Chapitre 9 : Alexandre

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Vendredi 23 septembre 2022, dix-neuf heures.

Elle avait dit oui. Oui à cette proposition plus qu’indécente. Oui à un retour vers le passé. Oui, à de l’inédit.

Oui à cette folie. Oui mais une folie à deux mille euros, ce n’est pas rien.

Alexandre (si c’est bien son prénom, pense-t-elle pour elle-même) lui avait envoyé, à sa demande, deux photos : une en pied et un portrait. Même s’il n’était pas son type, elle le trouvait correct. Il était même loin d’être repoussant. Si cela avait été le cas, elle aurait refusé sans regret.

Elle n’avait jamais réclamé de photos à ses clients, pourtant certains n’avaient pas hésité à lui en envoyer, et pas de très bon goût. Combien de fois avait-elle ouvert un message duquel avait surgit un gros plan de pénis au garde à vous ? Trop de fois, sûrement. Et beaucoup trop souvent au petit-déjeuner. Elle savait que les hommes étaient souvent plus vaillants au réveil mais, pour autant, était-ce une raison pour envoyer cette démonstration de virilité à une parfaite inconnue ? Les mâles avaient-ils conscience du ridicule de ce genre de cliché ? Croyaient-ils que les femmes allaient se pâmer devant pareille image ? Le seul avantage pour Gwendoline à recevoir ce genre de mms était de sélectionner rapidement ceux qu'elle accepterait de recevoir chez elle par la suite. Un selfbite était disqualifiant.

Un souvenir désagréable lui revient alors. Levée à l'aube, comme d'habitude, Gwendoline prenait son premier repas tranquillement en attendant d'aller lever sa fille pour l'école. La pendule indiquait sept heures et un client très matinal n'arrêtait pas de l’appeler. Elle avait fini par décrocher, avec l’envie furieuse de lui hurler dans l’oreille d’aller se faire foutre. Mais, en bonne professionnelle qu’elle était, elle n’avait pas osé et l’avait écouté jusqu’au bout :

— Une dernière question, avait-il plaidé.

— Je vous en prie.

— Est-ce que vous avalez ? avait-il demandé comme si de rien n’était.

Gwendoline avait eu un haut-le-cœur en reposant sa tasse de grand crème et avait soupiré, blasée :

— Eh bien, écoutez, Monsieur, à sept heures, je vais d’abord commencer par avaler mon café, pour le reste, ce n’est pas de mon ressort. Bonne journée.

Cette fois, au vu de la proposition d’Alexandre, elle avait eu besoin d’être rassurée avant d’accepter de partager le lit d’un inconnu. Son lit et une nuit. Une nuit entière, complète, à côté d’un homme qu’elle ne connaissait ni d’Ève, ni d’Adam. C’était une folie. Mais une folie à deux mille euros. Malgré les risques potentiels, son instinct avait allumé le voyant vert.

À présent prête, maquillée, coiffée et habillée sobrement, elle le rejoint à son hôtel, un hôtel très classe de la périphérie nantaise. De toute évidence, son futur client a les moyens. Qui peut s’offrir de nos jours une prostituée de luxe à deux mille balles la nuit dans un hôtel cinq étoiles ? Il est forcément blindé.

Elle frappe au numéro qu’il lui avait indiqué dans son dernier sms. Chambre quarante. Son âge, et celui d’Erwann aussi. Elle a beau oublier tout un tas de choses importantes dans sa vie, le souvenir d’Erwann continue de la hanter, malgré sa volonté de s’en défaire.

Le veut-elle vraiment ?

Le client ouvre la porte avec un grand sourire.

Première bonne nouvelle, il n’est pas trop grand. Si elle doit se battre avec lui, ça restera jouable. C’est toujours plus flippant de se retrouver face à une armoire à glace en ouvrant la porte et, à l’époque de son job, elle s’était faite quelques petites frayeurs. Mais cette fois, elle ne risque rien, ses vieux réflexes de protection peuvent retourner d’où ils viennent. Devant l’aspect inoffensif de son client, elle se sent en sécurité.

Deuxième bonne nouvelle, le quadragénaire se révèle conforme aux photos qu’il lui avait transmises. Ni beau, ni laid, pas quelconque non plus. Un petit quelque chose d’intéressant, d’agréable. Ses cheveux châtain clair sont coupés courts mais pas trop, avec une houpette légèrement gominée. Ses yeux sont clairs et lorsqu’elle s’approche de lui pour lui faire la bise, le vert lui apparaît plus nettement. De jolis yeux verts, comme elle.

— Entrez, Mélanie, l’invite-t-il poliment.

— Merci, répond-elle en pénétrant dans la chambre.

En découvrant le grand espace qui s'ouvre devant elle, Gwendoline réalise qu’ils sont installés dans l’une des suites, située au dernier étage de ce superbe établissement cinq étoiles.

Pute de super luxe, donc. Sacrée promotion depuis son dernier rendez-vous, en avril dernier, si on met de côté ses trois rencarts récents avec des habitués.

La pièce est grande. D’un côté, se trouvent un sofa avec une assise extra-large, des poufs et deux fauteuils. Le tout est installé autour d’une table basse en bois, sur laquelle trône un bouquet de fleurs et une boîte de chocolats Léonidas. De l’autre, un lit king size, décoré par une avalanche d’oreillers et de coussins, de tailles et de formes différentes et recouvert d’un couvre-lit damassé. La suite est vraiment très belle, accueillante et moderne. La décoration a été réalisée avec goût, dans les tons neutres et classiques de beige et taupe.

Elle retire ses chaussures à talons qui la font paraître plus grande que son hôte, et marche pieds nus sur la moquette épaisse. Malgré l’inconnu qui la dévisage en train de découvrir la pièce, elle se sent à l’aise et prend ses marques. En vérité, à cet instant précis, elle se dit qu’elle a vraiment eu raison d’accepter ce rendez-vous. Rien que pour ce décor de rêve. En dehors de l’époque où elle était accompagnée d’Erwann, qui était riche comme Crésus, elle n’a guère eu l’habitude de fréquenter ce genre d’endroits huppés. Un peu de faste dans sa vie actuelle ne peut pas lui faire de mal. Maintenant que ses revenus ont chuté, elle n’a plus vraiment l’occasion de mettre de paillettes dans sa vie. Il y a un côté « Pretty Woman » dans cette rencontre incongrue, le beau Richard Gere en moins.

— Comme convenu par téléphone, je vous ai préparé le règlement en espèces, introduit Alexandre en lui tendant une enveloppe bien garnie.

— Merci.

— Vous pouvez recompter, c’est normal, je comprendrais.

— D’accord, je le ferai tout à l’heure.

— Je voulais vous offrir à boire mais je ne sais pas ce que vous aimez. J’ai préféré vous attendre.

— C’est très gentil à vous. Je ne bois pas d’alcool.

— Ah oui ? demande-t-il surpris.

— Oui. Ni alcool, ni clopes, ni drogue.

— Une vie saine alors.

— Je me prostitue, alors je ne peux pas avoir tous les vices, dit-elle souriante, en prenant place sur le canapé.

Elle sait l’image sulfureuse qui entoure son activité. Ou son ancienne activité, plutôt. Les documentaires n’y vont jamais de main morte pour faire des reportages aussi sordides que terrifiants, que les gens vont prendre pour argent comptant. On l’imagine sous la coupe d’un homme complètement barré et violent, obligée de se droguer ou de boire pour supporter l’horreur de son quotidien.

Or, du temps où elle se prostituait, elle avait une vie tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, partagée entre son rôle de maman solo, et ses activités favorites : la lecture, la méditation ou encore le yoga. D’ailleurs, comme le lui faisaient remarquer ses ex qui avaient été mis dans la confidence, Konrad, Guillaume ou le père de sa fille, elle n’avait pas le « genre » que l’on s’attend à trouver chez une courtisane des temps modernes.

Lorsqu’on la rencontre pour la première fois, personne ne pourrait la soupçonner de s’adonner à ce genre de perversion. Non pas qu’elle soit banale ou transparente dans la vie de tous les jours. Ses cheveux argentés surprennent toujours ses interlocuteurs, de prime abord. Mais ses tenues et son style ne la mettent pas d’emblée dans la catégorie des catins. D’ailleurs, malgré l’odeur de soufre associée à son ancienne activité, Gwendoline est plus une romantique à la Jane Eyre, qu’une « Marie-couche-toi-là », comme disait feu son père.

— C’est un vice pour vous la prostitution ? demande le client, intrigué par sa remarque.

— C'est avant tout un métier. Mais ce n’est pas tellement compatible avec une vie de couple. Alors, je considère cela comme un handicap, oui.

Alexandre se lève et appelle le room service pour leur faire monter un apéritif sans alcool. Lui non plus ne boit pas, ou si rarement que cela ne compte pas, explique-t-il à la jeune femme. D’ailleurs, il a l’air très sain, de corps et d’esprit.

— Puis-je me permettre de vous poser une question indiscrète ?

— Vous pouvez toujours tenter, l'encourage-t-elle.

— Vous êtes célibataire ?

— Oui, je le suis.

— Belle comme vous êtes, c’est incroyable.

— Être belle est un atout, je ne vous le cache pas. Mais c’est un atout à double tranchant. Dans mon cas, je me demande si cela n’a pas été plutôt négatif dans ma vie.

— Comment ça ?

— Les hommes se sont beaucoup plus intéressés à ma plastique qu’à ma personnalité, peu désireux de chercher à savoir qui j’étais vraiment.

Et dans son cas, la liste des hommes affichant ce profil est longue comme un jour sans pain. Les seuls qui l’avaient vraiment respectée, elle les compte sur les doigts d’une main : le père de sa fille, Guillaume et… Erwann.

Erwann, Seigneur, si elle pouvait seulement arrêter d’y penser un instant. Pourquoi ressurgit-il constamment ? Son caractère obstiné de Breton probablement. Même à des centaines de kilomètres d’elle, il ne manque jamais une occasion de réapparaître dans son quotidien, au détour d’un rappel insignifiant. Elle y repense lorsqu’elle entend parler de la Bretagne, lorsqu’elle croise un homme avec la même coupe de cheveux, ou encore lorsque les péripéties judiciaires de Johnny Depp font la une des torchons qu’elle adore lire… Il lui ressemblait tellement physiquement…

— Ça rend les relations superficielles, sans profondeur, reprend-elle, en s’exhortant à plus de concentration, constatant que son client est toujours suspendu à ses lèvres. En revanche, il y a des femmes qui ont un physique sans attrait particulier, pour ne pas dire un peu ingrat, mais elles sont en couple, et heureuses. Alors je ne sais pas si la beauté est un atout, finalement.

— Vous êtes plus belle que ma femme.

— Et pourtant, c’est avec elle que vous êtes marié, lui fait-elle remarquer.

Il opine du chef, troublé par sa réponse, directe et tranchante. Le groom toque à la porte avec la commande, interrompant leur conversation. Lorsque Alexandre lui ouvre la porte, apparaît un jeune homme en habits collé monté qui doit avoir une vingtaine d’années. Pourtant, en faisant le service, Gwendoline constate qu’il possède déjà l’assurance de ceux qui pratiquent leur métier depuis longtemps. Il repart en toute discrétion, laissant les deux occupants de la suite reprendre leur conversation.

Perturbé par cette intrusion, Alexandre se demande soudain si le garçon d’étage a compris le lien qui les unissait, ou plutôt l’absence de lien, en l’occurrence. Mais la réponse lui vient naturellement. Non, probablement pas.

— Donc, malheureusement, malgré tous vos atouts, vous souffrez de votre beauté ? continue le client, intéressé par les propos de la jeune femme.

— Je n’en souffre pas. Je dis seulement qu’elle ne m’a pas servie autant qu’on pourrait le croire. Peut-être que le problème vient de moi aussi. Peut-être qu’avoir un physique avantageux m’a rendue superficielle, imbue de moi-même, uniquement attirée par les apparences.

— Vous n’avez pas l’air superficielle, au vu de notre discussion.

— Vous ne me connaissez que depuis cinq minutes, Alexandre, laissez-moi le temps de vous surprendre ! rétorque-t-elle en riant. Si ça se trouve, à la fin de la nuit, vous serez heureux de vous débarrasser de moi, tant ma conversation sera lénifiante.

Alexandre est formel : tout ceci pourrait paraître comme une simple rencontre amoureuse. Si ce n’était l’enveloppe qu’il lui avait remise et qu’elle avait glissé dans son sac en arrivant.

— Eh bien, vous voyez, j’en doute, dit-il avec un clin d’œil.

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