qui m’enlaçaient, faisant fuir les plus terribles cauchemars.

J’ai essayé de ne pas la regarder, et j’ai réussi, pendant des semaines. Pourtant, avant-hier, quand je suis passé devant le comptoir, elle n’a rien dit. Comme si elle était absente. Était-elle partie avant que je prenne mon service ? Je n’ai pas pu m’empêcher de lever les yeux… et j’ai croisé les siens. Ils sont de la couleur de l’ambre. La même couleur que celle du collier égyptien dans la vitrine à bijoux. Tess écoutait quelqu’un au téléphone, c’est pour ça qu’elle ne m’a pas parlé. Mais son regard, brillant de mille feux, m’a accueilli de la plus jolie des manières.

Je savais que j’allais rêver d’elle. Je ne pensais pas que ça serait aussi rapide. Ça ne peut vouloir dire qu’une chose : Tess Morris va mourir. Bientôt.

Je l’ai vue, occupée dans sa minuscule cuisine. J’avais même l’impression de l’entendre murmurer la liste de tout ce qu’elle devait faire avant de se rendre au musée pour prendre son poste.

Préparer le petit déjeuner, le sac de bébé Arthur. Couches, pyjama, purée, compote et surtout, le gel calmant pour la poussée dentaire. Et puis la lunchbox de Rosie. Aujourd’hui c’est sortie scolaire. La Tour de Londres, classique incontournable, et pas seulement pour les touristes. S’habiller et se maquiller avant de réveiller les enfants. Leur grand-mère passera les chercher à sept heures quarante-cinq. Il restera alors tout juste le temps d’enfiler des chaussures et se dépêcher pour attraper le métro de huit heures.

Sauf que ce matin-là, peut-être aujourd’hui, peut-être demain, j’ai senti que Tess n’allait pas très bien. Son malaise est devenu mien, le temps du rêve. Quelque part dans son abdomen une douleur acide se diffusait. De légers vertiges venaient interrompre sa routine quotidienne. À ce rythme, elle ne pourrait pas prendre son transport à l’heure prévue.

Quand Tess a pris son bébé dans ses bras, elle a dû s’appuyer sur la commode de la chambre d’enfants.

— Ça va, maman ? a questionné Rosie.

— Oui, ma puce. Juste un vertige. Ça arrive parfois le matin.

— Tu n’as pas pris ton petit déjeuner ?

— Je le prendrai plus tard, je n’ai pas très faim. Pour l’instant, tu dois te préparer pour ta sortie. Je suis sûre que tu vas adorer la Tour de Londres. Et puis, je t’ai fait tes sandwiches préférés.

— T’es la meilleure des mamans !

Mère et fille se sont câlinées un instant, puis la petite a commencé à s’habiller, tandis que Tess retournait dans la cuisine. Sur la gazinière, une petite casserole. Des œufs en train de cuire dans l’eau bouillonnante. Il devait rester un certain temps pour la cuisson parce que Tess Morris s’est assise un instant, afin de donner le biberon à Arthur. Elle a appuyé sa tête sur le dossier de la chaise en fermant les yeux.

Soudain la sonnette a retenti. La jeune maman a sursauté, souillant de lait le pyjama du bébé. Un autre malaise l’a saisie quand elle s’est levée pour aller ouvrir. Elle a pourtant pris le temps d’attraper un essuie-tout et nettoyé le menton du bambin, abandonnant ensuite le rouleau de papier absorbant sur le comptoir. Nouveau coup de sonnette, impatient.

— Salut Doris ! Tu es en avance.

— Salut Tess. C’est toi qui es en retard, ma belle. Qu’est ce qui t’arrive ? Tu es toute pâlichonne !

— T’inquiète. Un petit coup de mou. Arthur n’a pas bien dormi cette nuit.

— Ses dents le travaillent. Tu n’as pas oublié le produit pour ses gencives ?

— Non. Je t’ai même mis du paracétamol, au cas où il fasse une montée de fièvre.

Après avoir dit au revoir à ses enfants, l’hôtesse d’accueil est retournée dans la cuisine. Encore un vertige. Tess a ouvert la fenêtre et s’est immobilisée quelques secondes, offrant son visage à la fraîcheur humide du matin. Tout à coup, elle s’est pliée en deux en gémissant. La douleur devenait trop forte. Sa respiration s’est accélérée. Tess a glissé au sol. Alors, j’ai vu son visage. Ses yeux d’ambres pleuraient des larmes écarlates, de son nez et de sa bouche s’écoulait le liquide épais à l’odeur métallique. Saisie de spasmes, elle a commencé à vomir, à même le carrelage beige. Les fluides se sont répandus au sol, créant des sillons sanguinolents. La jolie Tess a tenté, en vain, de se redresser. Les vomissements, de plus en plus violents l’en empêchaient. Elle a réussi à ramper, difficilement, sur quelques mètres, laissant derrière elle de longues traînées morbides. Voulait-elle rejoindre la salle de bains, sa chambre, la porte d’entrée ? Je ne sais pas. Sur le seuil de la kitchenette, elle s’est affalée en vomissant une nouvelle salve d’humeurs visqueuses.

Dehors, le vent forcissait, mugissant dans les ruelles londoniennes. Dans la cuisine, les rideaux de coton blanc claquaient comme les ailes d’un canard sauvage. Dans la casserole, un œuf a explosé, maculant de débris la gazinière, le mur et le comptoir. Une bourrasque s’est engouffrée dans la petite pièce. Le rouleau de papier absorbant a basculé contre la casserole. En quelques secondes, il a pris feu. Les flammes orangées se sont élevées en dansant, jusqu'à effleurer la dentelle anglaise du rideau. Prenant de la vigueur, le feu a commencé à courir le long des murs et du comptoir, embrasant les dessins de Rosie sur le réfrigérateur, les torchons, les couverts en bois. Peu à peu, il s'est propagé, comme une bête affamée en quête de la moindre proie. Bientôt, la petite cuisine s'est retrouvée envahie de flammes et de fumée.

Tess n’a pas bougé. Son image a disparu, engloutie par l’incendie.

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