Chapitre 17.2

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L’enterrement de Copy avait eu lieu en fin de journée sur l’un des tarmacs du vaisseau. Tous les appareils en état de voler avaient été déplacés sur une aire à l’opposé de celle-ci. Les autres avaient été poussés contre les parois, laissant la place pour accueillir tous les membres de l'équipage.

D’une passerelle à l'entrée interne de la piste d'appontage, Will et elle avaient assisté à la cérémonie. Personne ne les ayant officiellement invités, ils avaient préféré rester en retrait. Ce dernier hommage était avant tout celui des Sumeriens à l’un des leurs. Des Terriens n’y avaient pas leur place. Malgré cela, ils se sentaient l’un et l’autre envahis par la tristesse.

À mesure que la cérémonie avançait, elle vit que Will avait les larmes aux yeux. Esmelia n’avait pas connu Copy, contrairement aux membres de l'équipage du vaisseau. Elle ne l’avait pas revu depuis la première séance d’entraînement. Elle avait déjà des difficultés à se souvenir des traits de son visage. Pourtant, elle éprouvait la perte du vieil homme.

Elle se disait que cela n’avait rien de surprenant. Toutes les personnes présentes partageaient la même tristesse. Il y avait forcément un effet d’empathie. Mais pas seulement.

C’était une cérémonie différente de ce qu’elle connaissait.

Si la plupart des labirés étaient vêtus de leur combinaison pressurisée d'un gris chartreux, une dizaine d’entre eux portaient une sorte d'uniforme d’apparat.

Baal et Grama portaient un sherwani, une longue chemise sur un pantalon assorti. Gris cendré pour le premier, et un gris tendant vers le beige pour le second. Quick était vêtue, quant à elle, d’une sorte de sari gris blanc.

Elle avait compris depuis un moment que le gris dans toutes ses nuances était la couleur de Baal. Quant au type de vêtements, elle avait pu constater qu’il évoluait en fonction des situations et selon une palette de styles traditionnels comprise entre le Moyen-Orient et l’Extrême-Orient.

Le corps de Copy reposait dans un linceul gris-bleu sur une table en suspension électromagnétique. On l’avait vêtu d’une tenue assez proche de celle de Grama gris clair sur laquelle des papillons avaient été éparpillés. De magnifiques papillons couleur lin.

Will lui avait expliqué que ces fragiles créature ne survivaient que le temps de leur envol. Lorsque les papillons se posaient, c’était pour mourir. La mort leur permettait de perpétuer leur espèce. Leur reproduction s’effectuait post mortem. Ils volaient en nuage de centaines d’individus, et mouraient ensemble au même endroit, ce qui facilitait la procréation. En mourant, le mâle libérait son liquide séminal et la femelle, ses œufs.

Les labirés nommaient ses créatures : les papillons de l’éternité.

Un labiré d'un âge avancé faisait l’éloge du mort.

— Officier talentueux, géographe passionné par l’espace, ses étoiles et ses planètes. Meneur d’hommes et de vaisseaux, homme de guerre en son temps mais préférant la paix, rêveur pour lequel rien n’était impossible, duelliste invaincu, amoureux de la vie, et aussi libre penseur que libertin, et dans ses vieux jours, philosophe et formateur de futurs navigateurs d’exception.

L’homme avait eu une vie bien remplie. Et ce n’était là, devina Esmelia, qu’une petite partie de tout ce qu’il était ou avait pu faire.

L’orateur poursuivait :

— Tout cela, il l’a fait durant toute son existence en ce monde en ne servant fidèlement qu’un seul et unique maître, notre maître à tous Baal.

Toute sa vie aux ordres d’un seul homme. Était-ce plus difficile que d’être au service d’un dieu. Elle remarqua que l'orateur n'avait pas fait mention de sa divinité.

Une phrase de Saint-Exupéry lui revint à l’esprit : N’est-ce pas une forme de liberté d’être assujetti à quelque chose qu’on aime ?

Copy était à l’image de tous les labirés. Il n’avait pas choisi de suivre Baal sous la contrainte. Au contraire. Cet assujettissement volontaire était peut-être bien plus qu’une forme de liberté, un sacerdoce. Il avait fort à parier que les labirés des autres divinités Drægans ne bénéficient pas du même traitement que ceux de Baal, et n’aient pas la même vocation.

L’homme continuait son oraison, mais elle ne l’écoutait plus vraiment.

Sans savoir pourquoi, de vagues souvenirs remontèrent dans sa mémoire. Une grande maison, un manoir de pierres et de briques, peut-être un château, des murets de pierres, de vastes étendues verdoyantes, une forêt prise dans une tempête nocturne, des ombres mouvantes, menaçantes, les odeurs de la terre, du fer, de l’orage, et d’autres plus animales.

Ces sensations furent brèves, et désagréables. Elles n’étaient pas les siennes, elle en était certaine. Jamais elle n’avait vécu dans une maison de pierres et de briques. La propriété de Jackson Hole était essentiellement construite en bois. Elle aimait les arbres, mais elle détestait les forêts par temps de pluie et d’orage. Elle les haïssait encore plus de nuit.

Le regard voilé par l'absence, elle tourna encore une fois la tête en direction du gisant.

On imagine toujours avoir le temps : celui de vivre, celui d’aimer, de pouvoir prononcer les mots que d’autres espèrent ou doivent entendre, de faire tout ce que l’on a envie. Ce n’était pas vrai.

Mead’ n’avait plus beaucoup de temps devant elle, elle le sentait. D’un autre côté, agir n’était pas aussi facile à dire qu’à faire. Il y avait encore tellement d’éléments à mettre en place… Ou peut-être seulement à vérifier pour voir s’ils étaient bien à leur place. Celles qu’elle appelait ses enfants, plus que ses hôtes, avaient rempli les rôles qu’elle leur avait assignés au cours des siècles passés. Chaque pièce devait être à sa place ou presque aujourd'hui. Sauf si l’imprévu… Ou l’ennemi y avait mis sa griffe.

— Baal a refusé l’offrande de Quick.

La voix de Will ramena Esmelia à la réalité. Elle n'aurait pourtant pas su à quoi elle pensait ou rêvait, comme d'habitude dans ces moments-là.

L’Ancien dieu discutait avec la jeune fille dont la tête restait baissée.

Esmelia devinait sa déconvenue. La labirée s’était préparée à mourir. Dans sa société, avec ses croyances, cela devait représenter un honneur pour sa famille et la promesse d’une bonne mort pour elle. Peut-être même d’une meilleure réincarnation. À cet instant, la jeune femme ne savait plus s’il s’agissait d’un acte de clémence de la part d’un être qu’elle considérait comme son maître et comme son dieu, ou bien une punition.

Leur conversation dura une cinq minutes environ, au bout desquelles le maître du vaisseau donna son ultime ordre au défunt :

— Apporte notre salut à ceux, dans l’autre monde, que nous aimons et qui nous ont quitté au cours des années passées.

Alors qu’il prononçait ces mots, un dôme de verre scella hermétiquement le sarcophage. Une lumière d’un bleu incandescent éclata à l’intérieur. En quelques secondes, il se resta rien de la dépouille de Copy.

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