Chapitre 7 : La graine

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Aujourd’hui encore, Véronique est vêtue de façon moderne et élégante, comme à son habitude, et ce, quelle que soit la saison. Moulée dans son jean brut, elle affiche un look particulièrement tendance, avec ses boots en daim cognac, son top fluide à large encolure et sa veste cintrée à motif floral. La connivence entre Gwendoline et sa thérapeute branchée est toujours au beau fixe et lorsque les deux femmes se retrouvent pour la séance hebdomadaire, on pourrait presque penser qu’elle se rejoignent pour prendre un café et se raconter leur petite vie. Pourtant, Véronique n’oublie pas son objectif principal qui est d’aider sa patiente à guérir des blessures de son passé.

Voilà quinze mois que Gwendoline voit sa psy, et si elle compte en mois, comme pour les bébés, c’est qu’il s’agit pour elle d’une véritable renaissance, après des années de descente aux enfers. C’est toujours avec le même plaisir qu’elle foule le seuil de la porte d’entrée. Même dans les périodes les plus sombres, comme celles qu’elle a connues en avril dernier, avant, pendant et après son séjour à l’hôpital, Gwendoline sait qu’ici se trouve son havre de paix et que sa spécialiste est son phare dans la tempête.

Grâce à son aide et à son soutien indéfectible, Gwendoline va un peu mieux. Et comme souvent avant de démarrer leurs échanges, la joie de retrouver ce cadre apaisant le dispute à l’enthousiasme d’y faire de nouvelles découvertes. Chaque rencontre porte ses fruits et la fait avancer, même si, depuis son hospitalisation, elle a parfois l’impression de faire du sur-place. Courageuse et déterminée, elle reste convaincue qu’elle continue de progresser, même à pas de fourmi.

— Bonjour Gwen, comment allez-vous ?

— Très bien, merci.

— Vous allez l’air en meilleure forme. Je le vois à votre sourire.

— Oui, le temps fait son œuvre, comme on dit, répond la jeune femme un brin cynique.

Toutes les deux s’installent de part et d’autre de la grande table en verre, Gwendoline sur le grand canapé beige aux coussins moelleux, Véronique sur son fauteuil gris à large dossier. La praticienne prend son bloc note et met son téléphone en mode avion, un rituel auquel elle se plie à chaque début de séance. Elle prend quelques inspirations concentrées et regarde sa patiente avec tendresse, prête à recevoir ses confessions.

— Je ne vous ai pas écouté, Véronique, déclare cette dernière avec un regard voilé. Je n’en ai pas du tout envie.

— Vous y avez un peu réfléchi, comme je vous l’avais suggéré la dernière fois ?

— Oui. Mais, je ne préfère pas suivre votre conseil, aussi sensé soit-il. Je pense que ce serait une très mauvaise idée.

Un mois après sa sortie de l’hôpital, Erwann lui avait envoyé une lettre, qu’elle n’avait jamais voulu lire. Cette dernière aurait dû finir à la poubelle, mais la fille de Gwendoline, Emma, avait retrouvé l’enveloppe intacte dans le sac bleu, prêt à partir au ramassage. De suite, connaissant les étourderies dont était coutumière sa mère, elle l’avait alertée :

— Maman, tu as jeté un courrier qui n’a pas été ouvert et ça ne ressemble pas à de la publicité pour une fois.

Sa fille était devenue vigilante depuis quelques mois, et devant tant de prévenance, la maman s’était sentie obligée de la remercier, avant de glisser l’enveloppe à contrecœur dans son sac. La jeune femme n’avait jamais pris le temps de parler de l’ « histoire » à sa gamine de dix ans, à l’époque où elle était en train de tomber amoureuse du beau photographe. Elle pensait naïvement, qu’elle allait avoir le temps de faire les choses bien, de la préparer en douceur, d’y aller piano piano. Mais Gwendoline avait fait sonner le glas de leur romance éclair avant même d’avoir pu ne serait-ce qu’effleurer le sujet.

L’enveloppe scellée était restée longtemps dans le fond de sa besace en cuir, oubliée sous l’amoncellement de ses affaires, de son maquillage, de ses écouteurs Bluetooth et de tout le bric-à-brac qui avait coutume de pulluler dans le sac à main des dames.

Un jour, Gwendoline avait remis la main dessus, et pour qui, pour quoi, l’avait rangée dans le tiroir sous clef de son bureau. Elle n’avait pas eu le cœur à s’en débarrasser mais n’avait pas non plus trouvé la force de l’ouvrir, comme le lui avait suggéré Véronique.

— Vous ne pas souhaitez pas revenir sur votre décision ? insiste cette dernière, en revenant à la charge.

— Non.

— Je comprends. La blessure est encore fraîche.

— C’est au-delà de ça, je crois. Et d’ailleurs, j’ai été en colère contre vous, je ne vous le cache pas. Cela dit, je vous aime toujours autant, là n’est pas la question, ajoute-t-elle aussitôt avec un grand sourire sincère. Mais vraiment, ce n’est pas une bonne idée. C’est même une idée pourrie à vrai dire.

Véronique éclate de rire, suivie de sa patiente, comme souvent lors de leurs conversations.

— Personne n’est à l’abri d’une idée pourrie, Gwen. Même moi. En quoi trouvez-vous mon idée pourrie ? demande-t-elle en réajustant sa veste.

— Je ne vois vraiment pas pourquoi je lirais le courrier de quelqu’un qui m’a fait du mal. Veut-il encore s’excuser et me promettre monts et merveilles, comme il l’a fait lorsqu’il est venu me voir à l’hôpital ? Peu importe. Tout cela est de l’histoire ancienne.

Erwann ne lui avait pas promis monts et merveilles, en réalité. Juste d’être là pour elle quand elle aurait besoin de lui. Ce qui, pour Gwendoline, revenait au même.

La thérapeute se penche en avant pour attraper sa petite bouteille d’eau et prend quelques secondes supplémentaires pour en boire une gorgée. Elle réfléchit à son plan d’attaque, car avec le tempérament de la jeune femme, elle sait qu’elle doit la jouer fine. Au bout d’un certain laps de temps, elle se jette dans l’arène :

— Vous dîtes qu’il vous a fait du mal. Mais est-ce lui qui vous a poussée à manger toute cette nourriture, et qui vous a obligée ensuite à vomir, provoquant ce malaise cardiaque que vous avez eu ?

— Non. Mais quand même.

— Est-ce lui qui vous a envoyée à l’hôpital ? tacle la thérapeute, consciente de mettre les pieds dans le plat.

— Non. Je sais bien où vous voulez en venir, Véronique. Je vous vois arriver avec vos belles bottines en daim, ajoute-t-elle, en éclatant de rire. Je sais que tout cela est de ma faute. Mes vingt-six ans de boulimie ne sont que de mon fait, on est d’accord. C’est moi-même qui me suis fait du mal, je ne dirais pas le contraire. Mais quand même.

— Pourquoi lui faire porter le chapeau alors ?

— Parce que son comportement était inacceptable.

— Vraiment ?

— Absolument.

— Son comportement inacceptable, comme vous l’appelez, pourriez-vous l’accepter, même un tout petit peu et admettre qu’Erwann a lui aussi le droit à l’erreur, et peut-être même à une deuxième chance ?

— Non.

— Erwann n’a pas le droit à l’erreur ?

— Pas cette erreur-là.

La patiente change de position, décroisant et recroisant ses jambes. Véronique y capte un signe de fermeture qu’elle a déjà remarqué dans son attitude corporelle. Pourtant, elle sait aussi qu’elle peut aller plus loin, qu’en face d’elle, il y a une personne blessée qui n’attend qu’un peu d’aide pour rouvrir son cœur. Elle persiste :

— Était-il au courant que vous étiez malade, que vous souffriez d’une addiction, à l’époque où il a commis cette monstrueuse erreur, comme vous semblez la percevoir ?

— Non.

— Vous ne lui en aviez rien dit ?

— Non.

— Mais il aurait dû deviner et savoir exactement comment réagir ? conclut la thérapeute.

Gwendoline souffle gentiment, bien consciente de la pertinence du point de vue défendu par sa spécialiste.

— Vous êtes de parti pris, Véronique, vous le soutenez.

— Je vous soutiens vous, Gwen. Je vous soutiens vous, depuis le jour où je vous ai rencontrée, et ce même quand votre comportement vous porte préjudice. Et cela ne changera pas car je suis de votre côté. Mais je vois la lumière s’allumer dans vos yeux chaque fois que je prononce son prénom. Et je dis bien : « à chaque fois ». Erwann.

Gwendoline sourit malgré elle, la main posée devant son visage, pour s’en cacher.

— Vous voyez.

Sa psy a raison. Elle aime tellement ce prénom. Il a une sonorité si douce, tout comme l’était le comportement de son propriétaire, avant qu’il ne commette son horrible faute impardonnable. Ce silence, incompréhensible et brutal, qui l’avait plongée dans l’angoisse absolue, dans la plus grande solitude…

— Cela ne veut rien dire, ment la jeune femme, de mauvaise foi.

— Et pourtant… Cette lumière est bel et bien là, dans votre regard. Et je l’ai vue commencer à s’éteindre après votre week-end au phare, lorsque vous êtes venue me voir, la veille de votre malaise. Et j’ai vu la lumière être complètement éteinte à votre retour de l’hôpital, ce qui était, somme toute, tout à fait normal. Pourtant, voilà plus de cinq mois que cet épisode a eu lieu, et je vous vois toutes les semaines depuis votre sortie et je vois la lumière dans vos yeux et sur votre visage à chaque fois que je prononce son prénom. C’est toujours lorsque moi je prononce son prénom, pas quand vous, vous en parlez. Vous, vous dîtes l’ « histoire » pour le tenir à distance. Vous en parlez encore avec beaucoup de colère, mais quand vous m’écoutez évoquer Erwann, votre visage se transforme, Gwen.

Une fois de plus, la patiente ne peut retenir un sourire, à la fois gênée et amusée.

— C’est assez bluffant de là où je suis… déclare la thérapeute en lui souriant en retour.

— Où voulez-vous en venir ? interroge la jeune femme, un sourcil relevé en guise de défi.

— Serait-il possible que vous l’aimiez encore ?

— L’ai-je seulement déjà aimé ?

— Erwann.

La patiente éclate de rire une nouvelle fois. C’est tellement vrai. Entendre ce beau prénom lui fait du bien. Comme s’il était là un peu avec elle. Une présence fantomatique mais bienveillante.

— Faisons un test, voulez-vous ? propose la thérapeute qui se prend au jeu. Ce n’est pas très conventionnel, mais il ne nous est pas interdit de sortir des sentiers battus. Êtes-vous d’accord, Gwen ?

— Allons-y.

— Bien. Commençons. Véronique.

Sur le visage de la jeune femme s’affiche un grand sourire sincère, qui s’étire de part et d’autre de son visage aux joues creusées.

— Je vous adore, vous le savez bien.

— Emma.

— C’est ma fille, je l’aime plus que tout !

— Konrad.

— Eurk, fait-elle avec une moue de dégoût. Next !

— Erwann.

Le visage redevient soudain plus lumineux, jovial et ouvert.

— Quentin, enchaîne la psy, très sérieuse.

— Ouch. Quel con celui-là !

La praticienne marque un temps d’arrêt, avant de reprendre, sur un ton monocorde :

— Erwann.

Gwendoline retrouve instantanément son sourire, comme à chaque fois.

— Mais arrêtez enfin ! Je sais bien que son prénom me fait sourire, mais ça ne veut rien dire du tout.

— Manon.

— Ohhhh… Manon… répète-t-elle avec nostalgie, les yeux dans le vague. Une si belle rencontre. Et une belle jeune fille aussi.

Comme son père, faillit-elle ajouter avant de se reprendre et de ravaler ses mots.

— Gwendoline.

En entendant son prénom, cette dernière reste interdite.

— Oui, c’est moi.

— Pas de réaction ? demande la praticienne après un temps d’arrêt.

— Non, c’est juste moi.

— Vous ne vous aimez pas, Gwen ?

— Pas tellement non, soupire-t-elle de lassitude. Pas en ce moment, à vrai dire.

Et c’est le moins que l’on puisse dire. Elle ne peut plus se voir en peinture.

— C’est étrange. Avant votre rencontre avec Erwann, vous étiez pleine d’amour pour vous, vous vous souvenez ? Vous étiez fière de vous et de vos efforts, et pourtant, vous commettiez des erreurs. Des erreurs qui vous mettaient en péril. Vous faisiez encore des crises de boulimie, votre travail de masseuse érotique vous dégoûtait…

— Oui, je m’en souviens, reconnait-elle presque à contrecœur. Tout le monde fait des erreurs. C’est même ce que j’enseigne à ma fille à longueur de journée, étant donné que je n’arrête pas d’en commettre moi-même. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai oublié son rendez-vous chez l’orthodontiste. Et la semaine d’avant, c’était le dossier pour son inscription au sport que j’avais omis de renvoyer. Sans parler de toutes ces factures que j’oublie constamment de régler et qui me valent des frais de retard. J’enchaîne les bourdes en ce moment, alors je suis bien placée pour savoir qu’on a tous le droit à l’erreur.

— Si je comprends bien, tout le monde y a droit, sauf Erwann.

— Erwann a le droit à l’erreur. Mais pas cette erreur-là.

— Quel serait le risque pour vous si vous donniez une chance à Erwann ? Celui qui commet des erreurs parce qu’il est humain, ce pauvre homme…

La thérapeute sourit tristement dans l’attente de la réponse. Elle est, malgré elle, pleine de compassion pour le sort du photographe qu’elle n’a jamais rencontré de sa vie, mais qu’elle a l’impression de bien connaître au travers du récit que lui en a fait sa patiente au cours des derniers mois.

— Je risquerais de souffrir encore.

— Est-ce que vous souffrez actuellement, Gwen ? Est-ce que vous souffrez de l’absence d’Erwann ?

— … Oui.

— Donc, dans tous les cas, vous souffrez. Sauf que là, il n’y a pas de solutions immédiates car il faut du temps pour oublier quelqu’un que l’on aime. En revanche, si vous lisiez sa lettre ou si vous repreniez contact avec lui, peut-être y aurait-il une chance pour que vous ne souffriez plus… En tout cas, c’est une possibilité. Une probabilité.

— Véronique… souffle-t-elle en se sentant envahie par une grande fatigue intellectuelle. J’ai souvent suivi vos conseils, même quand je n’étais pas convaincue de leur efficacité. Et je ne l’ai jamais regretté car ils se sont tous révélés pertinents. Mais là, je dois vous avouer que je n’ai pas envie de vous écouter. Pour le moment, en tout cas.

— Je l’entends parfaitement, Gwen. Vous êtes toujours libre d’agir à votre guise, vous le savez bien. Comme d’habitude, je n’ai fait que planter une graine. Seulement cela.

— Je sais. Je le sais bien. Je sais que vous voulez m’aider et que vous souhaitez le meilleur pour moi. La graine est plantée, voilà ce que je peux vous annoncer.

La thérapeute regarde par la lucarne du plafond d’où s’écoule un puit de lumière et joint les mains contre sa poitrine en signe de remerciements .

— Je dois dire que c’est le jour idéal pour le faire, déclare-t-elle les yeux pétillants de joie.

— Ah bon, pourquoi ?

— Écoutez la pluie tomber sur le toit. Il pleut presque sans discontinuer depuis votre arrivée au cabinet. Et cette pluie est une bénédiction. Car les graines ont besoin d’eau et d’amour pour pousser. Et ici, nous avons les deux. La récolte sera bonne.

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