Chapitre 19 : Gueule de bois.

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Au petit matin, le réveil est difficile pour tous les deux.

Elle émerge par à-coups d’un sommeil trop court et agité.

Il a fermé les yeux par intermittence, luttant contre l’endormissement profond, de peur de la voir s’enfuir en pleine nuit. Elle s’est laissée enfermer dans ses bras, retrouvant ce sentiment de protection qu’elle chérissait tant il y a cinq mois. Il a veillé sur elle, prêt à la rassurer si elle en avait eu besoin. Il sait qu’entre eux tout est fragile, instable, prêt à se casser la figure. Ils se sont faits du mal à eux-mêmes, ils en ont fait aux autres et ils s’en sont fait entre eux. Leur histoire lui semble aussi en danger qu’un château de cartes dans un courant d’air. Pendant qu’elle semble aux prises avec l’appel de Morphée, il ne veut pas la lâcher. Ni la laisser repartir. D’ailleurs, il a un plan en tête et se demande comment le mettre à exécution.

— Erwann…

— Oui ?

— J’ai rêvé que tu me disais que tu cognais des femmes.

Si seulement cela n’avait été qu’un rêve plutôt que la réalité…

— Ce n’était pas un rêve, Gwen, dit-il en resserrant son étreinte. J’ai été violent avec une femme.

— Je sais.

— Tu veux rompre, c’est ça ? Je comprendrais, vu les circonstances.

Mais ne le fais pas, je t'en supplie, ne le fais pas.

— Non.

Il respire à nouveau, après avoir été en apnée en attendant la réponse. La voix de sa compagne est claire, et son esprit a l’air aussi vif qu’en pleine journée. Il comprend qu’elle réfléchit beaucoup de son côté. Qu’elle pèse le pour et le contre… qu’elle s’interroge sur la suite. Malgré l’anxiété qui le ronge, il est soulagé qu’elle ne veuille pas l’abandonner encore. Il attrape sa main, la porte à sa bouche et dépose un baiser dessus.

— Je t’ai fait peur…

— Non plus… Un des avantages à avoir fait mon métier pendant aussi longtemps c’est que j’ai été confrontée de très près aux bizarreries humaines… et crois-moi qu’en la matière, je n’ai pas été épargnée. Et ce que j’en ai conclu, c’est qu’il faut de tout pour faire un monde.

— C’est pas dans le générique d’ « Arnold et Willy », ça ?

Elle éclate de rire dans l’oreiller. Le cœur d’Erwann se regorge de ce son mélodieux qu’il pensait ne plus pouvoir entendre. Son corps se détend, ses muscles contractés par l’angoisse se relâchent peu à peu.

— Pfff, t’es con.

— Je sais. Donc tu as côtoyé la crème de la crème des tarés…

— Non, pas des tarés. Je ne les ai jamais considérés comme des tarés justement. Des paumés, peut-être, des déviants, pourquoi pas, mais surtout des humains. L’humain est faible, Erwann. Faible, vulnérable et fragile. On peut tous disjoncter et faire n’importe quoi. Parfois, cela n’a pas de conséquence… Parfois, cela en a. Mais ce ne sont que des choses humaines, des erreurs de jugement, d'appréciation, de concept, des visions de la vie erronées, des cœurs abîmés, des âmes torturées, des corps traumatisés. Qui suis-je pour te juger ? Qui suis-je pour juger qui que ce soit ? Tu as merdé. Je n’aime pas l’idée que tu aies fait ça, mais c’est ainsi. Comme ma thérapeute me l’a enseigné, je distingue ton être de tes comportements. Et de même que tu m’as acceptée avec mes handicaps, j’accepte les tiens.

— Tu n’as pas peur de moi alors ?

— Non.

— Tu ne veux pas rompre ?

— Non plus. J’aurais peut-être une suggestion à faire… si tu me le permets.

— Bien sûr. Je t’écoute.

— Vois quelqu’un.

Troublé, il hésite, de peur de ne pas comprendre. C’est pas comme si il avait déjà vu un sacré paquet de personnes ces temps-ci…

— Un psy tu veux dire ?

— Oui. Trouve quelqu’un à qui tu peux confier cette violence qui t’habite pour ne pas qu’elle te dévore.

— Je n’ai jamais consulté.

— Les gens hésitent souvent… c’est très connoté « maladie » mais en réalité on est tous un peu malade. Pourquoi ? Parce qu’on n’hérite pas que de la couleur des yeux de nos parents ou de leurs biens immobiliers. On hérite de leurs mémoires, c’est intra-cellulaire, ça nous compose intégralement, de la racine des cheveux jusqu’à la pointe de nos pieds. Et ce depuis des générations. Quand on fait un travail sur soi, on se libère de ce poids et on ne le transmet pas à nos enfants, ou en tout cas, dans une moindre mesure.

— J’y avais déjà réfléchi lorsque ma fille est décédée mais cela me fait peur de me replonger dans mon enfance ou tous ces trucs-là. Tu sais, mon père n’a pas voulu de moi, il m’a reconnu puis s’est désintéressé de ma vie, comme si je n’étais pas important… J’imagine que cela laisse des traces.

— La colère et la violence que tu ressens peuvent trouver leurs origines dans cela. Ou plus loin encore.

Erwann hoche la tête, acceptant la pertinence de tels propos.

— Il n’y a pas d’obligation. Ce n’est pas une condition que je t’impose, juste une idée.

— Je te remercie de me laisser le choix, dit-il en portant à nouveau sa main à ses lèvres pour y déposer un baiser.

— Je t’en prie.

Le bruit d’une porte s’ouvrant leur indique une présence dans la maison. Richard, de tout évidence. Erwann regarde l’heure : onze heures moins le quart.

— Repose-toi encore si tu veux, je vais voir Bud.

— Je préfère me lever et prendre une douche, si c’est possible.

— Bien sûr, fais comme chez toi. Rejoins-nous pour le petit-dèj’, dit-il en l’embrassant.

Erwann enfile son caleçon, son jean et son tee-shirt, et disparaît hors de la chambre. Elle reste seule, allongée dans la pénombre, soudainement envahie d’un sentiment de malaise. Au-delà de l’étrangeté de ces dernières heures, avec son lot de déclarations et de révélations inattendues, quelque chose la perturbe, même si elle n’arrive pas à identifier quoi. Comme une alarme qui sonnerait intempestivement en bruit de fond pour lui rappeler qu’elle a oublié d’éteindre le feu après la cuisson, ou qu’elle a laissé son fer à lisser brancher.

En arrivant dans la cuisine, Erwann salue Richard. Ce dernier est en train d’installer un petit déjeuner royal sur la table. Jus d’orange, produits frais ramenés de la boulangerie, thé, café, il ne manque rien. Une bonne odeur de viennoiseries toute chaudes a envahi la pièce.

— Alors ?

Richard regarde par-dessus l’épaule d’Erwann pour s’assurer que personne ne le suit et chuchote, dévoré de curiosité :

— Réconciliés ?

— Je l’espère.

Le chauffe-eau s’enclenche dans la cuisine, signe que la jeune femme est sous la douche. Tout en sortant les pains au chocolat et les croissants de leur sachet, Richard demande :

— Comment ça ?

— Nuit de confessions, j’ai peur de l’avoir effrayée.

— Mais non. Si ta tronche passe, le reste passera aussi, le charrie-t-il. Tu lui as dit quoi ?

— Les grandes lignes. Pas tout en détail.

— À quoi bon ? Si c’est du passé, ça ne sert à rien de le remettre sur le tapis.

Erwann fait la moue, dubitatif. Même s’il sait qu’il doit y aller par étape, il pense que lui cacher l’étendue des dégâts ne ferait qu’empirer les choses. Silencieusement, il aide son ami en préparant le café.

— C’est du passé, j’espère ? insiste Richard, en lui décochant un regard suspicieux.

— Quoi ? Mais bien sûr !

— T’arrêtes tes conneries cette fois, le morigène-t-il.

— Évidemment. Tu penses que ça m’intéresse encore ?

— J’en sais rien. T’es allé loin.

— Je sais, reconnaît Erwann à regret.

— Je ne pensais pas que je dirais ça d’une femme un jour, mais elle a un sacré pouvoir sur toi, Gwen. C’est impressionnant.

Erwann sourit, conscient de la véracité de ces propos. C’est une réflexion qu’il s’est déjà faite à de nombreuses reprises.

— Elle est… différente.

— Et toi, tu es… amoureux.

Le photographe se fend d’un sourire en coin et change de sujet, mal à l’aise. Il questionne Richard à propos du projet d’agrandissement de son salon de coiffure. Son hôte ne tarit pas d’explications lorsqu’il s’agit d’aborder ce projet pharaonique qui lui délie la langue à chaque fois qu’il en parle.

Au bout d’un certain temps, Gwendoline apparaît dans l’embrasure de la porte, emmitouflée dans le pull de son compagnon mais les pieds nus. Le sweat lui arrive à mi-cuisses, dévoilant des jambes à la musculature dessinée et des attaches fines. Elle entre sur la pointe des pieds, fait un détour pour faire la bise à Richard, qui lui tend une joue demandeuse, et s’approche de son amant pour l’embrasser à son tour. Il porte son tee-shirt de la veille, froissé d’avoir été balancé à travers la chambre lors de leurs ébats. Erwann lui sourit, et d’un signe de tête, l’invite à s’asseoir à côté de lui. Le coiffeur la détaille attentivement, observe ses petits yeux et son sourire contenu. Ainsi que les regards échangés entre ses deux locataires.

— La nuit a été trop longue ou trop courte, je ne saurais dire, plaisante-t-il en tournant sa cuillère dans sa tasse.

Le visage de Gwendoline s’empourpre tandis qu’elle change de position en glissant une jambe sous ses fesses, l’autre posée au sol. Erwann feint de ne pas avoir entendu l’allusion grivoise et se lève pour aller chercher la cafetière qui vient de se terminer dans un bruit d’évier qui glougloute.

— Ah, au fait, on t’a flingué ta lampe, désolée, s’excuse-t-elle en grimaçant.

— Le lit tient encore ou je vais le retrouver en pièces détachées lui aussi ?

Erwann et Gwendoline explosent de rire en se jetant un regard complice. Elle rougit de plus belle en se remémorant la fougue de son amant tout au long de la nuit.

— Café au lait ? demande Erwann, dans une nouvelle tentative d’esquive.

— S’il te plaît. Tu t’en rappelles ?

— De quoi ?

— Que j'aime le café au lait.

Ses yeux noisette plantés dans les pupilles émeraudes de sa compagne, il déclare :

— Je me rappelle de tout, Gwen. De tout, dans les moindres détails.

Elle baisse les yeux, soutenant difficilement son regard intense.

— Allez-y mollo sur les déclarations intimes, il y a des gens qui essaient de prendre leur petit déjeuner sans avoir de haut-le-cœur.

Gwendoline éclate à nouveau de rire au-dessus de sa tasse fumante.

— Je te préfère comme ça, remarque le coiffeur en la regardant. Tu repars aujourd’hui ?

— Oui, je n’ai pas de rechange, j’en ai marre d’être dans mes fringues crades.

— On peut passer à la maison emprunter des affaires à Manon si tu veux, intervient Erwann. Avant qu’on ne retourne à Nantes.

— « On » ? Tu reviens aussi ?

Il opine du chef et attrape un pain au chocolat qui s’émiette tout autour de sa tasse de café noir.

— Je te ramène avec ma voiture. Tu as encore l’air crevé. Je n’ai pas envie que tu prennes la route comme ça.

— Tu as autant besoin d’allumettes que moi pour garder les yeux ouverts, souligne-t-elle en désignant ses yeux cernés.

— Oui, mais on sera deux et tu seras là pour me parler, pour pas que je m’endorme. Au pire, on peut même se relayer.

À l’idée de se mettre au volant de son énorme X5, elle s’enthousiasme :

— D’accord, je veux bien conduire ta bagnole. Ça me changera, c’est sûr. Mais qu’est-ce que tu fais de la mienne ?

— Elle reste ici. Tu la récupèreras un autre jour. De toute façon, on va t’en acheter une autre aujourd’hui.

— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ? On est dimanche !

— Il y a les portes ouvertes d’Audi, route de Vannes.

Pour confirmer ses dires, il lui tend le journal régional du Grand Ouest, sur lequel est placardé, en première page, la publicité de l’évènement en question.

— On peut aller en tester une et commander dans la foulée.

— C’est de la folie ! Je ne vais pas la changer alors qu’elle roule très bien.

— Je ne la trouve pas assez fiable. Je préfère te savoir dans une voiture plus sécurisée.

— Quand on était ensemble en avril je l’avais déjà.

— Oui, justement, je voulais t’en parler à l’époque, mais si je te l’avais proposé à ce moment-là, cela aurait été trop… intrusif, il me semble.

— Et là, non ?

— Non.

Richard tourne la tête de l’un à l’autre comme s’il suivait un match de tennis. Si ce n’est pas leurs déclarations dégoulinantes de mièvrerie qui vont le faire dégobiller, ce sera peut-être ce va-et-vient incessant.

— Erwann… soupire Gwendoline, en posant sa tête dans la paume de sa main, en guise de lassitude.

— Oui, je sais, tu me trouve excessif, dit-il en continuant à dévorer, affamé. Mange, Gwen, s’il te plaît. Tu as besoin de forces.

— Pour passer trois heures et demi assise ? J’en doute.

— Non, pour être en bonne santé.

Elle lève un sourcil étonné. Puis comprend à quoi il fait référence. Son ton paternaliste l’agace mais elle réalise qu’il est inquiet. Une ombre sombre traverse son visage soucieux. Étant donnée la situation et son séjour à l’hôpital, elle se met à sa place. Il veut prendre soin d’elle et veiller sur elle, comme avant, comme à l’époque du phare. Sauf que maintenant qu’il est au courant pour son addiction, qu’il a les mots et les images en tête, cela ressemble plus à des injonctions de médecin qu’à de la bienveillance. Et elle n’aime pas du tout les médecins.

Deux heures plus tard, dans la voiture, alors qu’Erwann fait route vers Nantes, elle ne peut s’empêcher de revenir sur l’épisode du petit déjeuner.

— Je ne veux pas que tu t’inquiètes pour moi, déclare-t-elle sans préambule.

— Ne me demande pas l’impossible. La voiture sera plus fiable. Tu seras plus en sécurité.

— Je ne parlais pas de ça.

— De quoi alors ?

— Ta remarque… au sujet de la nourriture. C’était infantilisant et je ne suis plus une gamine.

Erwann soupire.

— Il y a une aire d’autoroute, dit-il en faisant une embardée soudaine à droite. Arrêtons-nous, je ne veux pas avoir cette discussion au volant.


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