Chapitre 39 : L’homme de l’ombre n'aime pas la lumière.

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Lorsqu’Erwann apparaît sur la plaine où sont installées les tables de pique-nique, une nouvelle clameur, encore plus forte que la précédente, les surprend, lui et le petit bonhomme dans ses bras. En entendant le tintamarre de cris de joie, de félicitations et d’applaudissements, l’enfant prend peur et s’accroche avec plus de force à son sauveur. Un comité d’accueil enthousiaste dont Erwann se serait bien passé, lui qui n’aime pas être au centre de l’attention, surtout depuis qu’il est affublé de sa cicatrice démesurée. Il se fraie un chemin à travers la foule, la tête de l’enfant posée dans son cou. Ses yeux sont à la recherche de Gwendoline.

Des dizaines de personnes sont réunies autour du camion des secours, et le père de Killian en émerge, suivi de près par sa femme. Tous les deux se précipitent à la rencontre du photographe, les bras grands ouverts. Ils lui prennent l’enfant des bras et le remercient chaleureusement.

Les parents se remettent à pleurer, trop heureux de pouvoir serrer leur petit contre eux, lui prodiguant tour à tour, mots d’amour, embrassades et câlins. Ils l’emmènent ensuite au personnel de santé, qui le prend en charge, lui administrant les premiers soins. Couvant leur enfant du regard, les parents écoutent le diagnostic rapide d’un air concentré. Enveloppé dans une couverture de survie doré, le petit chanceux se laisse manipuler, impressionné de voir autant de monde réuni autour de lui. Rapidement, la foule se disperse, évacuée par les secours qui demandent à chacun de retourner vaquer à ses occupations.

Un ambulancier s’approche d’Erwann, Gwendoline sur les talons, et lui tend une couverture de survie, voyant que la presque totalité de son corps est trempée.

— Enfilez-ça. Vous l’avez mérité, ajoute-t-il avec un clin d’œil.

— L’enfant était dans l’eau ? demande sa compagne, en découvrant son état.

— Lui, non, mais moi oui, confirme le photographe, en riant nerveusement.

Erwann accepte poliment la couverture tendue par l’ambulancier et s’enroule dedans, gelé. Le vent qu’il trouvait si agréable lorsqu’il était sec lui semble bien cruel depuis qu’il a émergé de l’eau. Gwendoline vient lui frictionner le dos.

Un autre secouriste lui apporte une boisson chaude, qu’il accepte avec reconnaissance. Ses doigts gourds saisissent le gobelet en carton, savourant un peu de chaleur retrouvée.

— On va rentrer si tu veux bien. Je n’ai plus tellement envie de me balader, annonce Erwann, en claquant des dents, après une première gorgée.

Elle éclate de rire.

— Je pense que tu as eu ton compte pour aujourd’hui.

Elle embrasse ses lèvres bleues, avant de lui frotter le corps à nouveau. Gêné par l’attitude des gens le traitant en héros, Erwann n’a qu’une envie, se soustraire à l’attention qu’on lui porte et rentrer chez lui. Une fois un peu plus réchauffé par la boisson et les efforts déployés par sa compagne, il se lève et lui prend la main. Entouré de sa brillante cape jaune de super héros, il fait un signe à la famille en leur lançant, sur un ton léger :

— Prenez soin de vous.

— Attendez Monsieur, s’il vous plait, l’apostrophe le père. On vous doit beaucoup.

Ce dernier, regonflé d’énergie et de bonne humeur, affiche un sourire de circonstance. Il lui tend une main pleine de punch, libéré du fardeau de l’inquiétude. Sa bonhommie chaleureuse, absente lors de leurs premiers échanges, apparaît maintenant qu’il est soulagé.

— Mais non, pas du tout, se défend Erwann.

Mal à l’aise, il serre sa main en retour. L’homme a une poigne vigoureuse et une carrure imposante. De la même taille qu’Erwann, il possède en revanche une corpulence et un embonpoint conséquent qui le font paraître deux fois le héros du jour. À côté de lui, dans ses vêtements imbibés d’eau boueuse et enroulé dans sa couverture de survie, Erwann ressemble à un poussin tombé du nid.

— Laissez-moi vous donner ma carte, je vous en prie. Si jamais un jour vous aviez besoin de quoi que ce soit, et je dis bien de quoi que ce soit, s’il vous plait, appelez-moi.

— D’accord.

Il accepte la carte de visite.

— Appelez-moi Franck, insiste-t-il.

— D’accord Franck, moi c’est Erwann, se présente-il enfin, en riant.

— Enchanté Erwann. Vraiment ravi d’avoir croisé votre chemin aujourd’hui, et vous aussi Madame.

Son regard se coule vers Gwendoline, qui se tient en retrait, trop heureuse de laisser son partenaire recevoir les honneurs qu’il mérite.

— Tout le plaisir était pour nous, dit-elle chaleureusement en lui serrant la main à son tour. Profitez bien de votre belle famille, Franck.

Sur ces entrefaites, Gwendoline et Erwann se faufilent sous le couvert des arbres, dans la lumière rasante offerte par les tous derniers rayons du soleil couchant. Erwann glisse la carte à Gwendoline, sans y jeter un coup d’œil, désireux de passer à autre chose pour aujourd’hui.

— Tu peux la prendre s’il te plaît. Toutes mes poches sont mouillées.

— Bien sûr, donne.

Elle la saisit et lit à voix haute :

— Franck Le Tonquédec, avocat pénaliste. Tiens, ça pourrait t’être utile ! Des fois que tu aurais encore la main qui te démange.

— Ah ah.

Même si Erwann goûte peu la blague, trop secoué par les derniers évènements, il se fend d’un sourire complice et resserre son bras mouillé autour de ses épaules. Elle fait tourner la carte entre ses doigts et demande :

— Le Tonquédec, c’est pas breton, ça ?

— Si, sûrement.

— Un compatriote alors.

— Oui, on est nombreux en France. Une vraie diaspora bretonne.

Elle éclate de rire en rangeant la carte de visite dans la petite poche intérieure de son sac à main.

— Ravie de voir que tu n’as pas perdu ton humour dans la mare aux canards.

— Il y avait sûrement plus de ragondins que de canards dans cette saleté de flotte pourrie. Je sens la vase à plein nez.

Gwendoline marche à ses côtés, à la même cadence soutenue, consciente de l’envie pressante qu’a son homme de quitter les lieux. Son visage est encore tendu et il lui sert l’épaule un peu trop fort, sans s’en rendre compte.

Bien qu’il n’en dise pas un mot, elle voit que cet épisode l’a profondément perturbé. Elle le sent aussi fébrile que si cela avait été son enfant qui avait été en difficulté. Quand on est parent, il est impossible de ne pas vivre ce genre d’évènement par procuration, elle le sait.

Lorsqu’ils arrivent en bas de son immeuble, Paul les accueille les yeux exorbités une nouvelle fois, avec le même étonnement qu’en début d’après-midi.

C’est une blague ?

Voilà deux fois ce jour que le photographe revient dans un état lamentable, et que le portier demande, soucieux :

— Vous… vous allez bien Monsieur ?

— On ne peut mieux, mon cher Paul, répond Erwann sarcastique.

Gwendoline pouffe de rire malgré elle en voyant le visage éberlué du vieil homme. Pour le propriétaire du très bel appartement du dernier étage, se trimballer une dégaine épouvantable semble devenue une habitude.

Arrivés chez lui, Erwann s’excuse et file droit à l’étage pour prendre une douche. Il balance ses fringues dégueulasses dans la baignoire avant de se jeter sous le puissant jet brûlant. Dès que le bruit de l’eau retentit dans toute la pièce, il se laisse aller à déverser sa peur, celle qui lui a broyé les entrailles durant tout le temps qu’ont duré ses recherches. La peur de ne pas trouver l’enfant et de rentrer bredouille. La peur de le retrouver noyé, son petit corps flottant à la surface de l’eau saumâtre. La peur de perdre sa fille, comme tout parent, car il ne peut pas s’empêcher de s’identifier. Imaginer un tel scénario lui tord les boyaux. Sans oublier le souvenir de sa petite Marie, décédée à sa naissance, qui vient s’ajouter à tout ce micmac émotionnel.

Tout se mélange en lui dans un tourbillon confus et douloureux. Soulagé d’être seul, Erwann pleure sans retenue, camouflé par le brouhaha assourdissant de la douche. Il ne voulait pas que Gwendoline le voie s’effondrer. Il aurait eu honte de se montrer aussi vulnérable. Pourtant, les larmes qui s’écoulent enfin, chargées de toutes ses craintes, lui font du bien. Elles le libérent du poids de cette angoisse qui ne l’a pas quittée une seconde depuis sa rencontre avec le père de Killian.

Inquiète, Gwendoline se tient derrière la porte coulissante séparant la suite parentale de la salle de bain. Le front posé contre le mur, elle entend Erwann se répandre en violents sanglots. Ceux-ci lui déchirent le cœur, et même si elle comprend qu’il préfère être seul, elle ne peut se résoudre à le laisser face à lui-même.

Prenant le risque d’outrepasser ses droits, elle pénètre discrètement dans la pièce asphyxiée par la vapeur d’eau chaude et laisse ses fringues tomber sur le carrelage. Il sursaute lorsqu’il l’aperçoit se glisser sous l’eau avec lui. Il se tourne contre le mur, pour se dérober à son regard. Elle se colle à son dos, l’enveloppant dans ses bras. La joue contre sa peau, les yeux fermés, elle déclare :

— Je suis là.

Les pleurs d’Erwann redoublent. Il attrape ses avant-bras et la serre contre son corps tremblant malgré la chaleur étouffante. Son esprit continue à repasser en boucle certaines scènes mais à travers ses sanglots, il perçoit que la présence silencieuse de sa compagne le réconforte.

Elle ne le lâche pas, puisant dans son énergie pour le remettre à flot. Les minutes s’égrènent, la couverture noire de la nuit est tombée sur le jour. Aidée par l’eau presque brûlante déferlant sur eux, elle sent le corps de son compagnon se décontracter peu à peu, ses muscles se détendre doucement, la tension qui l’animait s’évaporer petit à petit. Il pleure de moins en moins. Elle reste contre lui, ses bras l’encerclant pour le maintenir entier, comme si elle avait peur qu’il se disloque sur le sol, s’éparpille en multiples morceaux, comme un puzzle en chute libre.

Erwann ressent de la gratitude. Cette dernière remplit peu à peu son cœur et remplace l’anxiété qui lui dévorait les tripes. Se remémorant le dénouement heureux de cette fin de journée, il prend conscience que tout s’est bien terminé. Seule la frayeur qu’il a ressentie l’avait plongé dans les ténèbres. Mais la lumière revient. L’amour que Gwendoline lui transmet sans une parole l’aide à remonter à la surface. Avec elle, il quitte les profondeurs où il était descendu trop vite, trop fort, comme une pierre jetée dans un puits.

L’eau qui ruisselle sur son visage n’est plus salée. Ses larmes se sont taries. Ses épaules ne sont plus secouées de soubresauts. Son corps, qu’elle berce en douceur dans un agréable mouvement de balancier, devient calme et serein.

Après la douche, Erwann s’endort dans les bras de sa compagne, la tête posée contre sa poitrine nue, le visage niché entre ses seins ronds. Éveillée malgré l’heure tardive, dans la quasi-obscurité de la chambre, elle caresse ses cheveux courts encore humides. Elle ne l’avait jamais vu aussi fragile, vulnérable et écrasé sous le poids de ses démons intérieurs.

Cette nuit, elle aime cet homme brisé plus que jamais.

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