Liv, juillet 2021

Je vais mourir.

Cette phrase passe en boucle dans ma tête, comme un refrain dont on n'arrive pas à se détacher. Oui. Je vais mourir aujourd'hui. Ce n'est qu'une question de minutes. Je pousse une dernière fois sur mes pieds qui commencent à s'engourdir. Cela me permet de remplir mes poumons d'air pur. L'espace entre l'eau et le plafond se réduit rapidement. Je n'aurai alors qu'à me laisser submerger, fermer les yeux et attendre. Je vais mourir ce soir. Et de la pire des manières. Enfin, si c'est possible de classer les morts.

Je pensais bien que cela arriverait... mais pas de cette manière, pas ici et surtout pas maintenant. L'eau monte insidieusement, je la sens qui recouvre ma bouche. Mes narines se contractent et se décontractent en une accélération à peine visible. Mon cœur s'emballe, je le sens presque transpercer ma cage thoracique.

Comment j'en suis arrivée là? Je me concentre pour retrouver la mémoire, mais rien ne me vient. Aucune image ne défile dans ma tête pour me rappeler à quel point ma vie fut merveilleuse.

J'ai déjà avalé plusieurs gorgées d'eau avec à chaque fois la même grimace lorsque le liquide amer passe dans ma gorge. J'ai les yeux lourds comme lorsque j'essaye au fond de mon lit de lutter contre le sommeil mais que celui-ci me submerge pour m'emmener au plus profond des abysses. Je ne sens plus mes jambes, ni mes bras, lorsque j'y réfléchis, je ne sens plus aucune partie de mon corps. Je ne saurais dire si j'ai froid ou non. Doucement, ma tête s'immerge dans l'eau.

Mon corps, dans un ultime soubresaut se relâche soudain complètement . Tel un poids je m'enfonce vers le fond. Je regarde au ralenti les deux dernières bulles sortant de ma bouche remonter à la surface. Je souris bien malgré moi, c'est sans doute la dernière chose que je verrai.

Je n'ai plus conscience de ce qui se passe autour de moi. Je cesse de lutter, mes yeux se ferment définitivement sur le monde. Trou noir. Il me reste exactement trois minutes avant que mon cœur ne cède à son tour. Je m'appelle Liv. Ce soir je suis morte.

Cinq minutes plus tôt

Mes yeux quittent la route quelques secondes, juste le temps d'appuyer sur le bouton du haut parleur. Désormais, le groupe Cranberries hurle à pleins poumons: " zombie, zombie...". C'est vraiment ce qu'il me fallait en cette fin d'après-midi. Je secoue énergiquement la tête au rythme de la batterie.

J'ai les mains moites et froides, pourtant une vague de chaleur m'envahit soudain. Je n'arrive pas à démêler les fils, à comprendre comment j'ai pu en arriver là. Je suis pleine de rage, mêlée à un immense et profond sentiment de tristesse. Je me sens fatiguée, lasse, je voudrais avancer le temps pour que cette journée s'achève enfin. Mais je ne suis pas magicienne. J'expire un profond soupir, ce qui me donne mal au cœur.

J'émets un hoquet discret. Je pleure? Je ne m'en suis pas rendue compte. Je me frotte les yeux pour m'en assurer, m'enlevant les quelques larmes restantes avec le dos de la main. Je jette un coup d'œil furtif sur mon téléphone posé sur le siège d'à côté. Mais l'écran reste tristement noir. J'aurais voulu...je ne sais pas, un signe, un message. Il faut croire que les regrets ne sont faits que pour ceux qui les attendent.

Je serre le volant un peu plus fort. Je me sens dissipée, je suis consciente qu'à cet instant je ne suis plus tout à fait moi-même. Je fixe mon regard loin devant. La route jusqu'ici en ligne droite se modifie légèrement dans deux kilomètres. Je vais devoir ralentir ma vitesse afin de respecter la signalisation que je viens juste de croiser. À l'horizon, j'aperçois déjà l'enchaînement de courbes, tantôt d'un côté, puis rebiffant dans l'autre sens. Je connais cette route par cœur, pour l'avoir parcourue maintes fois, parfois sous une tempête apocalyptique. Je ne croise aucune voiture venant à contre sens, cela est assez surprenant sur cette petite partie boisée d'ordinaire très prisée l'été.

Au bout il y a la mer, c'est la seule voie pour y accéder. Mais aujourd'hui, personne ne semble vouloir faire le chemin pour se rafraîchir les mollets. J'ouvre la fenêtre afin que l'air chasse cette sensation de moiteur et de pesanteur dans l'habitacle. Une légère brise ramène jusqu'à moi cette agréable odeur de pins. Je hume ce parfum si envoûtant, mélange de sève et de résine.

Cela me ramène des années en arrière, quand avec mon plus jeune frère nous allions nous cacher dans cette forêt de pinèdes. Nous rentrions le soir les cheveux imprégnés de sels et sentant l'iode marine. Ce souvenir me fait sourire. Dès que l'on franchit cette partie de l'estuaire, on se sent tout de suite en vacances, j'ai toujours trouvé que cela relevait presque de la magie.

Je sens soudain monter en moi une assurance toute nouvelle, je suis ici chez moi. Enfin chez moi, rien ne peut arriver de pire. Mes épaules s'affaissent, soulagée tandis que j'esquisse un léger sourire. J'imagine la tête de Léon en me voyant débarquer avec l'équivalent de mon appartement dans le coffre.

Je ne suis pas revenue ici depuis la fin de mon mariage raté. Je n'étais pas faite pour ce gars-là, je commence à croire que je mérite tout ce qui m'arrive. Cela aurait pu marcher. Je le souhaitais tellement. Mais encore une fois j'avais tout gâché. La première fois que Davy est venu à moi, je l'ai trouvé extrêmement séduisant et drôle, cela était trop beau pour être vrai. Un tel ephèbe ne pouvait pas s'intéresser à une fille aussi banale que moi. Mais je suis trop complexe, trop instable. C'est ainsi que je l'ai perdu, pour avoir été trop moi-même. J'ai conscience que l'on ne peut se faire aimer de tout le monde... mais avec lui je trouvais qu'il y avait quelque chose de différent. Mais il faut avouer qu'il faut du courage pour me supporter.

Me voilà de nouveau libre. Libre et célibataire de surcroît. Je n'ai pas encore vraiment réfléchi à ce que j'allais faire de cette liberté si durement gagnée. Mais passer du temps avec ma famille au bord de l'eau en mode farniente me semble un bon début. Mes parents seront sans doute confus, coincés entre un sentiment de compassion, la nostalgie de nos repas à quatre sur la toute petite table de la cuisine. Et attristés de voir soudain débarquer leur trentenaire de fille.

Je viens de tout plaquer: mon mec, notre maison achetée il y a tout juste 6 mois , mon super job de designer.

Je m'attend à ce que chaque membre de la famille donne son avis sur ce que l'on peut nommer « l'événement » et sur ma vie ratée en générale.

Ma mère va soupirer, me soutenir un moment du regard comme pour me dire « je te l'avais bien dit, ma fille ».

Mon père restera silencieux, indifférent à ma peine ou peut être est-ce sa façon d'éviter une énième dispute familiale.

Quant à Léon... ahhhh Léon. J'imagine déjà la scène. Il attendra le bon moment, celui où on se retrouvera que tous les deux dans une pièce reculée de la maison comme le bureau, un lieu neutre de tout sentiment personnel. Ce seront les plus longues minutes de ma vie. Il commencera par dire que je le mérite, puis viendra les phrases bateaux sur le mariage, le divorce. On finira par se disputer sur sa manie de toujours mettre son nez dans mes affaires. Léon aura toujours le dernier mot... toujours. Dans ces moments-là, je me sens comme une petite fille se faisant gronder pour une bêtise. Ensuite, la journée continuera de se dérouler normalement, comme si on avait jamais eu cette conversation. Léon est la petite voix de la raison dans ma tête.

Je jette un regard furtif sur le siège arrière pour m'assurer que ma petite valise rouge avec le logo 64 sur le devant est toujours là. Quand je me concentre de nouveau, il est déjà trop tard pour revenir en arrière. En une fraction de secondes, je m'aperçois que mon pied droit appuie lourdement sur l'accélérateur. Avant que la voiture ne dévie de sa trajectoire, frôlant dans une course folle les pins droits et solides, je crois apercevoir une ombre traversant la route. Je n'ai presque pas le temps de crier. Je tente de protéger ma tête avec mes avant-bras, j'ai pourtant conscience que cela n'arrêtera pas la chute. J'ai le réflexe de fermer la bouche pour ne pas avaler trop d'eau lors de l'impact. Dans un choc violent, je plonge impuissante dans le lac qui longe ce paysage si familier.

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