Les tribulations d'un greffier comme les autres
C'est ma quatrième vie de chat, et je suis plutôt bien tombé cette fois. Un petit couple sans histoire, un joli pavillon dans une banlieue élégante et tranquille accolée à un parc forestier, avec jardin privatif et chaises longues à disposition pour me dorer au soleil dès les premiers jours de l'été, ce que je fais en ce moment. Il y a un noisetier au fond du jardin qui me servait jusqu'à l'année dernière de garde-manger, mais les piafs ont levé le camp, las de retrouver leurs congénères éviscérés et peu désireux d'être les prochains. Dommage, ça croque sous la dent le rouge-gorge. Obligé de faire des bornes pour me taper un moineau, et quand j'ai de la chance un écureuil. Enfin, je ne vais pas me plaindre, cette vie-là est un paradis à côté des autres :
Ma première incarnation, dans une famille d'attardés avec trois marmots tous plus gueulards les uns que les autres, aussi collants que le sparadrap du Capitaine Haddock, fut un véritable enfer. Ces petits d'hommes m'ont pris pour une peluche, impossible de roupiller tranquille, et quand je les griffais, les parents, aussi hystériques que leur progéniture, me tombaient dessus à bras raccourcis.
Oh, ce n'est pas qu'ils étaient méchants, ils étaient seulement cons, et dans toute l'étendue de leur connerie, ignoraient tout de la nature féline. Ils voulaient se faire aimer, que je sois tant amour et tout câlin comme dans les Walt Disney, que je ronronne à tour de bras même quand ils me gueulaient aux oreilles ou me tordaient dans tous les sens. Ils me prenaient de force sur leurs genoux, passaient des journées entières à m'appeler avec leurs voix aiguës, me pelotaient avec leurs paluches poisseuses de confitures et m'affublaient de sobriquets ridicules. Sans doute espéraient-ils que j'allais me mettre à peindre ou à jouer du piano, comme dans ce stupide dessin animé qui a engendré des générations de Toulouse, Berlioz ou Duchesse.
Vous pourriez dire que j'exagère, qu'il me restait comme lieu d'évasion le minuscule jardin infesté de jouets pour enfants. Vous vous dites que j'aurais pu passer mes rares heures de liberté à me venger en éviscérant toute forme de vie animale, pensez-vous ! Même ce plaisir m'a été gâché. Parce que ces crétins l'étaient jusqu'au bout, ils m'avaient affublé d'une clochette. Expliquez-moi comment on chasse avec un grelot au collier ! Vous faites pattes de velours, le dos étiré dans les herbes, le plus discret possible façon tigre dans la jungle de Bornéo... et Gling! Gling ! Gling ! Trahi par une saloperie de grelot. Imaginez les piafs... « 22 v'là l'greffier ! » Mais la bagnole qui m'a emplafonné ne l'avait pas entendue elle, la clochette.
Ma seconde vie de chat ne valait guère mieux. En appart ! J'en ai pris pour 17 ans ! 17 ans de placard, claustration maximale, pour un crime que je n'avais même pas commis, c'est un peu fort, Monsieur le Juge. De quoi en perdre la cerise, j'en ai fini neurasthénique.
Ma maîtresse ? Oh, une gentille co-conne, mignonne comme tout, célibataire, incapable de se dégoter un mec. Faut dire qu'avec son physique de grenouille boutonneuse elle aurait eu du mal. Les hormones chez les humains ne fonctionnent pas comme chez nous, les chats. Nous, dès que le printemps nous monte au cerveau, on se farcit tout ce qui bouge, les humains sont plus difficiles. Son exutoire, ce fut moi, le seul et unique mâle de sa vie, ce qui ne l'a pas empêché de me castrer ! Son sport ? S'avachir devant la sacro-sainte télévision et se gaver les neurones de tout ce que le paysage audiovisuel comptait de plus débile. Ce que j'ai pu en avaler de la soupe à la connerie ! Les programmes les plus abrutissants y sont passés. Télé-réalités, talk-show ringards, télé-crochet pour voix de casserole, Cyril Hanouna... Plus les jeux télévisés, et pas Question pour un Champion, j'aime autant vous dire. Niveau plus ras que les pâquerettes. Même morte, elle ne sera pas encore assez haute pour aller bouffer les pissenlits par la racine.
C'est dur 17 ans dans ces conditions, alors pour combler mon ennui, je ne faisais que manger, et pour ça, co-conne n'était pas rapiat. Du Gourmet Gold aux sachets fraîcheur Félix avec le petit jouet à la noix à chaque Saint-Félix, j'ai eu le droit à tout ce qui se fait de mieux en matière de boustifaille nouvelle tendance mise au point par les lobbies d'agroalimentaire animal sans scrupule surfant sur la vague du névrosé reportant son délire affectif sur son animal de compagnie, et croyez-moi, l'espèce est en voie d'extension !
Donc, je me suis gavé comme un goret. À 5 ans, j'étais déjà en surcharge pondérale. Mon seul et unique trajet était canapé-litière-cuisine-canapé. À dix ans je commençais à perdre mes dents et mon ventre touchait le sol. Quand je suis mort, je n'en avais plus aucune, j'avais même perdu un œil et mes reins avaient cessé de fonctionner. Privé de liberté, je n'ai jamais foulé l'herbe verte ni grimpé dans un arbre, en dehors de ces infâmes jouets en rotin doublés de moquette censés faire illusion. Je n'ai jamais posé ma griffe sur un souriceau couinant et palpitant d'effroi. Je n'ai jamais eu droit qu'à de stériles souris en tissu fourrées d'herbes séchées et à des balles en plastique contenant l'abominable grelot !!!
En grand champion de l'anthropomorphisme, les humains s'imagent que ce qui est bien pour eux est bien pour nous ! Que nous soyons les cousins, même éloignés, du grand tigre de Sibérie, des panthères du Bengale et des lions du Serengeti ne les effleurent pas.
Ma troisième vie... a été plutôt courte. Dans un pays où 80% de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté, pensez pas qu'ils allaient nourrir un chat. Je suis né d'une portée sauvage, dans un terrain vague à l'orée d'un bidon-ville duquel s'échappaient des hordes d'enfants sanguinaires dont le passe-temps favori était de nous caillasser la tronche. À vivre des raclures de poubelles, de souris infestées de leptospirose et de lézards, j'étais si efflanqué que j'aurais pu passer par une fente de boîte à lettres. Ma peau collait directement à mes os et se tavelait de dartres et autres infections dues à une hygiène déplorable et une surabondance de puces, tiques et autres parasites. Je survécu trois ans dans ces conditions avant de finir pulvérisé par un pseudo caïd humain désireux de faire preuve de son agilité à manier une arme à feu devant un aréopage d'attardés mentaux.
Alors cette vie là, autant vous dire que je la savoure.
Je suis en ce moment étalé de tout mon long sur une chaise longue dans le jardin, au soleil, peinard, l'estomac plein, les bourses vides. En tout que couillu, j'ai viré tous les mâles du quartier. Je ne dis pas que je ne suis pas rentré plus d'une fois effiloché des oreilles à la queue, mais j'ai fini par m'imposer. Aujourd'hui, c'est moi qui me farcis toutes les minettes du quartier. Pas une que je n'ai pas engrossée, sauf les stérilisées. Avec les castrés, je me montre magnanime contre la possibilité de taper dans leur gamelle de temps à autres. Faut leur montrer qui c'est Raoul !
Mes maîtres ? Je ne peux pas leur reprocher grand chose. De véritables petits soldats de la société contestataire portée sur l'écologie et la défense des droits des animaux, n'hésitant pas sortir les banderoles pour contester la vivisection, le réchauffement climatique et la chute démographique des éléphants en Afrique. Végétariens, non pas par conviction mais parce que ça fait bien, ils font néanmoins le sacrifice de m'acheter de la viande chez le boucher, ou du poisson chez le poissonnier, en emballage papier parce que plastique ça pollue la planète ! C'est par respect de ma nature animale qu'ils m'ont gardé « entier » et franchement ça le fait. Les soirées télé, je les passe à roupiller sur leurs genoux, à débiter tous les ronrons de mon corps tandis qu'ils s'endorment devant des films d'auteurs sans queue ni tête et des documentaires soporifiques.
Bref, une vie rêvée de chat que je ne changerai pour rien au monde... Seul bémol, à forniquer quatre mois par an, il va bientôt falloir que je fasse le ménage parmi les fistons avant qu'ils ne viennent taper dans le harem de papa.
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