Chapitre 30 : Hors sol

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Lorsqu’elle lui ouvre la porte, le soir-même, attentive à faire le moins de bruit possible, il est plus de vingt-trois heures. Après avoir couché Emma, une heure plutôt, Gwendoline s’était adonnée à des ablutions soigneuses, à la fois ravie de le revoir mais inquiète à l’idée de retrouver son amant au bord du gouffre. Il ne lui a pas échappé que ce dernier souffrait plus qu’il ne voulait bien l’admettre et que son armure était en train de se fissurer de part en part.

À présent dans les bras d’Erwann, elle se laisse humer avec plaisir, debout dans le hall de l’entrée. Visiblement désorienté, il passe quelques dizaines de secondes à la respirer sans dissimuler ce besoin impérieux de s’abreuver de son odeur. Celle-ci le soulage, l’apaise, le comble. Elle le laisse faire, réalisant à quel point il a l’air à côté de ses pompes malgré le soin qu’il a apporté à sa tenue. Il sent bon le parfum musqué qu’il a l’habitude de porter. Lorsqu’elle passe ses mains dans ses cheveux courts, les mèches brunes glissent sous ses doigts, fraîchement lavées.

— Je t’aime, dit-il en soufflant dans son cou.

— Moi aussi, murmure-t-elle en se coulant davantage contre lui. Tu m’as fait peur.

— Le sms ?

Elle hoche la tête, soucieuse.

— Ce n’était pas le but mais... je voulais être honnête.

— Tu as bien fait. Montons. J’ai envie de te sentir contre moi.

Il la suit à l’étage, sans lui lâcher la main, avide de son contact, de sa présence, d’elle. Une fois seuls au monde dans leur alcôve privée, elle le déshabille en douceur. Lors de leur première nuit, elle lui avait arraché ses vêtements, mais ce soir, elle prend le temps de le dévêtir soigneusement. Il est assis sur le lit et se laisse faire, savourant ses attentions. Elle passe ses mains sur sa peau brûlante, fiévreuse d’une souffrance qu’elle perçoit vaguement sans en discerner les contours. Les douleurs de l’âme ne se matérialisent pas, elle en sait quelque chose. Pourtant, dans son corps abîmé, elle les ressent, palpables, sournoises, envahissantes. Des blessures émotionnelles bien réelles qui la chagrine. Il n’y aura qu’un seul remède ce soir mais il sera efficace.

— En quoi puis-je t’aider ? chuchote-t-elle à son oreille.

— Laisse-moi juste te serrer longuement dans mes bras, dit-il en la collant à nouveau contre lui.

Elle se love avec empressement contre son torse musclé et sec, appréciant le réconfort qu’ils s’apportent mutuellement. Ils s’allongent tous les deux sous la couette légère, soudés, unis, inséparables.

— Je n’arrive pas à me rassasier de toi, murmure-t-il. On a eu beau avoir passé vingt-quatre heures ensemble, cela n’a pas réussi à combler le vide de ces cinq derniers mois et tu m’as tellement manqué...

— Toi aussi.

Il frissonne lorsque ses mains le parcourent, savourant le contact bienveillant de ses doigts délicats sur sa peau assoiffée de caresses. Il l’embrasse. Lentement. Avec une lenteur inédite, de celles qui permettent d’imprimer les souvenirs, de celles que l’on n’oubliera jamais. Sa langue joue au ralenti avec celle de sa partenaire, explorant chaque parcelle de sa bouche comme s’il voulait en découvrir les secrets. Il passe ses mains sur les rondeurs de ses hanches, de son ventre, dans son dos, mais évite délibérément sa poitrine et ses fesses. Contre toute attente, en dépit du désir qu’il a pour elle, il a seulement envie de l’effleurer, de la toucher, de s’imprégner d’elle mais pas de la pénétrer.

— Je ne suis pas là pour... tu sais, je ne veux pas que tu penses que je suis venu pour ça.

— Je ne pensais pas ça, dit-elle tout bas en plongeant son regard émeraude dans ses prunelles humides. Tu me l’as déjà prouvé au phare.

Elle pose ses lèvres sur celles, chaudes et tremblantes, d’Erwann. Le corps de ce dernier tressaille de bonheur. Sous la surface esquintée, son cœur vibre de joie.

— Je voulais m’en assurer, continue-t-il à voix basse lorsqu’elle libère sa bouche. Tu sais que j’adore te faire l’amour, mais tu es plus pour moi, tellement plus. Je ne veux pas que tu te méprennes sur mes intentions.

Elle l’écoute, silencieuse, bercée par le son rauque de sa voix tendue, cassée.

— Hier, on a passé presque tout notre temps à faire l’amour et c’était génial, mais c’est génial aussi si on ne le fait pas. Le week-end de Pâques avait été magnifique alors qu’on n’avait pas été jusqu’au bout...

— Erwann, dis-moi ce que tu as sur le cœur, l’interrompt-elle en douceur en caressant son visage.

— J’ai passé mon temps à... coucher avec des femmes pour essayer de t’oublier, et j’ai peur que tu penses que je ne suis plus que ce mec-là.

Elle tourne la tête de droite à gauche, en guise de dénégation de ses craintes obsédantes. Son sourire s’élargit. Ses pupilles de jade rient de concert. Même si elle ne sait plus très bien qui il est, elle a la certitude qu’il n’est pas ça. Pas avec elle.

— Je ne recommencerai pas, poursuit-il en dégageant quelques mèches de ses cheveux argentés. Je n’agirai plus de cette façon-là, je te le promets. Je ne veux plus que toi. Toi, et toi seule. En es-tu convaincue ?

Gwendoline s’humecte les lèvres, desséchées par son souffle saccadé et leurs baisers langoureux.

— Oui, acquiesce-t-elle, avant d’embrasser sa paume de main moite, trahissant ses peurs.

— Est-ce que tu avais plus confiance en moi à l’époque du phare ? demande Erwann. En ma fidélité ?

Pour toute réponse, une légère hésitation.

— Je ne me suis pas posée la question en ces termes. On a vécu dans une bulle. Une bulle merveilleuse mais surréaliste. Le retour à la réalité a été dur à encaisser.

— Pour tous les deux, en convient-il.

— Dans cette bulle, il n’y avait que nous, et pas d’autres... tentations...

Comme les modèles, les clientes, les autres femmes...

— J’imagine que c’était plus facile de se faire confiance, argumente-t-elle toujours en murmurant. D’être sûrs l’un de l’autre. Mais quand on s’est retrouvés, tu m’as dit : « je veux me racheter une conduite ». Je savais à ce moment-là que tu ne t’intéressais pas à moi pour de mauvaises raisons. Et je le crois toujours. J’ai confiance en toi, en dépit de ton passé, et je pense que tu as confiance en moi, en dépit du mien.

Erwann pose son front contre le sien et balaie sa bouche entrouverte de son souffle chaud, avant de s’adonner à un tendre baiser, qui s’étire à n’en plus finir.

— Recréons cette bulle s’il te plaît, reprend-il à voix basse. Cette nuit et toutes les autres nuits à venir. J’en ai besoin.

Sa fragilité suinte par tous les pores de sa peau, recueillie au goutte à goutte par sa partenaire bienveillante. Compréhensive, elle soigne ses plaies invisibles en lui offrant l’unique antidote qu’elle connaît. Il y a des promesses silencieuses dans la douceur de leurs caresses, des déclarations inaudibles dans leurs gestes respectueux. Des non-dits qui s’entendent dans leur respiration à l’unisson. Des cris étouffés dans leurs corps à corps innocents. Tellement de choses et si peu de moyens à disposition pour exprimer la justesse de leurs sentiments.

Comment partager à l’autre son amour inconditionnel et illimité à l’aide d’enveloppes charnelles si restreintes ? Cette nuit-là, ils s’endorment chastement sans se lâcher la main, leurs corps noués l’un à l’autre, entourés de fantômes qui ne disent pas leur nom.

Au cours des suivantes, chaque fois qu’il en a la possibilité, Erwann la rejoint, telle une ombre furtive se faufilant jusque chez elle, après le coucher du soleil. Il lui signale son arrivée par message et elle lui ouvre la porte avec un sourire complice en posant un doigt sur sa bouche. Ils sont devenus experts en matière de discrétion et capables de marcher dans la maison endormie, comme s’ils étaient en état de lévitation, funambules aux corps légers, mais l’esprit toujours lesté de tourments indicibles.

Indifférents à la fatigue accumulée, ils profitent de leur univers ouaté, rempli de tendresse, de messes basses et de fous rires étouffés sous la couette. Lorsqu’ils sont repus de confidences partagées sur l’oreiller, ils font l’amour sans bruit, juste trahis par leurs souffles plus intenses et le froissement des draps crissant entre leurs points fermés. Quand il la pénètre, ses yeux sont toujours plantés dans les siens, à la recherche de sa vérité. Erwann tremble souvent lorsqu’il est en elle, comme s’il craignait que ce soit leur ultime étreinte, comme si elle était un hologramme irréel et que l’illusion allait prendre fin.

Toutes les bougies de la maison ont été réquisitionnées, consumées à petit feu au cours de ces longues heures passées ensemble. Un soir, Erwann en rapporte tout un stock d’avance pour qu’ils ne tombent pas à court d’étincelles : de tailles et de formes différentes, avec une variété de senteurs telle qu’ils voyagent à chacun de leur tête à tête aux quatre coins du monde. Chacune des bougies éclaire leurs ténèbres de sa flamme chaleureuse et enveloppe leurs rencontres illicites d’un délicieux parfum d’interdit. Les amants en utilisent parfois plusieurs qui, tels des cierges divins, les encerclent et purifient, pour un temps, leurs sombres pensées.

À leur quatrième rendez-vous, dans la pénombre de la chambre, lovés l’un contre l’autre sous les tissus imprégnés de leurs sueurs, ils se donnent l’un à l’autre dans une énième étreinte sensuelle, toujours à l’initiative de Gwendoline. Erwann ne demande rien, il attend tout. Elle est allongée sur le ventre. Attentionné, il prend soin de placer un coussin sous son bassin pour ne pas trop la cambrer. Le visage posé sur son front dégagé et le torse pressé contre son dos tatoué, Erwann s’immisce dans ses chairs brûlantes avec prudence. Les doigts de sa main gauche sont entrelacés dans ceux de sa partenaire, les resserrant à chaque fois qu’il s’enfonce un peu plus en elle. Sa main droite est devant, jouant dans les replis de son sexe humide. Il tourne autour de son point sensible avec volupté, tout en continuant ses va-et-vient contrôlés.

Trop contrôlés.

— Prends-moi un peu plus fort... l’invite-t-elle en gémissant de plaisir.

— Nan... j’ai peur de te faire mal, chuchote-t-il, réticent.

Le sexe tendu de son compagnon glisse en elle avec une lenteur qui frise l’insolence, à la fois délicieuse et frustrante.

— Tu peux... je t’assure.

— Dans cette position, c’est plus profond... se défend-il en gardant son rythme d’escargot.

— Je ne suis pas en sucre, Erwann, plaide-t-elle encore.

Il sourit. Peu importe. C’est non. Il ne peut pas. Cela lui rappellera trop... ses derniers rencards foireux, avec leur lot de violence, d’insultes et de requêtes insensées. Tout ce qu’il n’y a pas ici, tout ce dont il ne veut plus jamais entendre parler.

Elle ne comprend pas mais n’insiste pas. Par moments, elle le sent ailleurs, dans un autre monde, un endroit où il n’a plus envie de séjourner mais qui semble toujours le hanter. Gwendoline n’aborde pas le sujet de ses découvertes récentes à propos des modèles. Elle a conscience que son amant vulnérable essaie de remonter la pente et ne souhaite pas le tirer vers le fond. Erwann accepte sans sourciller de mettre l’achat de la voiture en stand by, de même qu’il est d’accord avec sa volonté de ne pas s’afficher en couple à Brocéliande. Tant qu’ils ne font pas chambre à part et qu’il peut respirer le même air qu’elle, il est prêt à tout supporter.

Leurs nuits secrètes ressemblent à leur week-end au phare. Plongés dans la lumière tamisée de leur bulle d’intimité, rien ne vient les perturber, ni rompre la magie de leurs échanges. Ils sont seuls au monde, à l’abri sous les draps, sans vêtements, sans far, sans faux semblant. Même les projets semblent avoir été mis de côté. Seul le moment présent a de la valeur. Il n’y a plus d’hier et plus de lendemains. Deux adolescents insouciants qui refont le monde en oubliant que celui-ci continue de tourner.

Trois jours avant leur shooting à Brocéliande, lors de leur dernière nuit ensemble, avant qu’Erwann ne retourne à Crozon, ce dernier s’apprête à jouer avec un de ses seins. Elle l’arrête en douceur avec une légère grimace :

— Je vais avoir mes règles d’ici peu. Ma poitrine est sensible. Vas-y très doucement.

— On n’est pas obligés de faire l’amour si tu n’en as pas envie.

— J’en ai envie, dit-elle en l’embrassant de plus belle.

Et c’est vrai qu’elle en a envie, plus que jamais d’ailleurs. Toutes les fibres de son corps réclament ses attentions, ses caresses, ses baisers, ce qui n’est pas dans ses habitudes à la veille d’un nouveau cycle. Son ventre ne la tiraille pas, seuls ses seins manifestent une certaine tension. Son désir, lui, est intact. Grandissant, même. Un feu allumé qui ne s’éteint plus et embrase son corps constamment. Elle est dopée aux hormones de son amant, à ses phéromones puissantes, à son odeur irrésistible, à sa voix de baryton.

Leur dernière nuit ne lui suffit pas. Pourtant ils n’ont presque pas fermé l’œil. Lorsqu’il doit la quitter au petit matin, Gwendoline en veut encore, insatiable. Dans le hall d’entrée du rez-de-chaussée, elle l’invite une nouvelle fois à répondre à ses sollicitations lascives. Bien qu’il l’ait faite jouir à plusieurs reprises, elle manifeste une ardeur inédite, à laquelle il se soumet, malgré l’épuisement. Ensorcelé par le pouvoir d’attraction qu’elle exerce sur lui, Erwann la soulève et la possède contre le mur, alors que l’heure de réveil de sa fille approche... Ils jouent avec le feu, inconscients, innocents, complètement hors sol.

Une fois dehors, sous le porche, dans la fraîcheur de l’aube, ils s’étreignent encore et encore sous les étoiles, qui disparaissent au fur et à mesure que le jour se lève. Elle est en nuisette transparente, la poitrine gonflée et le corps réchauffé par le feu du désir. La maison s’agite, sa fille l’appelle à l’étage. Ils éclatent de rire comme deux gamins pris en flagrant délit et se souhaitent une bonne nuit, non une bonne journée, qu’importe, seule la perspective de se revoir à Brocéliande les animent.

Après un dernier baiser, Gwendoline referme la porte, complètement hilare, les joues rougies, les pupilles dilatées et la respiration haletante. Elle enfile un pull sale qui traîne sur le dossier d’une chaise et monte les marches quatre par quatre, essoufflée. Puis file aérer sa chambre qui exhale le parfum doucereux de leurs ébats torrides mélangé à celui, plus gourmand, de la bougie consumée. Elle se renifle. Son corps sent le mâle à plein nez. Dans une vaine tentative pour camoufler les relents de passion qui imprègnent chaque parcelle de sa peau, elle s’asperge de déodorant. Puis d’eau de toilette. Les deux combinés lui donnent la nausée et l’impression d’être restée trop longtemps chez Séphora. Elle explose de rire, vaincue par le grotesque de la situation.

Foutue pour foutue... elle plane.

Je dédicace ce chapitre à Philippe Barbey, qui m'en a inspiré le titre. Avec toute ma gratitude :-)

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