Chapitre 26 : Sale réputation

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Jeanne lui a envoyé son mail hebdomadaire aux aurores ce lundi matin et, pendant que toute la maisonnée dort encore, Gwendoline s’active déjà.

Sa bookeuse parisienne travaille de jour comme de nuit, sept jours sur sept, ou presque, et la modèle a pris le pli d’en faire de même. Elle reçoit son planning et le déroulé de chaque séance photo en pièces jointes. Plusieurs shootings importants sont prévus dans les semaines à venir mais toujours pas de campagne pour Dove à l'horizon. Déçue, elle attaque le premier descriptif :

« Suite désistement d’une modèle pour le rôle de la sorcière des ténèbres, tu as été castée pour cette série de photos en forêt de Brocéliande, sur le thème de légendes arthuriennes. Le client est le directeur du château de Comper qui veut renouveler sa publicité pour la saison prochaine et rassurer les visiteurs, suite aux incendies de cet été. Leur priorité est d’encourager les gens à revenir dans cette région sinistrée, dépendante du tourisme.

Trois photographes seront sur place, sous la direction de Jocelyn Prigent, chef de projet. Les deux autres sont Matthieu Bouquetin et Erwann Le Bihan.

À la lecture du nom de son compagnon, Gwendoline recrache son café, surprise. Erwann et elle vont travailler ensemble ? Décidément !

Malgré l’heure ultra-matinale, Gwendoline appelle sa bookeuse. Celle-ci a l’habitude de répéter à qui veut l’entendre qu’elle est joignable entre cinq heures trente et minuit. À la première sonnerie, Jeanne décroche. Le téléphone doit être greffé à la main de cette boulimique de travail, aux tendances insomniaques.

— Bonjour Gwen, contente de t’entendre. Tu as reçu mon mail ce matin ?

Cette nuit plutôt !

— Bonjour, Jeanne. Oui, je l’ai découvert à l’instant, merci.

Elle chuchote dans le combiné, ne voulant pas déranger les deux autres dormeurs de la maisonnée. Il est à peine six heures.

— Ça tombe bien, je voulais te parler de vive voix.

— D’accord.

— Je dois te briefer à propos du shooting de Brocéliande et te mettre en garde contre Erwann Le Bihan.

— Ah… d’accord.

Heu...

Gwendoline est tout ouïe, l’oreille collée au téléphone. Son cœur commence à battre la chamade, incontrôlable. Elle ne bouge plus, de peur de manquer un mot de la conversation.

— C’est un Crozonnais d’une quarantaine d’années, plutôt bien fait de sa personne, mais qui se traîne depuis quelques temps une réputation infernale. Et encore, quand je te dis « bien fait de sa personne », il faut le dire vite. On le surnomme « le balafré » et cette appellation n’est pas volée. Il a vraiment une tête pas possible depuis quelques mois, un mélange entre Albator et Poldark, si tu vois ce que je veux dire.

— Je vois, je vois, dit-elle tandis qu’au même moment, Erwann entre dans le salon, où elle est installée devant son ordinateur.

Il lui fait un signe de la main en guise de bonjour et lui indique qu’il va dans la cuisine pour la laisser finir son coup de fil en privé. Sans un bruit, il referme la porte derrière lui.

— Mais ce n’est pas le pire, reprend son interlocutrice, en hurlant presque à l’autre bout du fil.

Visiblement très en forme, cette dernière s’égosille tant que Gwendoline tient le téléphone à bonne distance pour ne pas se faire exploser les tympans.

— Ah.

— Le mec est désormais connu pour ses frasques avec ses modèles. Je sais que tout cela relève de bruits de couloir, car je suis à Paris et que je n’y ai pas assisté, ni vu de mes yeux, mais fais gaffe, quand même, je n’aime pas ça. Normalement, tu ne seras jamais seule avec lui, car vous serez une équipe de trois modèles pour ce shooting, mais je préférais t’informer avant pour que tu sois sur tes gardes.

— Merci, c’est gentil à vous.

— C’est normal. Je sais que tu as traversé une période difficile du point de vue de la santé alors je ne voudrais pas qu’il profite de ta faiblesse pour t’attirer dans ses filets.

Sa faiblesse ? Connasse.

— D’accord. Je vous suis reconnaissante de veiller sur moi.

— J’insiste Gwen, ce photographe a désormais très mauvaise presse et je ne sais pas même pas pourquoi les gens veulent encore travailler avec lui. Sûrement des potes à lui qui le pistonnent pour qu’il ait encore du taf.

— Oui, sans aucun doute, répond-elle en espérant que cette langue de pute va se taire.

— Nan mais c’est vrai qu’il était très doué et réputé à une époque pour son travail de qualité mais, de toute évidence, c’est de l’histoire ancienne. Il a une image très différente aujourd’hui, au sens propre comme au sens figuré.

À l’autre bout du fil, Jeanne se met à rire, très satisfaite de son trait d’humour.

Trait d’humour moisi.

— Un photographe qui se tape ses modèles, excuse-moi, mais on sait tout de suite à qui on a affaire. Il n’a aucune éthique, c’est vraiment condamnable.

— Oui, je comprends, dit-elle pour arrêter l’avalanche de critiques qui sort de la bouche remplie de fiel de la parisienne.

— S’il essaie de te violer, mets-lui un bon coup dans les roubignoles !

— Me violer ? Ah carrément ! chuchote Gwendoline, la main devant la bouche.

Toujours assise en tailleur sur le tapis, le téléphone collé à l’oreille, elle parcourt la pièce du regard pour s’assurer que son compagnon n’est pas dans les parages.

— Bon, j’exagère, Gwen, mais un homme de sa carrure avec ce profil et cette réputation, je pense qu’il vaut mieux prévenir que guérir.

— Sans aucun doute.

— En tout cas, j’ai fait ce qu’il fallait pour te mettre au parfum, je suis rassurée. Ne reste jamais seule avec lui, on ne sait jamais. Le shooting est très bien rémunéré, ce serait dommage de t’en priver, même avec cet énergumène. Mais sois vigilante.

— J’ai saisi, Jeanne, je vous assure, je serai on ne peut plus… vigilante.

— Bien, allez ma belle, tiens-moi au courant après les séances, comme d’hab’, ciao, ciao.

— Ciao, ciao, Jeanne, conclut la jeune femme, abasourdie.

Elle réalise que ses mains tremblent et que son pouls est en état d’accélération continue depuis que sa bookeuse s’est lancée dans un descriptif des plus éloquents des mœurs d’Erwann. La nausée la gagne. « Réputation infernale », « balafré », « viol »… la bookeuse n’y a pas été de main morte avec son compagnon et la modèle mesure l’ampleur de ses conneries.

Qu’est-ce qui lui a pris ? Comment a-t-il pu ? Lui qu’elle a connu si respectueux, y compris dans ses collaborations, que lui est-il passé par la tête ? Il avait évoqué toutes ces femmes, toutes ces relations sans lendemain, mais il a passé sous silence celles avec les modèles. Peut-être n'était-ce pas la vérité, tout simplement. Jeanne l’a dit elle-même : elle n’y était pas, ce sont des bruits de couloir. Mais comment en être sûre ?

Malgré le doute, Gwendoline ne désire pas qu’il lui décrive par le menu l’intégralité de ses cinq derniers mois de débauche. Elle n’a aucune envie qu’il lui fasse l’inventaire de ses prouesses sexuelles, qui ont l’air plus nombreuses qu’elle ne l’avait imaginé. Elle ne veut pas savoir.

Lorsqu’elle se relève, elle a le tournis et si son homme y est pour quelque chose, ce n’est malheureusement pas pour les mêmes raisons que cette nuit. Elle redoute d’aller dans la cuisine. Elle doit afficher un visage livide qui va la trahir dès qu’elle aura franchi le seuil de la porte. Lorsqu’elle pénètre dans la pièce, Erwann est sur son téléphone, affichant un grand sourire. Il a pris soin de s’habiller avec ses lambeaux vestimentaires en guise de tenue.

Bon point pour lui vis-à-vis d’Emma.

— Tu as vu qu’on va travailler ensemble ? C’est génial, non ? dit-il en se levant pour l’embrasser.

Son haleine sent le café, avec un arrière-goût de cigarette. Elle recule pour mieux l’observer.

— Tu as repris à fumer ?

— Oui.

— Je ne t’ai pas vu le faire depuis avant-hier.

Le bruit des reproches coule malgré elle dans ses paroles accusatrices. Les modèles, les clopes, combien d’autres cachotteries encore ?

— J’ai essayé de tenir depuis ton arrivée pour ne pas t’incommoder mais là... j’ai craqué. Je me suis mis à la porte de la terrasse t’inquiète. Je ne suis pas fan des odeurs de tabac.

— Pourquoi n’as-tu rien dit ?

— Je ne sais pas. J’ai cru naïvement que nos retrouvailles allaient m’en faire passer l’envie, comme lorsque l’on s’est rencontrés. Mais non, malheureusement. Je suis toujours aussi accroc.

— Tu as repris quand ?

Erwann soupire longuement, les yeux éteints…

— Oui, je vois, conclut-elle la gorge serrée. On s’est fait beaucoup de mal.

— Je fumais avant de te connaître, c’est différent. J’essaierai d’arrêter à nouveau quand… quand je me sentirai mieux.

— Tu te sens mal en ce moment ?

Tout en se rasseyant, il essaie de savoir ce qu’il ressent vraiment et décide de jouer la carte de l’honnêteté :

— Oui, Gwen. Je me sens mal en ce moment.

— Comment ça ? demande-t-elle en prenant place près de lui.

Elle pose une main sur son genou, voyant combien il rechigne à se confier.

— Ma cicatrice, mes frasques de ces derniers temps… et surtout, notre histoire qui me semble sur la brèche.

— Pourtant tu m’as parlé de vivre ensemble...

— Parce que je le veux. Mais je pense que de ton côté, c’est plus compliqué.

Elle ne répond pas, troublée. Son esprit est ailleurs, encore sonné d’avoir reçu les informations éloquentes de sa bookeuse. Il s’est tapé ses modèles. Et ses clientes ?

— Je ne sais pas quoi faire pour te rassurer, poursuit Erwann. Je n’arrête pas de te pousser à aller de l’avant alors que j’ai parfaitement conscience qu’il va nous falloir du temps pour recoller les morceaux. Je suis prêt à cela, mais j’ai peur qu’il y ait eu trop de casse pour toi... que tu n’arrives plus à avoir confiance en moi. Je te vois très réticente par moments. Comme en ce moment, d’ailleurs. Tu as l’air très lointaine ce matin, très froide.

— Désolée. Je ne voulais pas te faire ressentir ça. C’est juste qu’il y a eu beaucoup de nouveautés d’un seul coup, beaucoup de… révélations, et je suis un peu… perdue.

Pas la peine d’évoquer la discussion qu’elle vient d’avoir avec Jeanne pour noircir le tableau encore plus. Son compagnon a l’air suffisamment mal comme ça. En revanche, l’heure tourne et Gwendoline s’inquiète au sujet de sa fille. Ce qu’elle ne peut lui cacher :

— En vérité, ce matin, j’ai peur qu’Emma descende et te trouve là. Elle s’est endormie lorsqu’on était à table... elle t’a vu comme un visiteur, et je ne pense pas qu’elle s’attende à tomber sur toi dans la cuisine au réveil.

Erwann se lève d’un geste brutal et pose sa tasse dans l’évier.

— Tu as raison. Je ne veux pas la mettre mal à l’aise.

— Attends, Erwann, dit-elle en lui attrapant le bras. Ne sois pas vexé, s’il te plaît. Je me suis mal exprimée, mais ma fille est encore petite. Je ne veux pas la chambouler. Elle vient à peine de te rencontrer. Ça fait beaucoup d’un coup.

— Je comprends. Je vais aller à mon appartement. Je reviens te chercher pour ton rendez-vous de onze heures chez ta thérapeute. À cause de moi, tu n’as plus de voiture désormais.

— Ce n’est pas grave, élude-t-elle d’un geste de la main. Je peux me débrouiller, c’est un détail.

— Non, je me rends compte que j’ai abusé.

Il se tient debout dos à elle, le regard tourné vers la terrasse. Elle reconnaît cette attitude fermée et soucieuse qu’il avait arborée lors de sa visite à l’hôpital. Cela avait été la dernière fois qu’elle l’avait vu avec son visage normal. Si elle ne l’avait pas jeté dehors comme un malpropre, il n’y aurait pas eu cet engrenage. Pourtant, malgré son envie de le serrer dans ses bras, son corps refuse de faire un geste dans sa direction. Elle aimerait lui dire combien elle se sent coupable, fautive, combien elle regrette son attitude d’alors, mais n’y parvient pas, encore sous le choc de ce qu’elle vient d’apprendre. À la place, elle n’a que sa froideur habituelle à offrir, celle dans laquelle elle se drape lorsque la peur ou la colère lui broient les entrailles. Impuissante, elle hait son manque de chaleur envers lui, sa façon de le laisser seul face à ses tourments, quand lui passe son temps à veiller sur elle.

— Tu veux le mieux pour moi, Erwann, je le sais bien.

— La seule personne qui sache ce qui est le mieux pour toi, ou pour ta fille, c’est toi. Tu me l’as rappelé hier, il serait temps que je l’intègre. Le Q7 sera bientôt livré chez le concessionnaire. Quand tu l’auras, je repartirai à Crozon et on prendra le temps de faire les choses correctement, à ta façon.

J’en veux pas du Q7. Je veux savoir ce que tu as foutu avec toutes ces femmes.

— J’ai juste besoin de ralentir un peu la cadence. On se revoit bientôt puisqu’on doit travailler ensemble dans une dizaine de jours. Et ce matin j’ai pris rendez-vous sur Doctolib pour faire nos tests.

Maladroitement, elle tente de lui faire comprendre que tout n’est pas fini entre eux et qu’un avenir existe encore, même si les choses s’annoncent plus compliquées qu’au début.

— Merci de t’en être occupée. Le rendez-vous a lieu quand ?

— Dans une quinzaine de jours, samedi 8 octobre, à neuf heures trente.

— Parfait. Je vais me le noter. Si la voiture n’est pas livrée d’ici la veille du shooting à Brocéliande, je viendrai te chercher pour t’y emmener.

— J’irai par mes propres moyens, rétorque-t-elle sur la défensive.

— Pourquoi ?

— C’est un énorme détour pour toi, objecte-t-elle.

Et je ne veux pas qu’on nous voit arriver ensemble.

Sa place dans le milieu de la photographie en tant que modèle professionnelle est récente, et elle redoute de perdre sa toute nouvelle crédibilité. Arriver à son bras reviendrait à laisser entendre qu’elle a été pistonnée, ou pire, et qu’elle n’est pas légitime.

Surtout si c’est un photographe qui baise ses modèles.

Pas franchement l’image qu’elle veut donner d’elle sur un shooting prometteur.

— Nous sommes trois modèles, dont deux de Nantes, argue-t-elle encore. Je pense qu’un co-voiturage est envisageable. Ce sera plus simple pour tout le monde.

— Tu as tout prévu à ce que je vois, déclare-t-il le visage triste en se tournant vers elle.

— Erwann…

— Je vais te laisser du temps, Gwen, tu as besoin de temps et d’espace pour réfléchir.

Il l’embrasse tendrement sur le front et récupère ses affaires avant de quitter la maison sans un mot.

Maintenant qu’il a disparu, le silence de la pièce désertée l’oppresse et lui donne le vertige. Elle s’assoit. Des pas dans l’escalier l’extirpent de son angoissante torpeur. Il est sept heures, le réveil de sa fille n’a pas encore sonné mais cette dernière est déjà sortie de son lit.

— Erwann est parti ? demande l’enfant, en affichant une moue désappointée en direction de la porte d’entrée.

Assise sur le fauteuil, Gwendoline hoche la tête, incapable de plus. Sa fille entre dans le salon, vêtue de son pyjama Harry Potter aux couleurs des Gryffondors, les cheveux en bataille et les yeux encore gonflés de sommeil.

— Pourquoi ? reprend-elle, en baillant.

— Je... je crois qu’il avait des choses à faire.

Ruminer ses erreurs, le désaveu de sa compagne, leurs désaccords ?

— Dommage, je voulais lui dire au revoir, explique la petite sans cacher sa déception. Il est vraiment trop gentil.

Et moi, vraiment trop conne.

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