À Hortense

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Car je l'ai fait, bien sûr.

Et combien j'ai senti que tu départageais. La petite chose était à toi, c'était la tienne, que tu avais eue dans la douleur. Tu te disais peut-être que je n'aurais pas osé faire ça à celle d'une autre, à celle d'une sœur, non ça jamais. Ou alors te disais-tu que j'ai fait ça bien sûr, que l'acte me revenait, à moi dont les gestes étaient autrement volontaires que ceux d'une mère, à moi qui en assumerais le remords pour t'en débarrasser. Peu importe, finalement, ce que tu crois, et ce que j'ai commis : j'en ai eu la pensée. Cela suffit.

Je sais qu'il y a des lois, mais c'est ton jugement que je cherche, qui m'apaisera, et je serai sereine le jour où tu me feras tes aveux. En attendant, je te ferai les miens.

Quand elle dormait, la chose, il fallait la réveiller.

C’était l’argument de son histoire, de la mienne. Aussi loin que le début, il n’y en avait pas eu d’autre. Le décor était toujours le même : une maison de brique blanche, aux lattes souples, épandu comme un sirop verni, immobile, aux petites fenêtres, à l’horizon vert et gris. Tu connais la maison. Tu es venue y porter ton Eugénie, tu m'as dit " je t'en supplie Suzanne, elle est de trop, j'ai sept enfants, et penses-tu que le mari amène sa paye, non il la boit, moi je dois nourrir mon monde, celle-là n'est bonne à rien, elle hurle, elle est au lit, elle fait sur elle, je ne t'ai jamais jalousée d'être vieille fille, c'est ton partage, mais celle-là est de trop, je t'en supplie Suzanne". Moi, je t'ai toujours aimée, Hortense, quand nous étions jeunes : je te prenais dans mes bras et tu étais bien sage, tu chantais tes petits poèmes d'enfant qui me faisaient tant rire... J'ai toujours eu de l'amitié pour toi et tu en as eu en retour : tu faisais taire les tantes quand elles me reprochaient de n'être pas mariée - tu criais "mais je vous prie de croire que je suis mariée pour deux, et que mon mari ne me laisse pas en repos!". C'était un peu vulgaire, mais tu as toujours eu ce tempérament, on te passait bien des choses. Pour dire enfin que j'ai eu du regret vaste, de ne pas avoir partagé la peine de ta vie, tes tristes vendredis à chercher ton homme dans les ruelles, d'avoir troqué la misère pour le léger ridicule d'être mademoiselle à quarante ans, de vivre seule dans la maison familiale qui avait connu notre fratrie de huit, et que j'ai vu le moyen de me racheter ce jour-là. J'ai dit que certes, il fallait que je prenne celle de trop.

Il fallait réveiller la chose. Matinée tyrannique, irrévocable… Il fallait réveiller la chose, il fallait le faire, puisqu’elle devait manger. Mais te dire comment Eugénie souffrait, Hortense, ce n'est pas possible. Dans un râle elle ouvrait les yeux, elle gémissait son réveil comme pour le vomir. Le gruau ne passait pas, elle recrachait tout. Elle se débattait et pleurait, Eugénie, la chose ne la laissait pas en repos, et elle hurlait maman. Je la savais lente, tu me l'avais dit et je l'avais constaté de moi-même, mais d'une lenteur aimable, celle des doux enfants qui s'amusent en retrait et dont on sait qu'ils passeront de sœur en sœur une fois les parents morts. Elle n'était pas rétive quand je passais autrefois vous voir, et même affectueuse, il lui est arrivé de me dire "je vous aime bien, tante Suzanne". Son état avait-il empiré avant que tu me la confies, ou est-ce la séparation, l'isolement, le manque d'affection - car j'étais froide avec elle. Depuis mes quinze ans, je n'aime ni les enfants ni les hommes. Je ne te le cache pas, je ne t'apprends rien de moi : le vendeur de roses dans la rue, l'insistance, l'outrage, la fausse couche, l'humiliation et moi qui étais pieuse, comment l'ignorerais-tu? J'ai pleuré dans tes bras. Si j'étais poétesse, je dirais que mon cœur est mort un peu. Mais si ce n'est pas par amour que j'ai œuvré, que j'ai agi...

Il n'est d'aucune consolation d'affirmer que j'ai tout fait pour Eugénie. Il faut toutefois que tu te représentes le gruau recraché, les draps changés chaque jour, les bains qui sont noyades et les coups, avec une régularité parfaite. Tu connais tout de mon caractère : rien n'a raison de moi. Je mène à bien, j'endure, j'abats la besogne, je ne me plains jamais. Rien n'est tourment, tout est routine, et ainsi que laver mon corps, laver celui d'un autre, que veux-tu que cela me fasse? Ce n'est pas une vertu. Je fais au fond tout comme toi, sans l'enthousiasme et avec le temps de le faire mieux. Donc, oui, cela, tu dois te le représenter, pour saisir ma pensée : que la petite était traitée le mieux du monde et qu'elle restait dans des tourments épouvantables.

Comme ses yeux me maudissaient à chaque instant! Eugénie ne pensait plus, tout abandonnée à la chose, ne comprenait certainement pas qui ainsi la gardait dans ses tortures, mais je ne pouvais pas ignorer qu'elle me regardait avec haine. En six mois où je l'ai gardée, elle n'a pas parlé beaucoup, au début davantage, et puis plus tard elle a bien su que je venais même sans qu'elle s'épuise.

Tu es venue quelque fois. Pour alléger ton inquiétude, j'habillais bien ta fille, je faisais des miracles avec ses cheveux noués. Je mettais plusieurs serviettes épaisses dans ses sous-vêtements, pour au moins éviter qu'elle se salisse pendant ta visite, et j'arrangeais sa robe de façon qu'on ne remarque rien. Les premières fois, elle était si étonnée de te voir qu'elle n'a pas bougé, pas parlé, rien fait. Par la suite, le charme rompu, tu te rappelles bien comment ç'a été. Tu étais toute retournée de la voir en crise, je t'ai juré qu'elle n'était jamais comme ça et tu as eu la délicatesse de sembler me croire.

Pour moi, ça ne changeait rien. J'aimerais beaucoup que tu me croies, être seule ou avec Eugénie, ça ne changeait vraiment rien. Je ne suis pas fillette, à l'époque des gros chagrins et des grosses joies : avoir une envie, ce n'est plus de notre âge, je pense. Toi, tu pleures et tu ris pour tes petits, ça te laisse quelque chose. Moi, si tu savais comme tout se mélange dans la brume, je vis comme on retourne des sacs de pommes de terre. Je m'en fous.

Je ne suis pas pour si peu un monstre, penses-tu. Les gens qui ressentent quelque chose, je veux qu'ils soient bien, ou pas malheureux. Si j'avais pu la soulager, Eugénie... Je lui lisais des petits contes, je l'amenais à l'étang, tu admets avec moi que ce sont de bons remèdes, éprouvés par nous, quand nous avions son âge. Nos sœurs me jalousaient, j'étais alors la plus jolie. Sans l'avouer, j'étais fière... Fière d'être enviées par elles et d'être aimée par toi, il faut le dire, je méprisais un peu tout le monde. Je me trouvais charmante! Que veux-tu, la jeunesse est vaine ; de plus, j'ai bien payé cette dette-là.

Je ne veux pas éluder trop pour la fin, tu ne mérites pas ça. J'ai longuement songé pour Eugénie. La cathéchèse, oncle Armand qui a tant étiré ses longs jours, la petite Diane morte jeune, ton Émile qui a eu la phtisie, j'ai réfléchi selon ma mémoire. Au début, je ne me savais pas le droit de disposer d'elle ; j'ai plus tard considéré que c'était la lâcheté qui me faisait temporiser. Je ne réfléchis pour rien, j'exécute, tu sais tout de moi et de la manière dont j'agis. Temporiser, est-ce ma nature? Hésiter? Non, il fallait avouer avec droiture. Ce n’était pas l’amour qui me liait les bras, ni même la pitié. J’étais trop faible, voilà tout, et la chose, parasite désespéré, l’avait deviné, s’était liée à moi. C’était elle ou moi, et entre les deux, innocente, la petite Eugénie décharnée…

Il y a trois semaines, j'ai mis ta fille au lit. Ce n'est pas en criant qu'elle est morte, non pas... Au contraire, elle était calme, plus calme qu'elle ne l'avait été en six mois. J'ai eu un élan, du courage : j'ai attendu qu'elle dorme en lui tenant la main. Je suis allée chercher un oreiller, je l'ai posé doucement sur son visage, puis j'ai pesé longtemps. Quand j'ai cessé, mes bras étaient blancs, mes mains presque bleues, mais je ne sentais rien. Je me suis endormie à côté de son lit.

Le lendemain, j'ai appelé le médecin, qui a réclamé le curé, qui t'a envoyé chercher. Tout a été dit vite, nous sommes de cette race qui perd de son sang. Huit frères et sœurs, te souviens-tu? et autant de bébés perdus. Maman qui déclamait avec sa voix monocorde tous ces noms. Trois morts pour ton partage, sans compter Eugénie : Émile, Geneviève, Suzanne - la Jeune, que nous l'appelions. Lorsque tu as su, tu as soupiré, tu as dit "Ah que le bon Dieu en redemande! C'est qu'il donne, mais il reprend." Nous avons prié ensemble, tu avais amené tes deux grandes filles et ton grand Jean qui est si beau. Ton mari était dans le bois.

Je ne sais pas quoi ajouter, Hortense. Je t'ai dit mes actes et mes raisons. Tu décideras de mon sort. La prison ou de venir chez moi me battre et me tuer, tout relève de toi. Renie-moi, si tu le juges nécessaire : j'ai fait ce qui m'a semblé à faire et c'est ton tour, désormais.

Si tu savais, la brume qui fatigue mon esprit, combien nets elle me ramène les souvenirs de nos anciennes existences!

Suzanne

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