Chapitre 5 : Deux hommes, deux queues et plein de boules

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C’est jeudi, un soir de semaine, mais Erwann et Richard se rejoignent au bar-restaurant de l’Écluse, pour un billard. Depuis des semaines, les deux compères se retrouvent souvent tous les deux, bien décidés à oublier le trio de choc qu’ils formaient avec Quentin par le passé.

Richard, coiffeur-barbier de son état, n’a pas été difficile à convaincre lorsqu’il a été question de tirer un trait sur son amitié avec le tatoueur, au vu des récents évènements. Il avait toujours voulu prendre ses distances avec le quadra un peu trop porté sur la bouteille, car celui-ci avait la fâcheuse habitude de tenir des propos homophobes, ce qui, bien évidemment, n’était pas pour le ravir. Mais, c’est surtout sa dernière incartade avec Erwann qui avait fini de le décider à couper les ponts. On peut accepter beaucoup de ses amis, mais pas ce genre de dérapage.

La partie de billard s’annonce perdue d’avance pour le photographe. Erwann joue comme un pied ce soir, son épaule étant encore douloureuse. Pourtant, son ami ostéopathe, Grégoire, la lui a remise avant-hier, tout en lui conseillant du repos. Ce que le Breton refuse de faire, coutumier qu’il est de l’esprit de contradiction. Persévérant dans sa bêtise, il n’en fait qu’à sa tête et continue de travailler tout en gobant des ibuprofènes comme des pastilles à la menthe.

Il serait mieux allongé au fond de son lit, à prendre soin de lui, mais cette perspective ne l’enchante guère. Qu’importe la fatigue accumulée dans la journée, ou la douleur physique ressentie dans son corps meurtri, le photographe a besoin de se défouler, d’évacuer, de se décharger. Et il préfère le faire ici que de s’en prendre à sa fille, qui sera la seule à être présente chez lui, pour amortir sa mauvaise humeur. Or, Manon-Tiphaine ne doit pas être son punching-ball, il s’y refuse. Alors il est préférable qu’il sorte pour se changer les idées.

D’autant plus qu’ici, il y a tout ce qui lui faut. À commencer par de la chair fraîche.

La fille le regarde depuis un moment. Jolie, très jolie. Blonde aux cheveux courts, un corps androgyne, des jambes interminables, mises en valeur par un short noir et des talons hauts. Ses collants résille à grosse maille sont peut-être de trop mais il fera l’impasse sur ce détail. En revanche, cela lui donne une idée pour un shooting urbex. Il pourrait lui proposer de devenir son modèle, ce serait une bonne approche pour la revoir si ça ne marche pas ce soir. Ce dont il doute au vu des regards insistants qu’elle lui lance.

Alors que le photographe recule pour laisser place à Richard, qui cherche le meilleur angle d’attaque pour sa boule, Erwann continue à mater la jeune femme au bar. Accoudée nonchalamment au comptoir avec sa copine, une petite brune rondelette, les deux femmes lui font penser à Laurel et Hardy. La grande blonde, qui doit afficher une petite trentaine, n’a pas froid aux yeux et finit par venir se frotter au photographe, sous prétexte de vouloir jouer aussi.

Richard en reste scotché. Depuis quelque temps, Erwann attire les nanas comme des abeilles autour d’un pot de miel et aucune ne semble résister à son pouvoir d’attraction. Il a beau avoir un visage désormais très différent de celui d’avant, plus aucune gonzesse ne lui résiste ! Il en vient à se demander si les femmes ne sont pas complètement tarées de vouloir s’acoquiner avec un homme qui semble tout droit sorti de prison.

— Hey, le taulard, tu joues oui ou merde ? crie Richard en direction de son acolyte.

— Le taulard ? ben qu’est-ce qui te prend, couillon ? demande Erwann surpris, en s’éloignant de sa proie pour revenir vers la table de jeu.

Tandis que le photographe remet de la craie bleue sur l’extrémité de sa queue, le coiffeur vient lui murmurer :

— Je t’assure ton plan de ce soir, tu pourrais me remercier.

— Hein ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?

Richard se penche vers lui, avec un air de conspirateur :

— La blonde, là, tu veux te la faire, non ?

— Et alors, tu crois que j’ai besoin de ton aide ?

— Ben non, justement, je vois bien que depuis que tu affiches ta tête de repris de justice, les meufs tombent toutes à tes pieds !

— Et donc, c’était quoi le but de la manœuvre ?

— Aucun ! éclate de rire Richard. C’est juste que je me fais chier à te regarder sauter sur tout ce qui bouge et que j’ai envie de m’amuser un peu.

Lassée d’attendre qu’Erwann finisse sa conversation, la blonde retourne auprès de sa copine, à présent en grande discussion avec le barman, qui s’ennuie aussi visiblement. Le bar est très calme et les clients se font rares ce jeudi soir.

— Joue au lieu de faire le cake, dit Erwann en se retournant vers son pote, après s’être assuré que la blonde ne le quittait pas des yeux.

Encore un peu de patience, j’arrive.

Richard se positionne sur le côté, puis change d’avis pour tenter une meilleure stratégie. Plus que trois coups bien envoyés et il aura, une fois encore, gagné la partie.

— Tire-la ta boule, nom de Dieu, on va pas y passer la nuit ! s’exclame Erwann, impatient.

— Parle-lui sur le même ton et elle te mangera dans la main, renchérit Richard en lançant un regard malicieux en direction de la groupie du photographe.

Erwann affiche malgré lui un sourire carnassier, que le coup de maître réalisé par un Richard en très grande forme, ne parvient pas à effacer. Deux boules d’affilée.

Chance de cocu.

— Comment va ton mec ? interroge Erwann, pour changer de sujet.

— Lequel ?

— Le dernier.

— Je le vois demain, pourquoi ?

— Comme ça, je m’informe, c’est tout. T’as jamais eu envie de te caser ?

— C’est quoi cette question de merde ? s’insurge le coiffeur. Venant de la part d’un mec qui change de nanas trois fois par semaine, je te trouve gonflé.

— J’ai déjà fait ma part. J’ai été marié, j’ai eu une fille…

— Et donc, tu mérites une médaille ? lance Richard sarcastique.

Erwann hausse les épaules. Puis joue son coup, le rate en grognant et laisse la place à son confrère.

— Non, pas du tout, rétorque-t-il en observant son ami lui mettre une raclée. Mais je sais ce que c’est que d’être « casé ».

— Et ? Ça fait de toi un type bien ? tacle Richard en rentrant sa dernière boule.

Le vainqueur a le triomphe modeste en remportant la partie, ce qui arrange bien le perdant, connu pour ses talents de mauvais joueur. Ce dernier replace dans le triangle de jeu les boules qu’il vient de récupérer, avec l’espoir illusoire de gagner la manche suivante.

— J’ai pas dit ça, répond enfin Erwann en regardant Richard éparpiller toutes les boules sur le tapis vert. Je pense juste qu’il faut le vivre au moins une fois dans sa vie, c’est tout.

Richard sourit en écoutant la réponse. Il a fait rentrer une jaune dans le trou, ce qui détermine la couleur de ses boules à jouer. Son collègue récupère les rouges. Erwann, les mains appuyées sur le manche de sa canne, attend son tour en observant son ami faire rentrer une autre jaune. Ce dernier poursuit :

— Sinon quoi, on a raté quelque chose ?

— La vie de couple, ça a du bon.

— Dit le mec qui refuse de s’engager ! s’exclame Richard en ratant son coup.

— Je ne refuse pas de m’engager. C’est seulement que personne ne me donne envie de le faire.

— Faux.

Erwann tressaille. C’est à lui de jouer. Il marche lentement autour de la table de jeu afin de chercher le meilleur angle pour réussir son tir et surtout, pour faire diversion et esquiver la suite de cette conversation qu’il sent devenir pénible.

— Pourquoi tu n’as pas insisté ?

Voilà, la fameuse rengaine de Richard est de retour. Pourquoi, pourquoi, pourquoi.

— Elle a été très claire.

— Et toi, t’as été très con. Tu n’as rien fait pour la récupérer. Tu aurais pu te sortir les doigts du cul quand même.

— J’ai écrit, lance le photographe, en ripant sur la boule.

Il joue vraiment comme une quiche ce soir.

— T’as écrit ? Écrit quoi ?

— Une lettre.

— Je ne savais pas. Elle ne t’a pas répondu ?

— Non, dit Erwann, soudainement triste.

— Tu la suis toujours avec ton deuxième compte sur Insta ?

— Oui.

— Elle s’est remise avec quelqu’un ?

— Pas que je sache. Ce n’est pas le genre d’infos qu’elle met dans ses publications ou en story, argumente-t-il sans conviction, lassé.

— Alors retournes-y.

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle a été très claire.

Claire comme de l’eau de roche. Le bracelet qu’il lui avait fabriqué avait été coupé, dissolvant leur lien par la même occasion. Il l’avait laissé sur le lit, avant de quitter la chambre d’hôpital pour rentrer à Crozon et régler ses comptes avec Quentin.

— Elle était en colère, Gaz, elle a dû digérer le truc depuis.

— Je ne veux pas la harceler. Et puis avec ma tête, à part lui faire peur…

— Tu penses que cela la choquera ?

— Ça choque tous les gens qui m’ont connu « avant », explique-t-il en mettant des guillemets en l’air avec ses doigts.

— Je crois pas qu’elle réagira mal. En plus, tu n’étais pas si beau que ça « avant », il ne faut pas exagérer, lance Richard, pour le charrier.

Erwann sourit. Cet humour lui plaît. Il n’a pas envie qu’on le ménage malgré son nouveau visage. Il apprécie que son pote de longue date soit resté le même quand lui a tellement changé, moralement et physiquement. Richard est son phare dans la tempête. Après la défection de Quentin, le coiffeur a pris son rôle d’ami très à cœur et aujourd’hui, c’est vers lui qu’Erwann puise sa force.

— N’empêche, reprend le photographe. Je ne prendrai pas le risque de la recontacter pour le savoir.

— Comme tu veux Gaz, c’est toi le chef, déclare Richard, vaincu.

Erwann rate un nouveau coup, facile qui plus est. Il a la berlue, c’est pas possible.

— Tiens, ta poule revient à la charge, chuchote Richard en faisant un signe de tête en direction de la blonde.

— Je te laisse, dit Erwann en posant sa queue de billard contre le mur.

L’occasion est trop belle d’abandonner une partie durant laquelle il sent poindre une nouvelle humiliation.

— Je reviens dans deux minutes, ajoute-t-il à l’intention de son pote.

— Deux minutes ? Eh ben, elle ne va pas avoir le temps de dire ouf la pauvre.

— Merde, conclut Erwann avec un sourire narquois. Elle aura ce qu’elle aura.

— C’est ça, murmure Richard pour lui-même, en suivant Erwann des yeux, tandis que ce dernier s’éloigne déjà.

Erwann marche en direction des toilettes pour hommes, la jolie blonde aux cheveux courts sur les talons. Le coiffeur sait ce qui va se passer, étant donné que le scénario se répète depuis des semaines. Erwann se vautre dans la luxure, comme d’autres dans la drogue ou l’alcool, pour oublier. Il le regarde faire avec dépit, consternation et … compréhension. Car son meilleur ami lui fait de la peine. C’est son cœur brisé qu’il essaie de soigner avec sa libido débridée. Des années à attendre la bonne et quand elle se pointe enfin, elle lui enfonce un pieu dans le cœur. Il comprend le mal-être de son complice de toujours et ce qu’il espère en cumulant les rencontres d’un soir.

Richard a longtemps fait pareil, lorsque le seul homme avec lequel il avait eu envie de devenir sérieux avait préféré retourner jouer au bon père de famille hétérosexuel. Après plus d’un an d’une liaison souterraine, frustrante pour le coiffeur et stressante pour Benjamin, l’homme qui ne savait pas ce qu’il voulait entre vivre sa vérité et jouer la comédie, Richard avait décidé de tout arrêter. À contrecœur, il avait mis un terme à leurs rencontres illicites, et bien que la décision lui revînt, la douleur n’en avait pas été amoindrie pour autant. La seule différence entre lui et le cas d’Erwann, c’est que Richard savait que cette relation n’avait pas d’avenir.

Pour son meilleur ami, la différence était conséquente : une autoroute de bonheur leur tendait les bras avec Gwendoline et rien n’aurait dû freiner leur joyeuse promenade. Quentin s’était présenté comme un mur apparaissant de nulle part et planté sans avertissement sur la voie rapide, entraînant un choc d’une brutalité sans précédent. Tout le monde avait fini à l’hôpital et Richard était sûr que Gwendoline n’était pas dans un meilleur état que son pote, qui avait choisi, depuis, de se vautrer dans la débauche.

Pourtant, les yeux plantés sur la porte des toilettes qui se referme sur les deux silhouettes, Richard reste sceptique : lui aussi avait fait cela durant de nombreux mois et s’il y a bien une chose qu’il en avait retenu, c’est que cela ne fonctionnait pas du tout !

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