VIII

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Les lames d’ombres tranchaient les membres des araignées au rythme d’une danse sanglante alors que les Dévoreurs restaient en retrait. Sous sa capuche cendrée, la bouche de l’Infern se tordit en un sourire. Le sang giclait dans l’air ; Haemir et Ran ne faiblissaient pas, même si pour une créature morte, deux autres prenaient la place.

  • Bordel, d’habitude ces merdes restent dans les grottes ! s’écria Ran. J’en ai jamais vu autant !
  • Va falloir écourter le combat, fit Haemir, en massant son épaule gauche. Si on tue les Dévoreurs et l’Infern, elles s’en iront.
  • Et tu comptes t’y prendre comment ?
  • Comme au bon vieux temps. C’est pas le premier qu’on affronte. Tu te souviens ? La meilleure stratégie, c’est ?
  • Quand on en a pas.

D’un seul homme, les deux amis foncèrent dans le tas et éviscérèrent de nombreuses araignées pour arriver en face d’une rangée de Dévoreurs ignobles qui les attendaient. L’Infern, lui, ne bougeait toujours pas ; Ran lui lança l’une de ses dagues, qui se consuma à quelques centimètres de son visage de feu.

  • Comme vous êtes pathétiques ! Une dague ? Vraiment ? A l’époque vous aviez de la jugeote, peut-être que c’étaient les mages qui vous faisaient réfléchir finalement. Je ne ressens aucune magie et je sens que vos corps sont fatigués. Je vais les laisser s’occuper de vous.

La voix continuait de marteler les tempes des deux Ecorchés alors que les Dévoreurs attendaient l’ordre de passer à l’attaque.

  • Qui te dit qu’on est seuls ? tenta Haemir. Tu ignores beaucoup de choses à propos de la magie, il est possible de dissimuler son pouvoir.
  • Balivernes ! On a tué tous les mages à l’époque et ce ne sont pas vos petits sorciers de pacotille qui se terrent loin de nous qui pourraient faire quelque chose.

« Sorciers de pacotille », Haemir écarquilla les yeux. Il restait des détenteurs du don finalement. Voilà qui leur laissait un infime espoir. Ragaillardis, les deux amis crièrent et entamèrent le combat. Les Dévoreurs, bien que mené par l’Infern, restaient fidèles à leur habitude et attaquèrent tous en même temps sans la moindre stratégie. Bien mal leur en prit, puisqu’ils succombèrent dans la seconde, la tête et les membres tranchés. Il en arrivait encore. De nombreuses araignées firent leur apparition mais restèrent en retrait, incapables d’avancer. Des animaux sauvages sortirent de la forêt pour se poster derrière les Ecorchés.

  • Ran ? On n'a pas le choix, autant pour les Dévoreurs, il nous suffit d’utiliser nos « capacités », cracha Haemir, mais pour l’Infern on doit accepter et faire appel à la Ligne de Sang.
  • Ca fait si longtemps… tu crois que ça va fonctionner alors que les mages ne sont plus là ? Je n’ai plus tenté depuis la grande bataille.
  • Moi non plus, et c’est bien la dernière chose dont j’ai envie, mais va falloir.
  • Laisse-moi faire alors, j’ai plus de « chance » de me contrôler. Je ne voudrais pas, comme la dernière fois, que tu…

Il ne finit pas sa phrase ; les deux Ecorchés suffoquaient. Le rire de l’Infern retentit sous les Braises d’Ebènes qui continuaient de recouvrir Ahoos. Une intense onde de chaleur jaillit de la créature, craquela le sol. L’heure n’était plus à la réflexion, Haemir se jeta sur les Dévoreurs, trancha leurs membres à une vitesse déconcertante. L’ancien capitaine des Ecorchés restait fidèle à sa réputation : il dansait avec la mort entre les créatures, aucune n’arrivait à le toucher, mais au fond de lui il savait qu’il allait commencer à fatiguer et qu’il leur fallait écourter l’affrontement.

Ran avait les yeux fermés, sa bouche remuait lentement.

« Moi Ran, Ecorché, accepte que la Ligne de Sang soit ouverte

De ne plus faire qu’un avec la Lande Morte

De renier mon humanité »

Il répétait ses mots de plus en plus vite, de plus en plus fort, rouvrit les yeux : ses iris rougeoyaient, des flammes y dansaient, des flammes sombres, cruelles, mortelles. Sa peau se mit à noircir…

L’Infern sentit la situation lui échapper, il recula puis disparut dans un tourbillon de fumée, très vite suivi par quelques Dévoreurs qui détalèrent plus vite qu’ils n’étaient arrivés. Les araignées, elles, cessèrent leur combat contre les animaux de la forêt et fuirent vers la forêt et les grottes alentours. Haemir enfonça son épée dans le crâne d’un des monstres et tomba à genoux, épuisé. Mais il ne pouvait s’arrêter maintenant, il devait rappeler Ran.

  • Ran ! C’est bon tu peux arrêter, l’Infern est parti, cria-t-il en s’approchant de lui.
  • Pas besoin de crier, mon vieux ! Je suis là.
  • Déjà ? Mais comment…
  • J’ai pas prévu d’aller jusqu’au bout, je me suis dis que si l’Infern se rappelait avoir tué nos mages, il se rappellerait aussi ce dont on est capable.
  • T’es pas possible ! T’as misé là-dessus, t’as vraiment la plus grosse paire de couilles d’Ahoos !

Epuisés mais vivants, ils se soutinrent pour avancer entre les cadavres démembrés des Dévoreurs, les carcasses des araignées d’où jaillissait encore du sang vert et les corps des animaux de la forêt. Chevaux, sangliers, cerfs et autres bêtes étaient venus les aider, pour la première fois depuis très longtemps. Tout n’était donc pas perdu.

Alors qu’ils s’agenouillaient pour prier afin que l’esprit des animaux parte en paix, il se mit à pleuvoir. La Nature pleurait bel et bien la faune.

  • Tu savais qu’il restait des sorciers ? demanda Haemir au bout de quelques minutes de silence.
  • Bien sûr ! répondit Ran en décollant quelques mèches égarées devant ses yeux, des anciens disciples de ceux qu’on a connu, y a pas de quoi en faire tout un plat. L’Infern avait raison, c’est pas eux qui vont faire la différence.
  • Mais t’as bien vu comme moi les animaux de la forêt qui sont venus à notre secours. Ils ne l’ont pas décidé… moi je te dis que ça cache un sorcier, et c’est pas un sort à la portée de tous.
  • Un coup de bol ! Les animaux veulent aussi sauver Ahoos.
  • Peut-être…
  • Dans tous les cas, on ne peut rien y faire.
  • T’as raison. Allons voir Lafris et prions pour qu’il accepte de nous aider. C’est par où déjà ?
  • A quelques lieux d’ici. Bordel ! s’exclama Ran en se tapant le front. J’espère que nos chevaux n’ont pas pris la fuite.

Le pas lourd, ils laissèrent la Vallée des Cendres derrière eux ; le Pilier tenait encore debout, mais ils ne devaient pas tarder. Par chance, leurs montures n’avaient pas bougé. C’est au galop qu’ils reprirent la route, les muscles endoloris, appréhendant la suite des événements.

Les Braises d’Ebènes continuaient de tomber partout sur Ahoos, fines mais douloureuses pour les malheureux n’ayant pas de quoi se vêtir. Cependant, Haemir nota qu’elles avaient quelque peu diminué. Renfrogné, il donna un coup de talon au flanc de son cheval pour accélérer. Le trajet, dans un silence glacial, fut de courte durée.

Les deux amis ralentirent leurs montures, les amenèrent boire dans un petit lac, puis continuèrent au pas jusqu’à une double porte entourée des deux côtés par d’immenses murailles. Sur les remparts, des soldats les toisaient.

  • Déclinez votre identité, ordonna l’un des gardes en tirant une flèche à quelques centimètres d’eux.
  • Nous sommes de vieux amis de La…
  • Nous sommes de très vieilles connaissances de notre bien aimé Lykke, le Seigneur aux Gants d’Argent, reprit Ran. Nous venons de très loin et nous espérons avoir une audience très prochaine.
  • Entrez, et ne faites pas de vagues, conseilla l’un des autres gardes en donnant l’ordre d’ouvrir les portes.

Dans le lointain se dressait le château de Jalaar, les tours semblant tutoyer les nuages, un signe d’opulence qui n’attira même pas leur attention. Même résultat pour les clameurs qui s’élevaient de l’intérieur ou les odeurs de nourriture. Devant eux, que ce soit à droite ou à gauche, des longues lances plantées dans le sol. Ils remarquèrent la terre remuée récemment, mais leurs yeux se braquèrent sur ce qui surplombait les piques : des têtes de Dévoreurs.

  • Y a pas à dire, Lafris est toujours aussi accueillant, s’amusa Haemir en descendant de son cheval.

Une fois les portes passées, les deux amis furent surpris de la différence avec l’extérieur. Même si l’oppression de la Lande Morte restait palpable, le reste dénotait totalement avec la réalité. Les cendres qui recouvraient le sol étaient constamment balayées par des esclaves en tuniques miteuses. Ils portaient plusieurs seaux en terre et faisaient des allers-retours vers différentes cabanes en bois, puis revenaient à la hâte. Des musiciens paradaient, instruments en main, chantonnant des refrains pour contrer la morosité du monde extérieur.

Des travailleurs, les traits tirés par la fatigue, mais un sourire toujours gravé, débardaient le long des étals des rondins de bois et des marchandises en tout genre avec une efficacité déconcertante.

Après quelques minutes d’errance, les deux Ecorchés se rapprochaient du château.

  • La nuit ne va pas tarder à se montrer, fit Haemir en s’arrêtant devant une enseigne.
  • Et tu veux la passer ici avant d’aller voir Lafris ? T’es pas si fatigué que ça alors ! blagua Ran en lui tapant sur l’épaule.

Haemir regarda plus attentivement l’enseigne légèrement de travers et où l’on pouvait y voir la représentation d’un homme et d’une femme dans leur plus simple appareil, soulignée par une phrase : « Chez Ord, le goût du plaisir ». Il était vraiment fatigué, il n’avait plus le courage de marcher pour trouver un autre établissement. Tout en poussant les portes battantes, les deux amis furent accueillis par l’odeur de la vinasse, de la ripaille et du sexe.

Des courtisanes aux jupes fendues, mantilles en dentelle blanche recouvrant à moitié le visage, et lèvres charnues habillées de rouge et de noir slalomaient entre les tables. Dans le fond, sur une estrade à peine surélevée dansaient quelques personnes quasiment dévêtues, dandinant lascivement, le tout sur une mélodie jouée par un jeune homme.

Epuisés, ils n’avaient même pas en tête de boire un coup ou de passer du bon temps : il leur fallait une chambre, et vite.

Un homme rondelet s’approcha, dans une redingote pourpre, attifé à outrance par des bijoux, tous ses doigts sertis de pierres brillantes. Le taulier de l’établissement sans aucun doute.

  • Bienvenue à vous voyageurs ! Vous êtes ici en mon humble demeure, celle où l’envie et la luxure demeurent, où le plaisir jamais ne se meure.
  • On imagine bien, répondit Haemir en baillant à s’en décrocher la mâchoire. Malheureusement, on est vraiment fatigué et on voudrait une chambre, un ou deux lits peu importe. Même un matelas sur le sol…
  • Oh mais voyons ! Vous êtes chez Ord pardi ! Les chambres sont luxueuses, et proposées avec une charmante compagnie.
  • C’est très aimable de votre part, mais juste une chambre, ça nous suffira.
  • Je me dois d’insister et de vous dire que si vous ne consommez pas, vous devrez…

Sa voix s’étrangla lorsqu’il vit les marques des Ecorchés. Son teint devint livide ; néanmoins il lissa sa redingote et tenta de reprendre contenance.

  • Pardonnez-moi, je… ne savais pas que… vous étiez…
  • Ne vous inquiétez, on ne veut qu’une chambre, insista Ran, qui avait vu qu’Haemir commençait à perdre patience.
  • Ce sera fait, messieurs. Tenez, dit-il en prenant une clé de sa poche. Vous montez et c’est au fond à gauche, la chambre 7.

Il n’avait pas menti : la chambre était luxueuse pour un bordel, un grand lit, des oreillers moelleux, quelques bougies disposées ici et là et des bouteilles remplies à ras-bord. La porte fermée, ils n’entendirent plus les rires et les râles en bas. Le calme absolu.

  • Ca marche toujours à ce que je vois ! s’amusa Ran en ôtant ses braies.
  • Quoi donc ?
  • Notre marque ! On inspire encore le respect.
  • Ou la crainte, va savoir.
  • Les deux je crois bien, ah ah !

Ils s’enfilèrent toutes les bouteilles, en silence, jusqu’à ce qu’ils sombrent.

Dehors, le ciel d’huile devenait graisseux, d’un noir laiteux et les oiseaux chutaient dans d’ignobles hurlées. La Lande Morte se réveillait. Pleinement. Alors que les Braises d’Ebènes avaient cessé de tomber, signe annonciateur de l’avancée de la fin des temps, le glas lugubre retentissait à nouveau, pour la première fois depuis trente-trois ans.

Et pendant ce temps-là, Haemir et Ran ronflaient et cuvaient.

Fin de la première partie

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