Rencontrer

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Fuir. Partir de cet endroit. Les laisser à leurs foutus happenings, leurs orgies. Les laisser et ne pas se retourner. Oublier. Les oublier. L’oublier. Lui, cette crevure. Oublier celui qui l’a ruinée, qui l’a violée, qui a fait de chaque désir une torture. Après avoir soigneusement ignoré les appels de Gaëlle et Tristan en traversant la salle tout en retenant ses larmes, Nina s’était enfuie. Le cocon où elle pensait trouver la sérénité s’était avéré empoisonné.

Une fois dans la rue, elle prit une grande respiration sans cesser d’avancer. S’éloigner le plus possible de cet endroit maudit. « C’est qu’elle mouille bien, la truie. » Nina vit au loin des feux de voitures et se réfugia dans la ruelle à droite, le souffle coupé. Allait-elle seulement pouvoir s’en sortir un jour ? Allait-elle pouvoir vivre avec ce que lui avait fait subir cette infâme charogne ? Une main glissant sur la brique du bâtiment, Nina s’enfonça dans l’obscurité de la ruelle en hoquetant, sentant la douleur monter avec les larmes, sans réussir encore à lâcher prise.

Elle avançait sans but, titubant, sans vraiment voir où elle allait. Fuir, oublier. Il avait appuyé des deux mains sur ses épaules, tout en la besognant de force. Elle en avait eu des bleus. Elle repensa à son frère, qui, quelques semaines après son viol, lui avait demandé sur le même ton que s’il voulait savoir si elle avait relevé le courrier en rentrant : « Au fait, t’as fait un test ? ». Elle avait mis un certain temps avant de comprendre. Le VIH. Elle avait vite été rassurée en ayant ses règles quelques jours après, mais elle n’avait pas osé penser à cela. Heureusement, l’argent n’était pas un problème pour elle. Et dès le lendemain, elle se faisait faire une prise de sang. Mais l’argent ne faisait pas accélérer l’analyse. Cela avait été les trois jours les plus longs de sa vie. S’imaginer séropositive. S’imaginer le dire à ses parents. Et même s’imaginer leur mentir sur la cause de la contraction du virus, sous le regard sévère de son frère. Puis imaginer ses parents ne plus poser les yeux sur elle qu’en voyant la maladie, et la traînée qui avait baisé avec le premier venu sans capote. Mais la délivrance n’avait pas vraiment été au rendez-vous, lorsqu’elle avait appris être finalement négative. Cela n’enlevait pas ce que cet homme lui avait fait. Cela ne diminuait pas la douleur.

Ses talons résonnaient sur le macadam. Dans un moment de lucidité, elle se demanda où elle était. Elle ne reconnaissait rien. Les larmes ne vinrent pas. La peur reprit le dessus. Elle devait rentrer, mais était incapable de savoir dans quelle direction aller. Si elle avait pu monter dans une cage d’escalier, regarder par une fenêtre, elle aurait pu repérer l’église Sainte-Agnès. Mais elle n’osait même pas pousser une de ces portes.

Marchant recroquevillée sur elle-même, dans la position de la parfaite victime, Nina regardait les panneaux. Et ce sont finalement eux qui lui donnèrent une indication : elle se trouvait à l’exact opposé de son quartier. Elle sut immédiatement qu’elle n’était jamais allée aussi loin de chez elle à pieds. Jamais elle n’aurait consciemment osé venir jusque-là. Elle n’avait pas d’autre choix que de marcher, droit devant elle, les yeux rivés sur le bitume. Elle croisa quelques personnes qui la regardèrent de travers, mais rien de bien inquiétant. Du moins en apparence. Car Nina était morte de trouille. Chaque pas semblait la rapprocher d’un nouveau viol. Voire pire. Un mendiant qui l’agresserait au couteau pour son porte-feuilles ? Une femme qui n’arrive pas à joindre les deux bouts qui lui piquerait ses chaussures ? Que pouvait-il lui arriver dans ce quartier malfamé ?

Elle s’arrêta un instant, entendant des éclats de voix plus loin. Cela semblait venir d’une rue sur la gauche, un peu plus bas. Elle hésita. Peut-être y avait-il un moyen de les contourner ? Passer inaperçue ? Mais elle était lasse. Faire un détour, c’était reculer encore le moment où elle pourrait respirer. Alors elle prit son courage à deux mains et s’avança. Avec un peu de chance, le groupe serait un peu plus loin dans la rue et vu qu’elle allait tout droit, elle pourrait passer rapidement. Elle accéléra le pas, tendant une oreille vers les fêtards. Une fermeture de bar. Cela ne pouvait être que ça. Nina grimaça. C’était toujours le moment où les gens s’emmerdent, essayent de se mettre d’accord sur la suite de la soirée, attendent que les autres se mettent d’accord sur le fait qu’on se mette d’accord tous ensemble. Et il y en avait toujours un pour sauter sur la pauvre première nana qui passe par là, histoire de s’amuser un peu en attendant que les autres se mettent d’accord à leur place. Elle allait être la cible parfaite. Alors elle allongea le pas et baissa la tête sans la tourner sur la gauche. Surtout pas sur la gauche.

Elle ne fit que l’entendre sans le voir. Les portes du bar étaient bien plus proches que ce qu’elle avait espéré. Le comptoir était encore assailli de monde et il n’y avait finalement qu’une dizaine de personnes dehors. Mais il suffit d’un :

— Ben alors, la bourgeoise ? On s’est paumé ?

Nina ne répondit pas, ne cilla pas. Elle continua d’avancer. Elle n’était pas habituée. Elle aurait su, sinon, qu’il valait mieux le prendre à la rigolade, répondre une petite boutade puis demander son chemin. Ignorer un punk bourré n’est jamais la chose à faire. C’était sûrement pour cette raison qu’elle sentit une main sur son épaule.

— Hey ! Fais pas ta mégère, comme ça. T’es paumée ? Viens boire un coup, donc !

Un groupe se mit à rire, mais Nina n’osa même pas lever les yeux sur son interlocuteur. Elle réussit à répondre d’une petite voix tremblante :

— Je... Non, s’il vous plaît. Je dois rentrer. Laissez-moi y aller, s’il vous plaît.

Nina était au bord des larmes. Elle réussit à lever son regard sur lui et découvrit un jeune homme plutôt mignon, si ce n’était ses dents. Il était plus beau sans sourire et c’était quelque chose qu’elle n’avait jamais vu. Un court instant, elle eut le sentiment qu’avec lui, il ne pouvait rien lui arriver de mal. Un court instant seulement.

— Ben vas-y, dis-le, salope. C’est quoi ? On n’est pas assez bien pour toi ? Tu viens t’encanailler dans les quartiers malfamés pis une fois déçue, tu veux rentrer chez ta maman ? J’te paye juste un coup à boire, j’vais pas t’violer, merde. Moi, j’préfère qu’les femmes ouvrent grand leurs jambes d’elles-mêmes !

La belle bourgeoise à la peau noire se crispa de tout son être. Le groupe se mit à rire de plus belle. En jetant un coup d’œil vers eux, elle repéra par contre un autre petit attroupement de 5-6 personnes que le spectacle ne semblait pas amuser.

— Excusez-moi, réussit-elle à lui dire. Je veux pas d’embrouilles. Juste rentrer chez moi, je suis fatiguée.

Le punk se retourna vers ses potes en fanfaronnant :

— Z’avez vu ça, les mecs ? Les bourgeoises, c’est plus c’que c’était, sérieux ! Allez viens, merde, fais pas chier. J’te paye un coup, pis mes potes et moi, on t’escorte jusqu’à la porte de chez maman. Promis ! C’est qu’il faut pas trop traîner toute seule dans l’coin à cette heure-ci sapée comme ça. Pourrait t’arriver des tuiles !

Rires. Crispation. Nina était incapable de bouger. Incapable de s’enfuir, incapable d’accepter l’invitation. « C’était délicieux, p’tite chienne. » Nina n’entendait plus les rires, plus que cette voix dans sa tête, celle de son agresseur. Elle l’entendait avec une clarté qui lui glaçait le sang. Elle avait fini par se laisser faire. C’est seulement à cet instant qu’elle s’en rappela. Elle ne s’était pas débattue jusqu’au bout. « Comment j’te fais mouiller, sale pute, ça glisse comme dans du beurre.» Est-ce que ça voulait dire qu’elle y avait pris du plaisir ? Non, impossible. Mais alors ? Pourquoi avoir accepté de ne rien dire ? Pourquoi n’avait-elle pas envoyé son frère bouler et n’était-elle pas allé voir ses parents ? Eux auraient su quoi faire. Eux n’auraient pensé qu’à elle. Elle était cette traînée que ses parents aurait vue si elle avait été séropositive. Elle avait été violée et se retrouvait encore dans la situation de se faire violer, cette fois par plusieurs hommes. Elle ne voyait qu’une raison à cela : elle avait aimé ça. Elle ne l’acceptait pas, tout son être rejetait cette idée à cet instant, mais elle était persuadée que ça ne pouvait être que ça.

Le gars continuait d’essayer de la traîner jusqu’au bar. Elle fit un pas, puis deux, résignée. Plus loin, très loin pour elle, les amis du garçon entraient en discussion agitée avec le groupe de 5-6 qu’elle avait repéré. Ils semblaient vouloir que ça s’arrête, alors que les autres défendaient leur copain et leur barraient le chemin. Mais Nina était ailleurs. Elle se laissa traîner sur un pas de plus, le souffle coupé par ses propres pensées. Elle revoyait la scène, sentait son corps se détendre, abandonner la lutte contre cet homme trop fort pour elle. C’est à ce moment qu’il avait commencé à lui parler. Elle lui avait laissé l’occasion de le faire. C’était sa faute à elle. Elle n’était qu’une truie qui avait laissé un homme abuser d’elle. Elle se croyait être une battante parce qu’elle avait vécu quelques années dans la misère africaine. Mais il n’en était rien. À la première occasion, elle avait baissé les bras.

Elle sentait les larmes monter enfin. Elles allaient exploser. En public. Mais tant pis. Elle avait besoin que ça sorte. Elle sentait déjà le bien que ça allait faire. Avoir honte devant des gens qu’elle ne reverrait sûrement jamais n’était pas la fin du monde, comparé au bien que ça faisait de pleurer. Mais elle dut attendre encore. Alors qu’ils arrivaient à quelques mètres de la porte du bar, elle la vit.

Ce n’était pas tant son physique que son attitude. Nina se dit que c’était comme ça qu’elle voulait être : sûre d’elle, n’ayant peur de rien, et se foutant bien des conséquences de ses actes sur les autres. Elle avançait droit sur le type qui la tirait, ne lui laissa aucune chance de réagir. Elle sentait bon l’alcool, le tabac et la transpiration. Elle avait les pupilles dilatées fixées sur sa cible, les mâchoires serrées qui faisaient saillir ses muscles maxillaires. Nina se retrouva presque collée à elle lorsque Liz chopa les couilles du gars dans sa main et serra fort.

Le punk lâcha Nina et se plia en deux. Mais Liz ne lâcha pas. Clope au bec, la bière dans une main, elle le prévint :

— Tu fais encore chier une nana devant moi, Stéphane, et je te jure que je fais de la compote avec tes couilles.

D’un coup de ranger, elle le repoussa. Ses amis étaient restés cloués sur place. Liz s’avala une bonne gorgée de bière, pendant que quelques amis à elle s’approchaient, l’entouraient, au cas où les coups se mettraient à pleuvoir. Nina était stupéfaite. Liz lui sourit en coin, vite fait, avant de s’assurer que les choses se calmaient. Stéphane et ses amis s’éloignaient du bar.

Enfin, Liz revint vers Nina, alors que tout le monde repartait dans sa discussion. Elle lui caressa le bras pour la réveiller. La black la fixait comme une ahurie et ça la fit ricaner :

— Ben alors ? On dirait que t’as vu un fantôme. Tu veux que je te pince pour t’assurer que tu rêves pas ?

Nina la trouva magnifique. Elle se mit à sourire béatement. Puis craqua. Elle sauta à son cou, la serra contre elle et se mit à pleurer toutes les larmes de son corps. Liz ouvrit grand les bras, par réflexe, pour ne pas renverser sa bière. Elle regarda autour d’elle et vit Véro ricaner avant de se cacher derrière son guitariste. Pas question qu’elle l’aide ! Elle avait voulu jouer les héroïnes, elle s’en dépatouillerait toute seule.

Nina gémissait sur l’épaule de Liz qui ne savait pas trop quoi faire. Elle ne pouvait pas l’envoyer paître, mais elle n’était pas vraiment non plus du genre à consoler les bourgeoises au cœur brisé. Aussi belles soient-elles. Elle tira une dernière bouffée sur sa clope et la balança. Elle tapota l’omoplate de Nina en espérant que ça l’aide, si ce n’est à la calmer, au moins à ce qu’elle la lâche. Ce qui prit un peu de temps, que Liz mit à profit pour la renifler. Elle aimait son odeur. Enfin, celle de ses cheveux, en tout cas, qui lui chatouillaient le visage dès que Nina bougeait la tête. Elle avait senti ses seins s’écraser contre les siens. Ils avaient l’air doux, comme son épaule. Et maintenant qu’elle la tenait par les hanches comme pour un slow, elle sentait ses formes généreuses.

Lorsque Nina réussit à se reprendre et à quitter son épaule, elle s’excusa, la remercia. Environ mille fois chacun. Ce qui fit rire Liz.

— Ça te dit de marcher un peu ? Tu fumes ? lui demanda-t-elle en lui tendant son paquet ouvert.

— Non, répondit Nina en en prenant une.

Liz ricana sans la quitter des yeux. Leurs regards se croisèrent et Liz en oublia tous ses potes. Elle sortit son briquet de sa poche sans pouvoir décrocher ses yeux de Nina et la regarda tousser, le regard rieur.

À quelques mètres de là, Véro était aux anges. Elle s’était bien planquée derrière son guitariste, mais n’avait rien raté de ce moment-là, en bonne fouine qu’elle savait être. L’étincelle qu’elle attendait de voir depuis si longtemps dans les yeux de son amie la plus chère venait d’apparaître. Cette soirée était vraiment réussie. Elle eut tout de même un petit pincement au cœur en surprenant le regard d’Alan qui entrait dans le bar. Lui aussi avait compris. Tout le monde avait compris sauf Liz et Nina.

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