Chapitre 5
Quelques jours plus tard, Jude rassembla les affaires de sa mère, résolue à la confier à l’Hospice. Il s’agissait de la meilleure solution : le déplacement serait difficile, mais elle serait entourée de savants qui sauraient veiller sur elle. C’était ainsi que Jude espérait taire les voix lui répétant sans relâche : « Tu vas juste te débarrasser d’elle, comme tout le monde. Elle mourra seule et abandonnée . »
Dans l’office où Thalia notait ses observations et effectuait ses tâches, Jude prit le temps de fouiller tous les tiroirs. Son remplacement aurait besoin de documentation.
De nombreux textes et gravures encadrées étaient accrochés au dessus du bureau. Il s’agissait de souvenirs, conservés par nostalgie. Jude remarqua de nombreux courriers d’admirateurs, le portrait illustré de toute sa compagnie de héros et une peinture maladroite, supposée la représenter transposant ses mémoires du bout des doigts, qui occupait le centre de cet ensemble.
Jude se souvenait parfaitement bien de ce portrait, puisqu’elle l’avait peint. A sept ans, pour l’anniversaire fêté en grande pompe de sa mère, elle avait mis tout son amour et son maigre talent dans ce petit tableau. Les invités puissants et prestigieux s’étaient moqués d’elle. Leurs enfants faisaient mieux, eux ! Le silence gêné de Thalia avait confirmé cet échec. Revoir ce cadeau à une place de choix, tant d’années plus tard, réchauffa le cœur engourdi de Jude.
Alors qu’elle décrochait sa toute première œuvre pour mieux l’observer, l’artiste eut un déclic, une idée née par espoir plutôt qu’une volonté de défi ou de fuite.
Abandonnant son rangement, elle demanda une audience au conseil d’Herparra. Le maire Pontias la reçut seul en huis clos.
Cette situation intimidante n’effraya pas Jude, qui présenta son projet.
- Je souhaite remplacer les archives endommagés par des tableaux. Ils retraceront les évènements de la Guerre du Fer et honoreront la mémoire de ses héros.
Pontias leva les sourcil, intrigué mais visiblement peu séduit.
- C’est un projet ambitieux… Pensez vous pouvoir réaliser trois mille peinture à vous seule ?
Ce nombre faisait référence aux codex, transposés sur une période de dix ans. Il n’était évidemment pas question de reproduire un tel chiffre en si peu de temps. Jude expliqua que les tableaux seraient assez grands pour contenir un niveau suffisant de détails, pas aussi précis que les archives de Thalia, mais assez compréhensif et visuellement plaisant pour les visiteurs.
Pontias hocha la tête. Il appréciait cette volonté de plaire à un plus large public. Jude précisa qu’elle comptait mobiliser de nombreux artistes et historiens venus d’Herparra et des alentours pour réaliser une œuvre collective. Le maire apprécia cette initiative, mais une contrainte subsistait.
- Vous n’avez pas mentionné les praticiens de l’Essence. La rapidité dont avait fait preuve votre mère avait grandement rassuré nos mécènes, à l’époque. Il faudrait s’assurer que les mêmes méthodes de transposition puissent s’appliquer aux tableaux. Vous pourriez garder un rôle de supervision.
Le sang de Jude se glaça.
- Ce serait une très mauvaise idée, Monsieur.
Pontias se renfrogna. Il n’avait pas l’habitude qu’on lui oppose un refus aussi direct. Il eut une moue de dédain.
- Ah oui ? Je ne savais pas que c’était une mauvaise idée de joindre rapidité et efficacité.
- Ce n’en est pas une, jusqu’à ce que l’Essence devienne incontrôlable.
Un silence de plomb tomba dans l’office privée. Pontias perdit son sourire narquois et dut admettre que l’intervention de praticiens comportait des risques.
- Je comprends votre appréhension. Cependant, le mal ayant frappé votre mère est un cas isolé. Il est tout aussi probable que l’expérience se déroule le mieux du monde.
Jude repensa aux codex, leurs écrits que tous croyaient immuables, balayés au même instant que les souvenirs de sa créatrice. Les paroles des maitres lui revenaient en mémoire : tant que Thalia vivrait, l’Essence serait incontrôlable. Sa mort, en revanche, pourrait tout effacer.
Jude fit part de cette réflexion et fut rassurée de constater que le Maire restait sans voix. Il soupira, redressa ses lunettes rondes et accepta enfin d’être patient.
- Nous attendrons le… départ de votre mère pour déterminer si le projet nécessite l’intervention d’un praticien. Vous avez le soutien du conseil pour commencer le chantier. Ce sera toujours ça de pris.
- Vous confirmez que ma mère pourra rester dans la tour, en attendant ?
Pontias réfléchit quelques secondes, puis hocha la tête, les lèvres pincées.
Suite à cette audience, les Archives Victorieuses furent à nouveau peuplés de passionnés, rassemblés pour faire renaître de leurs cendres les mémoires d’Herparra. La tour fut nettoyée, débarrassée de toute trace des malheurs passés pour laisser place aux gigantesques toiles, pour le moment à l’état de croquis. Jude veillait toujours sur sur sa mère, profitant de ses longues siestes pour apporter ses conseils et ses visions. Seules les projections, réduites à des formes abstraites vaguement humaines rappelait les épreuves encore à surmonter. Alitée, Thalia ne répondait plus, n’avalait plus sa nourriture. Ses yeux vitreux, presque blancs ne donnaient plus signe de vie. Pourtant, elle respirait encore.
Dans ses moments d’éveil, de plus en plus rares, Jude de quittait pas son chevet. Elle n’espérait plus de réaction, ni de reconnaissance, mais une mort rapide et sans douleur. Ce souhait lui parut d’une cruauté innommable, mais c’était pourtant le meilleur.
Un soir, alors que la tour se vidait de son peuple parti se reposer, Jude constata que les étages étaient vides de projections. En temps normal, elle en croisait au moins une, figure pathétique chuchotant des onomatopées dans une lueur bleuâtre. Elle monta dans la chambre de Thalia, alertée par un pressentiment.
Autour du grand lit à baldaquin orné d’étoffes blanches, les projections entouraient leur créatrice. A la surprise de Jude, elles avaient retrouvé leur apparence originelle. En se rapprochant, elles semblaient même plus lumineuses, plus détaillées. Le même sourire apaisant se lisait sur leurs visages.
Thalia les contemplait d’un œil vif, rempli d’amour, de révérence et de respect. Elle semblait tous les reconnaître, comme si elle n’avait jamais été malade.
Jude n’osa pas la déranger. Son cœur battit la chamade. Assistait-elle à un miracle ? Son instinct lui disait le contraire.
Thalia ouvrit la bouche pour prononcer un unique mot.
- Merci.
Les projections tombèrent en poussière d’argent. Thalia ne bougea plus. La vie quitta ses yeux encore ouverts.
Immobile, le souffle coupé. Jude ne ressentait aucune peine. Seulement de la gratitude face à cette mort libératrice.

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