Chapitre 22 : Le chien de Wisteria Lane

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Le salarié de l’établissement de la marque aux quatre anneaux se frotte les mains à l’avance. Après quelques questions aux clients, il sent sa jolie commission arriver à la fin du mois. Son zodiac aura bientôt un nouveau moteur. Ce sera parfait pour profiter de l’arrière-saison à la Baule, beaucoup plus tranquille depuis le départ de ces foutus touristes.

En arrivant à Nantes, Erwann et Gwendoline ont filé directement route de Vannes, la grande avenue qui sépare Nantes d’un côté, de St Herblain de l’autre. Une palanquée de concessionnaires automobiles y a élu domicile et le Breton, amateur de belles voitures puissantes, connaît les lieux comme sa poche.

Gwendoline se balade entre les modèles de luxe à la carrosserie rutilante avec le même plaisir qu’elle prendrait dans un magasin de vêtements. Les véhicules sont tous plus beaux les uns que les autres, mais ceux en noir ont sa préférence.

Elle écoute d’une oreille distraite les échanges entre l’homme en costume cintré et son compagnon, qui tranche dans ce décor guindé, vêtu d’un tee-shirt noir, d’un jean troué et de ses boots marrons. Cependant, étant lui-même arrivé au volant de son BMW, malgré son allure débraillée, il est de fait accueilli avec le même décorum que celui réservé aux cols blancs.

L’employé d’Audi a réussi la performance de ne pas dévisager Erwann et sa sculpturale blessure de guerre, lorsqu’il leur a souhaité la bienvenue. Un exploit à porter à son crédit et que Gwendoline s'est retenue de souligner en le félicitant. D'autant qu'en découvrant le badge épinglé sur le devant de sa poitrine, la déception avait pris le pas sur l'admiration. Le commercial est affublé du prénom le plus commun de toute l'histoire des prénoms masculins français : Nicolas.

Ce dernier, pourtant, possède d'autres talents. Avec un bagout digne d’un vendeur du Sentier, il embraye à propos du modèle sur lequel Erwann a jeté son dévolu :

— Le Q7 sera parfait pour madame. Lignes élégantes, confort de route, dynamisme de la boîte automatique, un vrai bonheur à conduire.

— Il est un peu balèze non ? intervient Gwendoline, qui les rejoint.

— C’est un SUV, rétorque Erwann, amusé.

— Celui que j’avais aussi… avant que tu ne me le confisques, ajoute-t-elle en se penchant vers lui avec un sourire en coin.

Erwann lui sourit à son tour, ravi de la voir d’humeur joviale. Les tensions apparues entre eux, au début de leur trajet de retour, se sont dissoutes à la station-service, emportées, telles des feuilles mortes, par la brise automnale.

— Tu t’y habitueras. Tu avais quoi avant ton SUV actuel ?

— Une 106.

— Tu as dû remarquer un changement de taille, non ?

— Bien sûr.

— Et ça t’as pris combien de temps pour le prendre en main ?

— Moins de temps que pour apprendre à te gérer toi, dit-elle en éclatant de rire.

— C’était pas une marque bretonne, rit-il en retour.

Tout comme Richard le matin-même, le vendeur suit leurs échanges de la tête, sans intervenir. Les deux tourtereaux ont la fâcheuse tendance à se croire seuls au monde dès qu’ils sont l’un à côté de l’autre.

— Je dirais qu’en cinq minutes l’affaire était réglée, se souvient-elle. Le temps de sortir du parking et je me sentais à l’aise.

— Ce sera pareil pour celui-là, affirme son compagnon.

— Il a davantage l’allure d’un char d’assaut quand même. Et j’habite en ville. Je sens déjà que ça va être une partie de plaisir de me garer avec.

Elle fait le tour du véhicule en jaugeant d’un œil inquiet ses dimensions pachydermiques. La peinture noire et brillante est d’une telle propreté qu’elle se voit dedans plus clairement que dans ses miroirs sales. Son reflet est si net qu’elle en profite pour se recoiffer et vérifier son maquillage. Alors qu’elle s’adonne à ses retouches, le vendeur aguerri poursuit son argumentaire :

— Le Q7 possède bien évidemment le radar et la caméra de recul. Avec ses deux « gadgets », se garer en créneau sera un jeu d’enfant, Madame.

— À condition qu’il y ait de la place entre deux Minis pour ranger ce paquebot, le contre-t-elle, taquine.

— De toute façon, tu ne resteras pas en ville longtemps, intervient Erwann, les mains dans les poches.

Prise au dépourvue, la jeune femme relève la tête vers lui et le dévisage, incrédule.

— Rassure-moi, tu n’as pas déjà donné le préavis de ma maison, quand même ?

Erwann sourit à nouveau, de plus en plus amusé par cette petite scène de ménage qui se joue entre eux sous les yeux paniqués de leur spectateur. Ce dernier sent sa commission lui échapper. Il y a peu de chances qu’ils repartent avec un nouvel achat si une dispute éclate.

— Je vais aller vous chercher un rafraîchissement, annonce Nicolas, plein de bonne volonté. Il fait une chaleur épouvantable aujourd’hui. Que désirez-vous boire Messieurs, Dame ?

— Rien, répondent-ils de concert en se toisant en chiens de faïence.

— Bien, parfait ! Je vais voir ce que nous avons au réfrigérateur. Du frais sera l’idéal. Nous n’en finirons jamais de cette canicule.

Le vendeur s’éclipse vers le fond de la galerie en s’éventant la chemisette, le front dégoulinant de sueur, les aisselles suintantes de transpiration. Il doit trouver une solution pour convaincre les deux récalcitrants qu’il vient de laisser en tête à tête.

— Il est marrant, Nicolaï, la clim’ est tellement forte que j’ai dû remettre mon pull.

Jetant un regard prudent dans la direction que l’homme a pris, elle s’assure à postériori qu’elle n’a pas été entendue. Puis se rapproche d’Erwann, qui en fait de même. Curieux, il lui demande :

— La voiture te plaît ?

— Attends, une chose à la fois.

Deux clients venus profiter des portes ouvertes se glissent près d’eux avant de s’éloigner. Les amants reprennent leurs messes basses.

— Explique-moi pour cette histoire de ville, exige-t-elle, en prenant l’air faussement chafouine.

— On ne va pas continuer à vivre séparés l’un de l’autre, si ? C’est ce que tu veux ?

— Emma n’est même pas au courant ! Je ne peux pas rentrer à la maison et lui dire, la fleur au fusil : « coucou ma puce, fais ta valise, on déménage chez Erwann, je sais que tu ne le connais pas mais il est vraiment adorable, quoi qu’il ait été un véritable enfoiré avec toute la gent féminine ces derniers temps, mais c’est un détail. »

— Un détail de taille, dit-il en grimaçant.

Parfaitement conscient que les piques qu’elle lui envoie de temps en temps sont justifiées, le Breton passe outre ses remarques et tente de la raisonner au sujet de sa fille :

— Il est peut-être temps qu’elle me rencontre, non ?

— Elle n’a jamais entendu parler de toi.

— Je sais, mais on peut y remédier. Il va bien falloir que tu te lances toi aussi. Moi, je suis prêt.

— C’est facile pour toi, Manon est grande, tu peux lui parler comme à une adulte et en plus, elle m’a déjà vue.

— Ta fille n’est pas en sucre, Gwen. Tu ne peux pas la mettre sous cloche. Et je te rappelle que c’est toi qui m’as dit ça au phare, quand j’ai appris que Manon était lesbienne et que j’ai eu peur pour elle.

— Oui, c’est vrai, reconnaît-elle à contrecœur.

— Donc ?

— Je peux difficilement me contredire, soupire-t-elle.

Gwendoline crève d’envie de présenter Erwann à la terre entière. Elle aimerait que l’annonce de leurs retrouvailles soit diffusée au journal du vingt heures et serait prête à piloter elle-même l’avion qui remorquerait la banderole publicitaire pour avertir le monde entier. Elle l’aime et adorerait le crier sur tous les toits de la ville. Et pouvoir dire enfin : vous voyez, moi aussi, je suis en couple, moi aussi quelqu’un veut de moi, moi aussi je suis normale. D’autant plus qu’il a l’air sûr de lui et de ses intentions. Comme si pendant les cinq mois de leur séparation, il avait accumulé les preuves certifiant la force et l’évidence de leur amour. Exactement comme elle.

— Je ne dis pas qu’il faille que l’on vive tous ensemble dans les minutes qui viennent mais au moins franchir une première étape, poursuit-il conciliant.

— Comme ?

— Faire connaissance.

— Tu veux rencontrer Emma ?

— Oui.

— Et qu’elle te rencontre ?

— L’un ne va pas sans l’autre, plaisante-t-il.

— Une eau fraîche pétillante, Madame ?

Le vendeur revient vers eux, un plateau à bout de bras. Le voilà déguisé en serveur de bistrot parisien. Un rôle qui lui sied davantage que celui qu’il arbore d’ordinaire.

— Avec juste une rondelle de citron, précise-t-il en montrant un verre transparent. Sinon, nous avons aussi du jus d’orange fraîchement pressé et riche en vitamines.

— Oui, envoyez le jus d’orange s’il vous plaît, acquiesce Gwendoline. On va avoir besoin de vitamines pour affronter cette journée, je crois.

Erwann sourit, toujours d’aussi bonne humeur. Il sait qu’elle va dire oui. Il le lit dans ses yeux. Même si elle a appuyé par réflexe les deux pieds sur la pédale de frein, il devine qu’elle partage ses désirs.

— Cette petite merveille a un prix, j’imagine ? lance-t-elle aux deux hommes face à elle.

— Bien sûr, Madame, enchaîne Nicolas.

Son ton mielleux est aussi sucré que le jus d’orange frais dont elle se délecte.

— La version cinq places se situe aux alentours de quatre-vingt-dix mille euros, selon les options choisies, bien évidemment. Et la version sept places est à un peu plus de cent mille euros.

En entendant le dernier chiffre, Gwendoline recrache la lampée qu’elle vient de prendre dans son verre. Erwann devient hilare.

— Pardon, excusez-moi, le coup du sept places à cent briques, j’étais pas prête. Si tu me dis que tu veux me faire un enfant dans la foulée, je jure que je retourne à pied à Crozon récupérer ma bagnole, menace-t-elle le photographe en le pointant du doigt.

Erwann exulte, les yeux pétillants.

— Commençons par la voiture. Une chose à la fois.

Elle lève les yeux au ciel, mais ne peut s’empêcher de rougir, tandis que son sourire s’élargit. Même après de telles confidences, Erwann reste stoïque, droit comme un I, imperturbable, comme il sait si bien le faire.

Il avait vu juste.

— Pas de sept places, non merci, dit-elle, tranchante, en regardant le vendeur. Je n’aime pas les familiales. On commence par ça et on finit avec un chien, une maison en banlieue et une existence bien rangée à la Wisteria Lane.

Armé de son expression la plus commerciale, l’employé d'Audi ignore sa remarque et se tourne vers Erwann qui, de toute évidence, détient les cordons de la bourse. Nicolas doit le faire flancher vers le véhicule le plus cher. Dix mille euros, ce n’est pas rien : ses prochaines vacances sont sur le point d’être compromises par sa harpie de bonne femme. Il sort sa brosse à reluire.

— Je vous propose que Madame prenne en main le véhicule en allant faire un tour. Elle verra le confort de notre superbe Q7 par elle-même. Quel modèle je vous prépare, Monsieur, le sept places ?

— Ma compagne va tester le cinq places, déclare Erwann, sûr de lui.

Le visage du vendeur se rembrunit imperceptiblement.

— Pas de regret, vraiment ? insiste-t-il lourdement en ignorant le regard furibond de Gwendoline.

Reprenant le ton condescendant avec lequel l’homme s’adresse à eux, Erwann conclut :

— Pas de regret. Madame n’aime pas les chiens.

Gwendoline éclate de rire en reposant sur le plateau le verre dans lequel elle a malencontreusement craché.

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