Prologue 01.2

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Elle devait être impérativement semblable aux humains de cette planète, de cette époque, et non être une revenante, un spectre dans une enveloppe étrangère.

Le langage était une de ces fonctions essentielles pour y parvenir, et difficile à acquérir.

Ce n’était pas qu’elle ne voulait pas parler. Elle ne le pouvait pas. Elle avait essayé, mais sa gorge refusait d’obéir. Les mots restaient coincés à mi-chemin entre son cerveau et ses cordes vocales. Elle se souviendrait longtemps de la douleur… de sa gorge enflammée… au moment de l'ancrage et dans les jours qui avaient suivi.

Ce mal s’ajoutait à la crainte de ne pas pouvoir se greffer à son nouvel organisme et de ne pas lui survivre.

Il lui fallait comprendre de nouveau le mode d’emploi de la machine complexe, de cet instrument neuf, si délicat et sensible. Le faire fonctionner ne devait pas être si compliqué. Elle avait tant de choses à préparer dans cet univers.

Elle avait oublié lesquelles, mais elle s’en rappellerait l’heure venue. Comme avec ce corps, elle était encore en territoire inconnu.

Dans pareilles conditions, difficile de s’exprimer avec les humains de son âge.

Les Darwin renoncèrent à l’envoyer au pensionnat dans lequel ses parents l’avaient inscrite.

L’oncle Charles et la tante Emma repoussèrent aussi l’idée de la placer dans une institution spécialisée comme le préconisa un médecin.

Et, si elle refusait de parler, au moins elle savait écouter, et apprendre.

Ils n’en doutèrent pas un instant.

Depuis que L’Étranger avait élu domicile chez les Darwin, elle allait régulièrement le retrouver dans sa chambre lorsque la servante automate s’y rendait pour y faire un peu de de ménage après avoir déposé, sur la table de chevet, un solide breakfast composé d’œufs, de saucisses, de bacon, de haricots, de toasts grillés et beurrés accompagnés de quelques viennoiseries et de fruits secs.

Ou en fin de matinée, au laboratoire du vieux scientifique avec lequel il avait de longues discussions sur l'univers et les différentes formes de vie que l'on pouvait y trouver, et sur la nature profonde de l'être humain.

Ou encore à l’orangerie l’après-midi après sa sieste.

Elle préférait nettement cette dernière, avec ses grandes verrières protégeant les plantes exotiques ramenées de ses voyages par le scientifique, plutôt que son laboratoire sombre, aux odeurs de mort, encombré d’objets énigmatiques et menaçants, et d’animaux empaillés.

De plus, dans la serre, il y faisait chaud et humide. Cela lui procurait une profonde impression de bien-être et de sécurité. L’eau, la végétation…

Si elle avait été un animal, elle aurait probablement été l’un de ceux vivant dans une forêt tropicale. Peut-être un de ces singes jaunes ou oranges que des explorateurs prétendaient avoir vus, ou bien un jaguar.

Elle recherchait la compagnie de L’Étranger pour ses fabuleux récits mythologiques et pour ces mondes merveilleusement incroyables qu’il disait avoir visités.

Ce n'était pas qu'elle avait envie de s'y rendre lorsqu'elle serait adulte, mais elle avait ressenti la nécessité oppressante de le savoir proche d’elle, de le surveiller. L’état dans lequel il se trouvait ne lui permettait pourtant pas de se montrer dangereux.

Certains souvenirs lui étaient revenus, et elle avait fini par comprendre les raisons de cette attraction pour cet être.

Ils avaient chacun leur lot de missions à accomplir.

Cependant, pour lui, il était trop tôt. Il n’était pas encore préparé à ce que l’avenir et le destin attendaient de lui…

Elle avait tellement à faire…

Elle devait tout apprendre ou réapprendre, sur elle, sur l’humanité et sur la vie en général. Elle espérait que son tuteur lui enseignerait comment l’Être humain, parvenu au sommet de la chaîne alimentaire et à un degré tel d’intelligence, avait créé des civilisations extraordinaires et en avait détruit autant.

Après à des siècles de recherches scientifiques, les Humains pouvaient espérer quitter le sol de leur planète natale grâce à des dirigeables.

Bientôt, ils construiraient de gigantesques croiseurs pour aller dans les étoiles.

Apprendraient-ils à combattre un ennemi dont la puissance était telle que nul ne devait la concevoir avant longtemps ?

Elle reporta sa curiosité sur le blessé alité.

Elle chercha chez cet être ce qui était susceptible d’en faire un Créateur de mondes. Elle le trouvait déconcertant, oui, mais elle ne voyait rien d’extraordinaire en lui. Il semblait même assez commun.

Il avait de longs cheveux sombres bouclés, retenus derrière la tête par de fines tresses, une barbe fournie et courte. Parfois, elle avait l’impression d’y percevoir des reflets argentés.

Sa peau tannée était pareille à celle des hommes qui parcouraient les étendues désertiques de sable, de terre sèche ou de glace dès leur enfance. Quelques rides profondes s’y étaient inscrites.

Ses yeux fiévreux d’un noir profond paraissaient avoir vu tellement de choses. Ils étaient ceux d’un aigle. Toutefois, pour elle, son regard se faisait souvent amical et espiègle. Il ne riait pourtant jamais et restait constamment sur ses gardes.

Homme ne pouvait être le terme approprié, en ce qui le concernait.

Elle l'avait perçu dès son arrivée dans la demeure, avant même de le rencontrer physiquement.

Autant qu’elle, il n’en arborait que l’aspect. Il devait être plus qu’un homme, assurément.

Un souverain céleste ?

Il possédait la prestance, la carrure et la volonté d’un héros. Cela, elle ne pouvait le nier. Cependant, il ne ressemblait pas à un géant.

Dans les épopées qu’elle connaissait, les Divins, êtres extraordinaires, détenaient des pouvoirs incommensurables. Les demi-dieux, eux, n’étaient pas immortels, ni éternellement sans âge.

Lui, il ne ressemblait pas à un vieillard, certes. Pourtant, ne lui avait-il pas raconté avoir été un enfant au cœur des vastes empires antiques et y avoir grandi ?

Il était devenu adulte à l’époque où ces derniers amorçaient leur effondrement, et où de nouvelles civilisations légendaires s’élevaient et se faisaient connaître des humains, s’inscrivant dans leur Histoire et dans leur mémoire commune.

Il disait aussi avoir vécu l’un des multiples futurs possibles.

L’être à l’apparence d’homme, assis dans le lit, face à elle, était une force de la nature. Il n’aurait jamais dû survivre à des blessures aussi profondes.

Elle ignorait à quoi il avait survécu au juste.

L’avait-il seulement raconté au scientifique ?

Qui l’avait torturé ou contre quoi s’était-il battu ?

Quels chemins l’avaient conduit chez les Darwin ?

Une seule catégorie de créatures était capable de survivre à de telles meurtrissures. Elles étaient capables de se régénérer, de se guérir en ralentissant leur métabolisme. Mais, elle en était certaine, aucun membre de cette espèce ne pouvait prétendre être une divinité. Ils l’avaient fait durant un millénaire, parfois plus selon les civilisations.

Tous avaient été exterminés pour cela.

Les Humains comme bien d’autres créatures finissent toujours par se détourner de ceux qui ne sont pas ce qu’ils prétendent être, et à se retourner contre eux.

Elle plongea dans les profondeurs de sa conscience, furtivement. L’âme de cet être profondément meurtri se révélait assurément séculaire comme il l’avait affirmé, et fort bien chevillée au corps dans lequel il résidait.

Il était unique dans son genre.

Deux êtres, une seule âme.

Elle l’envia pour avoir réussi cette fusion parfaire entre l’hôte et le… la…

Elle ferma les yeux et les rouvrit presque aussitôt, surprise et effrayée.

Il l’avait sentie lorsqu’elle avait regardé à l’intérieur de sa vieille âme.

D’ordinaire, personne ne le pouvait.

Elle n’y avait pas discerné de menace, juste une forme de défiance, et de l’appréhension.

Il la devinait capable d’accomplir cet exploit et avait espéré qu’elle agisse ainsi. Mais pourquoi la rejeter, lui refuser l’accès de sa personnalité profonde ?

Il en connaissait pourtant les risques pour lui comme pour elle.

Comment l’avait-il su ?

Elle ignorait quoi penser à son sujet ?

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