Chapitre VII. « Cette langueur qui pénètre mon cœur »

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Mercredi 30/11/22, 8h00 Reeve

Après s’être assurée que tout irait bien pour Etienne à son réveil, Reeve fila en direction de la maison de retraite médicalisée qui se trouvait au coin de la rue. Chaque jour, depuis deux mois, matin et soir, elle se rendait dans ce bâtiment lugubre où personne n’avait pris aucun soin à agencer les lieux pour le confort de ses hôtes. Elle se détestait de n’avoir pu offrir mieux à son grand-père. Cet homme si fort avait su être présent pour combler le vide le soir où sa vie avait basculé. Il s’était battu pour avoir sa garde.

La jeune femme prenait sur elle à chaque fois qu’elle poussait le portail de cette prison. Son pépé ne connaitrait d’autre domicile que cette minuscule chambre aux murs blanc. Elle poussa délicatement la porte et le découvrit assis dans son grand fauteuil, le regard perdu dans un autre monde qui n’appartenait qu’à lui. Consciencieusement, elle répétait les mêmes gestes, commençant par s’assoir sur le bord du lit en prenant ses mains glacées dans les siennes. Elle souriait, refoulant ses sanglots au plus profond de son âme. Reeve admirait cet homme qui avec patience l’avait élevée, elle espérait au fond de son cœur qu’il la reconnaisse.

Hélas, à chaque fois il l’appelait par le prénom de sa mère, ce qui la bouleversait. D’un autre côté, elle se satisfaisait de ces échanges parce qu’elle en découvrait un peu plus sur cette femme qui l’avait mise au monde et disparu dans l’année qui suivit. Quand l’infirmière se présenta, rompant le charme de cette communion entre un grand-père et sa petite fille, Reeve réalisa qu’il était l’heure pour elle de s’éclipser. Elle croisa le regard de l’aide-soignante pour la supplier de prendre soin de ce monsieur aux cheveux blancs qu’elle aimait tant.

Une fois dans la rue, les larmes se déversèrent, faisant écho à l’ondée de cette matinée de novembre. Le souvenir d’un poème de Verlaine s’invita avec ces effluves de mélancolie, elle le récitait du bout des lèvres pour se donner un peu de courage :

« Il pleure dans mon cœur

Comme il pleut sur la ville ;

Quelle est cette langueur

Qui pénètre mon cœur ? »

Ce doux refrain l’accompagnait depuis son adolescence. Les quintils, les quatrains, et acrostiches n’avaient plus de secrets, la poésie rythmée ses pensées avec subtile volupté. Alors que la pluie redoublait, elle se sentait libre dans cette bulle qui l’enveloppait.

La foule se bousculait pour rejoindre les couloirs sordides du métro, se poussant sans scrupules pour s’entasser dans les rames bondées à cette heure de pointe. Tant de monde, et pourtant elle se sentait désespérément seule. Abandonner ses rêves, ses espoirs, elle ne l’envisageait pas une seconde. La vie n’était pas arrangeante, la malmenait sans cesse. Se rendre à son travail devenait une corvée, cependant au souvenir de Sarah et de son geste de désespoir, Reeve comprit qu’elle se devait d’avancer.

Dans sa poche, son portable vibrait. Elle hésita à le sortir. Une deuxième fois, une troisième, cela devait être important pour qu’il insiste. Elle paniqua à l’idée que cela puisse concerner son grand-père. Il restait encore quatre stations avant de descendre, répondre dans la rame lui semblait inconvenant et le réseau fuyant la priverait d’une conversation cohérente. Elle saisit le téléphone, elle voulait en avoir le cœur net, sur l’écran le numéro de son patron. La jeune femme vérifia s’il avait pris la peine de laisser un message. Rien. Elle regarda l’heure, elle n’était même pas en retard, il attendrait bien dix minutes.

Pour l’heure, le seul coup de fil auquel elle souhaitait répondre, ce serait celui d’Etienne. En partant, le constat fut sans appel : portable déchargé. Elle avait fouillé aux alentours de la table basse pour trouver le chargeur qui semblait s’être volatilisé. Mais son plaisir d’écrire l’emporta. Depuis toute petite avec son grand-père, ils s’amusaient à déposer des petits mots à droite à gauche. Chacun avait plaisir à le retrouver et se poser pour le lire.

Cela pouvait aller de la simple liste de courses en verlan aux petits conseils sur la découverte de la féminité. Sur ses lèvres, un sourire se dessina se remémorant le jour où elle fut bien embarrassée d’avouer le début de ses règles. Reeve se souvint s’être assise sur la terrasse, la vue imprenable sur la butte Montmartre avait inspiré son premier poème « l’éclosion d’une jeune femme ». Une étape de sa vie si importante, pourtant ils la traversèrent ensemble avec beaucoup de respect. Elle tapota rapidement un petit message pour l’homme au bouquet de tulipes qui venait de ranimer la flamme de ses écrits « si tu veux bien rejoins moi vers dix-sept heures sur le terre-plein du sacré cœur. Kiss ».

Dans les yeux gris de son voisin brillait une étincelle qu’elle adorait. Des cauchemars s’infiltraient dans son âme, elle le ressentait. Pendant la nuit, elle l’avait entendu appeler Catherine, la suppliant de ne pas sauter. Pour l’apaiser, elle avait passé sa main dans ses cheveux avec tendresse. Les frissons qui avaient parcouru son corps, elle les avait reconnus, les mêmes que ceux qui l’assaillaient pendant ses crises nocturnes enfant. Elle ne savait pas expliquer pourquoi il lui faisait autant d’effets.

Le métro déversa un flot d’êtres qui essayaient de frayer dans ce monde en perpétuel mouvement. Un banc de poissons qui suivait le mouvement et l’architecte en fit autant. Quand elle remonta à la surface pour retrouver l’air dont elle avait été privée depuis une demi-heure, elle découvrit que le ciel continuait à arroser copieusement la ville. Elle regretta sa tenue, quelle idée d’attraper la première chose venue. Elle aimait s’apprêter non pour plaire à son boss ou parce qu’il lui demandait, juste pour elle. En passant devant la vitrine de la librairie, elle constata qu’un parapluie aurait été une bonne idée. La capuche de son blouson ne suffisait pas sous ce déluge. Elle était trempée. Quand elle franchit la porte des bureaux, elle s’aperçut qu’elle ressemblait à la plante verte du hall. Cette image la fit éclater de rire.

  • Reeve, tout va bien ? lui demanda son amie Claire qui assurait l’accueil.
  • Si tu savais.
  • Eh bien allez raconte-moi. Tu vas me dire pourquoi tu souris alors que tu es trempée comme une souche ?
  • Un peu tout et rien.
  • Tu m’impressionneras toujours. Comment tu fais pour rester aussi optimiste ?
  • Je vis tout simplement.
  • Alors bon courage, parce que Pierre est d’une humeur massacrante.
  • Comme d’habitude en somme. S’il trouvait l’amour plutôt que de remplir son tableau de chasse.
  • Tu sais que la seule à qui il veut mettre la bague au doigt, c’est toi. Je pense que c’est pour ça qu’il est aussi désagréable tous les jours en te voyant.
  • Je devrais lui faire un dessin, peut-être qu’il comprendrait.
  • En attendant, il m’a dit que dés que tu montrais ton joli minois, tu devais filer fissa dans son bureau.
  • Tu sais quoi, il va patienter. Allez viens je t’offre un café.

Reeve enlève alors son blouson.

  • Tu ne veux pas te changer d’abord ?
  • Pourquoi ? Il fera avec ma tenue, c’est si horrible que ça ?
  • Tu plaisantes, c’est jouissif. Je te promets que si tu arrives avec cette tenue, tu vas lui faire sa journée.
  • Comment ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

Claire attrapa son amie par la main, se précipita vers les toilettes, la pousse à l'intérieur et lui dit l'air songeur:

  • Disons que tes seins sont magnifiques, mais ça tu le sais déjà. Je t’envie. Je voudrais me sentir aussi libre que toi.
  • Dis pas des bêtises, tu es très belle et pulpeuse.

Claire installa Reeve devant le miroir pour qu'elle réalise par elle-même.

  • Tiens regarde, tu vois ce que je veux dire maintenant.
  • Eh mince, quelle idée d’avoir mis un chemisier blanc un jour de pluie.
  • Oui ça c’est sûr que si tu te pointes comme ça pour la réunion avec les promoteurs, je pense que Pierre t’en sera reconnaissant. Ils te mangeront dans la main.
  • Non hors de question de lui faire cette fleur. D’ailleurs tu n’aurais pas des talons à me prêter parce que les miens sont dans une poubelle.
  • Je vais voir ce que je peux trouver dans mon casier. Attends-moi là.

Reeve se regardait dans le miroir, décidemment elle avait l’art de se mettre dans des situations improbables. Elle défit sa tresse et sécha tant bien que mal ses longues mèches châtaines. Son amie réapparut avec une robe fuchsia. Et en la voyant elle éclata de rire.

  • Tu penses qu’avec cette tenue ce sera mieux.
  • On va dire que tes atouts seront suggérés et non visibles.
  • Ah pour ça, ils n’ont pas fini de se perdre dans le décolleté oubliant mes plans.
  • Tu es ravissante, franchement je me dis que si j’étais un mec, je ne te laisserai pas filer.

Reeve n’en croyait pas ses yeux, la robe dessinait à la perfection chacune de ses courbes.

  • Tu peux me prendre en photo ?
  • Si tu veux. C’est pour ton book ? Sur les podiums tu aurais un succès fou.
  • Tu sais que j’ai déjà donné dans l’exhibition, aussi franchement j’ai envie d’autre chose.

Reeve regarda le cliché qu’elle s’empressa d’envoyer à Etienne. Puis elle mit son téléphone sur silencieux avant d’entrer dans le bureau de Pierre qui l’attendait.

  • Putain ma chérie, regarde dans l’état où tu me mets.

*A.R*

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