Chapitre 21.1

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Elle se trouvait en territoire ennemi, celui des Drægans. Elle le sentait. Elle en eut la confirmation en voyant les labirés.

La plupart, qu’ils soient officiers ou serviteurs particuliers, hommes de troupe ou d’entretien, techniciens ou mécaniciens, dormait. Les autres, moins d’un quart d’entre eux, essayaient de tuer le temps comme ils le pouvaient. Chacun sentait qu’à tout moment une attaque pouvait avoir lieu et mettre encore plus à mal ce qui restait de leur empire.

Bien que les labirés au service des Drægans aient émis des doutes sur la notion de "dieux", ils considéraient néanmoins ces derniers comme leurs "maîtres", car ils subvenaient à leurs besoins essentiels. Dieux ou pas, et ne gouvernant plus d'empires pour la majorité d'entre eux, ils protégeaient leur famille, leurs amis, et leurs biens. Le fait qu’ils ne guerroyaient plus les uns contre les autres était une autre bon aspect de leur condition pour les labirés.

Drægans comme labirés, ils ne relâchaient jamais leur vigilance comme s'ils sentaient confusément qu’un nouvel ennemi frapperait, tôt ou tard, aux portes des systèmes de la galaxie dans lesquelles ils vivaient encore.

Le seul endroit où régnait une véritable activité était la piste d’appontage d'un énorme vaisseau, ventru comme une baleine. Vu de l'extérieur, il en avait d'ailleurs la forme. Neuf navettes y étaient alignées.

Chacune transportait des Chanceliers, et des Drægans mineurs.

Lorsque ces derniers se croisaient, ils ne s’adressaient pas la parole. Ils se contentaient de s’observer à la dérobée puis ils s’éparpillaient dans le vaisseau de leur hôte, comme s’ils en connaissaient parfaitement les couloirs dont les faibles lumières bourdonnaient comme les abeilles d’une ruche. Ce qui n’était qu’une apparence, car rares parmi eux étaient ceux qui y avaient mis les pieds avant ce jour.

Esmelia en déduisit instinctivement, d’une part, que tous les vaisseaux drægans étaient construits sur le même modèle. D’autre part, elle devina que leur hôte avait pris soin de mettre à la disposition de ses invités des quartiers suffisamment éloignés des uns et des autres pour qu’ils n’aient pas à se rencontrer plus que ne l’exigeait leur protocole.

Elle ignorait si Baal avait apprécié l’attention…

Elle percevait des bruissements, des craquements, des grincements, des sifflements, des martèlements… Tous les sons d’une activité souterraine propre à un gigantesque vaisseau spatial, qu’il soit de conception dræganne ou non.

Ces vaisseaux vivaient leur propre vie. Ses habitants invisibles faisaient ce qu’ils avaient à faire, conscients que la moindre erreur pouvait coûter la vie de tous ceux qui se trouvaient à bord, ainsi que la leur.

Mais ce qu’ils craignaient par-dessus tout, c’est l’opprobre qui serait jetée sur eux, sur leur famille et sur leurs descendants, s’ils commettaient le moindre impair en matière de navigation comme en matière d'étiquette. Une honte qu’aucun ne souhaitait avoir à subir. Pour éviter cela, ils étaient prêts à accepter toutes les contraintes et bien des sacrifices. L'art de naviguer entre les mondes Quelles que soient leur nature et leur échelle...

Pour l’heure, ils se montraient extrêmement discrets mais, à n’en pas douter, ils devaient faire preuve d’une vigilance toute aussi extrême.

La moindre erreur de navigation pouvait entraîner une collision en chaîne entre les vaisseaux.

Aucun Drægan ne tenait à voir l’Histoire de sa civilisation s’achever sur le premier carambolage de l’Histoire de la navigation spatiale, toutes espèces confondues. Nul ne souhaitait être le responsable d’une inscription au Livre des Toutes Premières Fois Peu Glorieuses.

Comme tous les vaisseaux regroupés autour de Lahassa, l’une des deux planètes viables de la galaxie de Tur’in, le vaisseau de leur hôte était passé en mode furtif, invisible et surtout immobile, peu après l’arrivée de la dernière navette.

Le temps lui échappa soudainement. Esmelia n'aurait su dire comment si ce n'était : comme dans tous les rêves. Le temps était déjà une abstraction par nature. Dans les rêve, il n'avait pas forcément de sens ou d'existence.

Tout en suivant deux Drægannes, elle s’était sentie investie par des pensées qui lui venaient de partout dans le vaisseau - était-ce le même vaisseau ? - et au-delà.

Autre sensation curieuse, celle de se sentir elle-même et toute autre à la fois, sans doute sous l’influence de son rêve. Ce n’était pas foncièrement désagréable, au contraire. Si elle creusait un peu ce sentiment, cela devenait effarant, étourdissant, vertigineux même. Si elle avait été sur ses jambes, elle n'aurait sûrement pas pu se tenir debout. Cela avait que quelque chose de si effrayant qu’instinctivement, elle lutta pour rester objective, et, surtout garder ses distances avec cette autre partie d'elle qui lui était étrangère, et qui cherchait à prendre le contrôle de son corps et de son âme.

Elle décida de s’intéresser aux Drægannes pour oublier son mal.

L’une se nommait Perséphone, l’autre Ereshkigal. Elles étaient arrivées sur le vaisseau d’un troisième Drægan, Enki.

Perséphone était une jeune femme grande et élancée dont on pouvait rarement oublier la présence. Il y avait en elle une forme de retenue, une grâce aristocratique rehaussée par sa tenue vestimentaire, une cape noire qui épousait les lignes de son corps svelte et qui attirait immédiatement les regards.

La plupart du temps, sa capuche sombre cachait ses longs cheveux d’un blond presque doré, son front haut et son regard d’un bleu cristallin brillant d’intelligence. Son visage pouvait passer pour celui d’une poupée de porcelaine avec ses grands yeux et son nez légèrement retroussé, mais il évoquait davantage la tête d’une musaraigne par sa vivacité. Elle avait encore une bouche aux lèvres fines peintes en rose pâle. Son maquillage discret était son seul artifice. Ce qui offrait un contraste flagrant avec celui d’Ereshkigal.

Perséphone n’était pas du genre à s’embarrasser de bijoux et autres rocailles dont se paraient d’autres déesses. En fait, elle n’avait sur elle, en tout et pour tout, que sa lourde cape de velours noir.

Ce vêtement suggérait immanquablement une autre silhouette, bien qu’on lui eût normalement donné une cinquantaine de centimètres de hauteur en plus, guère plus d’épaisseur, et une très bonne conservation osseuse. Il ne lui manquait plus qu’un outil qu’elle pouvait sans doute trouver dans les contrées agricoles archaïques sur lesquelles la déesse avait encore quelque influence.


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