Chapitre 59 : Le flingue

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La thérapeute affiche un air décontenancé à l’écoute de cette dernière déclaration.

— Un flingue ? répète-t-elle, surprise.

— Tout à fait... Ce jour-là, aux alentours de quinze heures, après le déjeuner, ma mère m’a appelée alors que je jouais dehors avec un ami. Elle m’a criée de préparer mes affaires en vitesse, avec des jeux, mes doudous, des poupées…

Comme l’explique la patiente, la mère était déjà en train d’empaqueter une partie de leur existence. En plus des valises qui attendaient dans l’entrée, elle fourrait à la va-vite tout ce qui lui passait sous la main dans de grands cabas. Cela ressemblait vaguement à un déménagement ou à un départ pour de longues vacances... ce que la gamine ne comprenait pas.

Gwendoline se souvient combien sa mère lui avait paru stressée, complètement hors de contrôle, faisant des aller-retours jusqu’à la voiture qu’elle chargeait des lambeaux de leur vie. Elle avait l’air à moitié folle, possédée par cette panique à laquelle la fillette n’entendait rien. Partir, mais pour aller où ? Et pourquoi le faire ainsi, comme des voleuses, sans le père, ni le frère ? Elle n’avait pas obtenu de réponse, juste des injonctions à faire « vite, vite, vite ».

L’Ami 8 avait été remplie à ras bord et Gwendoline sommée de grimper dedans. Elle avait trouvé refuge à l’arrière, coincée entre les bagages, là où les ceintures de sécurité n’étaient pas encore obligatoires. Le véhicule avait des sièges en moumoute, sur lesquels l’enfant avait vomi une fois. La tâche plus claire était toujours visible.

Une fois dans la voiture, sa mère était sortie en trombe du quartier, avant de piler net au stop. « Le flingue, avait-elle crié aux abois, j’ai oublié le flingue de ton père ! »

La patiente sourit entre ses larmes et répète :

— Vous pouvez croire ça, Véronique ? Ma mère avait oublié le flingue. Comme au cinéma.

Et comme cela lui arrive souvent lorsqu’elle évoque son passé, Gwendoline a l’impression de raconter l’histoire de quelqu’un d’autre, avec cette sensation étrange que l’évènement n’avait pas vraiment existé. Cela lui avait semblé tellement incroyable sur le coup. Et cela lui paraissait toujours aussi dingue aujourd’hui, confie-t-elle à la psy.

En repensant à cet épisode, Gwendoline ne peut s’empêcher de faire le lien entre son enfance et sa vie d’adulte. Les gens lui avaient souvent reproché de vivre de façon irréaliste et de se croire dans un film. Ils n’avaient pas tort. Depuis ses premières années, sa vie avait été aussi invraisemblable que les mélodrames que l’on voyait sur grand écran. Et pour elle, vivre « hors cadre » était devenu normal. Elle n’était pas destinée à une existence paisible. Son passé l’avait préparée à une vie hors du commun. Elle l’avait toujours su et, au fond d’elle, elle s’y attendait.

Après une courte pause, durant laquelle elle boit une gorgée d’eau, Gwendoline replonge dans son récit :

— Ce flingue m’a longtemps hanté, vous savez. Même si on l’avait avec nous, maintenant que j’en connaissais l’existence, je redoutais que mon père puisse s’en procurer un autre et, qu’un jour, il débarque sans crier gare et nous descende tous sans sommation. J’étais terrorisée à cette idée. Ma mère s’abreuvait de téléfilms glauques où les femmes se faisaient battre par leur mari. Elle me laissait les regarder avec elle, comme si elle voulait que je comprenne ce qui lui était arrivé sans oser me le dire. Les images s’imprégnaient sur ma rétine, aussi indélébiles que les tatouages que j’ai encrés sur ma peau. J’ai grandi dans cette atmosphère anxiogène, gorgée d’idées effrayantes. J’avais constamment la trouille qu’il nous tue. J’assimilais mon père à ces hommes affreux. J’assimilais ma vie aux drames du petit écran.

La patiente commence à claquer des dents, transie de froid. Volant à son secours, la thérapeute dépose sur elle un très gros plaid tout doux, de couleur crème, dans lequel elle s’enveloppe. Puis, entourée de cette chaleur rassurante, elle continue son récit, au moment où sa mère s’était rendue compte qu’elle avait oublié l’arme à feu. Gwendoline, qui craignait que le père ne débarque à tout moment, l’avait suppliée de ne pas y retourner, en vain. Elles ne disposaient que de deux heures pour réunir leurs affaires et s’évader mais il arrivait que son père revienne plus tôt du travail. Il risquait d’apparaître à chaque instant. En dépit des suppliques de son enfant, la mère avait fait demi-tour pour récupérer l’arme dans la maison.

— Elle répétait : « ton père va rentrer, ton père va rentrer ». Mais elle y est allée. C’était vraiment effrayant. Mon cœur battait à tout rompre.

Véronique ne peut qu’être d’accord avec cette dernière déclaration, sentant son sang se glacer dans ses veines au fur et à mesure du déroulement de l’histoire qui lui est contée. Attentive, elle se laisse emporter par la manière très immersive avec laquelle les souvenirs de sa patiente sont évoqués. Et s’ils la rendent fébrile aujourd’hui, alors que c’est une adulte et une professionnelle, elle comprend les dégâts qu’ils ont pu causer autrefois sur une toute jeune enfant.

Gwendoline poursuit sa plongée dans ses angoissantes réminiscences : pendant toute la durée de leur évasion, sa vie lui avait paru suspendue à un fil. Elle s’était sentie en danger de mort, complètement à la merci d’un destin implacable, impuissante.

Une fois en possession de l’arme, elles avaient repris la route. Les souvenirs remontent à la surface : la course contre la montre sur la nationale, pied au plancher, sur une cinquantaine de kilomètres, avec cette impression d’avoir manqué d’oxygène tout le long du trajet. Sa mère avait l’air hystérique au volant lorsqu’elle hurlait sur les autres conducteurs qui l’empêchaient d’avancer.

— Elle répétait : « mais ils font exprès, c’est pas possible, ils le font vraiment exprès », comme si les gens lui en voulaient personnellement. Elle est convaincue que le monde entier lui en veut, d’ailleurs. Ma mère, c’est une victime, vous savez.

Et Dieu sait si Gwendoline lui en avait voulu d’avoir toujours gardé cette posture. Elle aurait tant aimé être élevée par une femme forte, courageuse et déterminée, qui aurait pu lui enseigner à relever les défis, à affronter la vie avec force et ténacité, à se battre pour des causes nobles. Mais sa mère avait passé son temps à endurer l’horreur sans rien dire, à survivre au lieu de vivre, à attendre que les choses changent miraculeusement sans jamais rien faire pour les faire bouger. Einstein disait : « la folie c’est de se comporter toujours de la même manière et espérer que les choses changent ».

Gwendoline avait vécu sous l’emprise de parents toxiques, démissionnaires, qui n’avaient de temps à consacrer qu’à leurs guerres intérieures. Les rêves, la joie et le bonheur n’avait pas été au programme de son éducation. Il fallait seulement avancer la peur au ventre, ramper au sol en attendant que les coups pleuvent, que les mauvaises nouvelles arrivent. Il fallait s’attendre au pire. Pour résumer sa vision étriquée, sa mère affectionnait un dicton : « la vie est une tartine de merde et on mange une bouchée tous les jours ».

Gwendoline avait d’abord suivi le chemin de cette dernière, par imitation, par conditionnement. Elle aussi s’était longtemps vue comme une victime, comme une faible femme à qui tout arrivait. Elle s’était sentie soumise au même destin implacable que celui qui s’était acharné sur la figure maternelle. Avec de telles croyances, l’enfant qu’elle avait été démarrait avec de sérieux handicaps.

Son salut, elle l’avait trouvé seule, soutenue par cette foi inébranlable qui lui murmurait que quelque chose de différent l’attendait. Toutes les qualités qu’elle avait développées par la suite, elle ne les devait qu’à elle-même. Elle avait travaillé dans son coin, d’abord en affrontant ses démons en thérapie. Puis en cultivant cette volonté de vivre une existence plus belle que celle qu’on lui avait offerte dès son plus jeune âge.

À force de remise en cause, de lectures et de rencontres providentielles, elle avait compris que la vie pouvait être plaisante. Qu’elle était ce que l’on en faisait, le résultat de nos choix et de nos décisions. On pouvait regarder le verre à moitié vide et se montrer ingrat, ou bien se concentrer sur la partie pleine et faire preuve de reconnaissance.

Là où sa mère adorait inspirer de la pitié aux gens, se nourrissant de l’attention que suscitaient ses malheurs, Gwendoline avait agi à contrepied. Elle s’était longtemps évertuée à créer une vie joyeuse en passant sous silence tout ce qu’elle avait enduré. Elle détestait qu’on la plaigne et que l’on s’apitoie sur son sort. Rien ne l’exaspérait plus que d’entendre qu’elle avait eu une vie difficile, chaotique, traumatisante. Lorsqu’elle devait parler du passé et que les gens faisaient preuve de compassion, elle répondait seulement : « Ce qui ne nous tue pas, nous rend plus fort. »

Il n’y avait qu’avec sa psy qu’elle s’autorisait à baisser les armes et à se montrer vulnérable.

Cette dernière l’interroge :

— Comment avez-vous réagi durant cette effrayante échappée ?

— J’étais assise à l’arrière de la voiture, complètement choquée. Je ne disais plus rien.

— Où était votre frère à ce moment-là ?

— Il était déjà chez mes grands-parents car il aimait aider aux travaux de la ferme l’été. Cela lui permettait de gagner un peu d’argent et de conduire les énormes tracteurs, ce qu’il adorait. Il avait onze ans à l’époque, on venait de fêter son anniversaire.

Véronique acquiesce et attend patiemment la suite, qui ne tarde pas à se dévoiler lorsque Gwendoline poursuit son récit. Lorsque sa mère et elle étaient enfin arrivées chez les grands-parents, la voiture avait été rangée à l’abri des regards dans le hangar fermé. À peine vingt minutes plus tard, le père avait débarqué, fou furieux. Cachées derrière le radiateur sous la fenêtre qui donnait sur la rue, elles ne voyaient rien mais entendaient que des hommes parlementaient.

Sa mère lui murmurait de ne pas bouger, que son père savait qu’elles étaient là et qu’il demandait à parler à sa concubine. Mais cette dernière était bien décidée à partir définitivement cette fois-ci, après plusieurs tentatives avortées. Elle avait minutieusement organisé cette fuite et ne comptait pas faire machine arrière. Pour assurer la réussite de son plan, elle avait prévenu la police de ses intentions et leur avait dit où elles iraient se réfugier. En dehors de la fillette, de son frère et du père, tout le monde savait ce qui allait se passer et se tenait sur le pied de guerre. Le père avait donc été accueilli de manière très hostile.

— Mon grand-père était armé d’une fourche, éclate de rire Gwendoline. Il était descendu jusque sur la route pour faire barrage.

À ce souvenir, la patiente secoue la tête en repensant au grotesque de cette situation. Elle boit une gorgée de sa bouteille d’eau, souffle un bon coup et reprend son récit, à présent plus légère, comme délestée de son fardeau :

— Derrière lui se tenaient mes deux oncles, vivant encore sous son toit : Daniel et Patrick.

— Est-ce que l’un d’entre eux était l’oncle avec lequel vous avez dormi lorsque votre mère a été hospitalisée, après sa tentative de suicide ?

— Oui, c’était Daniel. Mais cela n’était pas encore arrivé à ce moment-là. J’ai été hébergée chez eux quelques mois plus tard.

Les oncles et le grand-père avaient donc formé une sorte de mur protecteur pour empêcher le père de rejoindre la maison. Ce dernier avait beau les invectiver et vociférer des menaces, les trois hommes n’avaient pas cillé. À un moment, le père était remonté dans sa voiture et avait tenté de leur rouler dessus. À leurs risques et périls, le trio avait résisté, frappant la carrosserie avec la fourche, pour le décourager. Il avait fini par abandonner, non sans avoir promis « de tous les faire sauter. »

— Si je n’avais pas vécu l’épisode suivant avec mon oncle, je pourrais trouver cette situation touchante. C’était courageux de leur part de s’opposer à lui car mon père était complètement fêlé. Ses menaces de mort étaient monnaie courante et on ne savait plus de quoi il était vraiment capable. Mais les membres de ma famille se sont montrés intraitables et nous ont protégés.

Véronique rebondit :

— Je porte votre attention sur le fait que ces trois hommes et votre mère vous ont sauvé la vie. Ils vous ont défendue. Et votre mère, avec laquelle vous entretenez des relations compliquées depuis longtemps a, elle aussi, contribué à votre sécurité. Malgré les circonstances dramatiques et les erreurs de chacun, des gens ont veillé sur vous à cette époque. Cela me paraît important de le souligner.

La thérapeute change de position, les yeux toujours rivés sur sa patiente, comme si elle semblait vouloir lui transmettre un message silencieux. Parfois, Gwendoline ne comprend pas d’emblée, mais cette fois, les choses lui apparaissent très nettement. Elle sourit devant l’évidence. Puis déclare :

— Ce que vous essayez de me montrer, c’est qu’une fois de plus, l’Univers m’a protégée ?

— Toujours, Gwen, l’Univers vous protège toujours.

— Et qu’il le fera encore, quelle que soit la situation.

— Évidemment.













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