Chapitre 46 : Les secrets

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Après huit jours passés à surveiller le convalescent comme le lait sur le feu, à lui redonner apparence humaine tout en discutant de sa nouvelle condition, Erwann s’apprête à le remettre en liberté en le ramenant à Crozon. La moto de Quentin, déclarée volée au commissariat de Waldeck Rousseau, a été retrouvée le long de la Loire, inutilisable. Pendant qu’Erwann se charge de rapatrier le tatoueur sur la presqu’île, les assureurs s’occuperont de gérer l’autre épave.

Avant son retour au bercail, Erwann abandonne son ami en milieu de journée et rejoint Gwendoline sur les bords de l’Erdre, pour une dernière balade en tête en tête, avant la reprise. C’est une belle après-midi dominicale, la promenade à ses côtés est agréable. Le parcours qu’ils empruntent est à l’opposé du lieu où le petit Killian avait fugué, afin qu’Erwann ne revive pas de mauvais souvenirs.

Marchant main dans la main, il confie à sa compagne ses envies pour le week-end à venir. Le Breton a prévu de les emmener toutes les quatre, elle, Emma, Manon et Clara, à Disneyland Paris. Séjour familial de trois jours en perspective, précise-t-il, avec une météo annoncée clémente et une réservation au restaurant « Captain Jack’s », en l’honneur d’Emma qui adore la saga Pirate des Caraïbes. L’offre est si alléchante que Gwendoline ne peut refuser et demande plus de précisions sur l’organisation.

Après sa semaine de travail à Crozon, Erwann compte revenir à Nantes le jeudi soir, avec les deux jeunes filles. L’affaire avait été conclue brièvement au téléphone tout à l’heure avec sa grande. Cette dernière avait suggéré qu’elle et Clara dorment la veille de leur départ chez une amie d’enfance, qui vit tout près de la gare nord. Les adolescentes se voyaient encore régulièrement et se réjouissaient déjà de cette soirée pyjama entre nanas.

— Et moi, ça m’évitera de les entendre, elle et Clara… hum hum, si tu vois ce que je veux dire, ajoute Erwann, aussi à l’aise que s’il était allongé sur un lit de fakir.

— Je vois, je vois, tes chastes oreilles n’ont pas aimé ?

— J’aurais préféré qu’elles se décrochent d’elle-même plutôt que de subir ça !

Gwendoline éclate de rire en imaginant la gêne occasionnée. Erwann est tellement coincé et prude par moments ! Sans parler du fait qu’il n’a toujours pas digéré l’homosexualité de sa fille.

— On verra comment tu réagiras quand tu entendras Emma… hum hum, dit-il pour la taquiner.

— J’avoue, l’idée ne m’enchante guère, mais j’ose espérer avoir encore un peu de temps devant moi !

— Crois-moi, tu auras à peine le temps de dire ouf qu’une tripotée de jeunes boutonneux en rut débarquera à la porte… Et ce jour-là tu préfèreras sûrement être sourde et aveugle, comme moi.

— C’est pareil dans l’autre sens. Si les filles nous entendaient ou nous surprenaient en pleins ébats, je ne pense pas qu’elles seraient aux anges.

— Nous, c’est différent.

— Ah oui, et en quel honneur ?

— Quand on fait l’amour, c’est… sublime, dit-il en la prenant dans ses bras. Du grand art. À leur âge, c’est juste un défouloir, une manière de se vider du trop-plein d’hormones qui prennent le dessus. La seule chose qui les intéresse c’est de se tripoter. D’ailleurs… si tu peux faire garder Emma jeudi soir, on passera notre dernière nuit tous les deux avant le début des festivités et je te promets que je ne vais pas juste me contenter de te tripoter, si tu vois ce que je veux dire…

— Hum, hum, je vais faire de mon mieux pour la faire garder alors.

La lumière de fin d’après-midi balaie le ciel de ses couleurs chatoyantes, douces et vibrantes à la fois. Un spectacle qui réjouit Gwendoline, d’autant que dans cette ambiance, les prunelles noisette d’Erwann, penché au-dessus d’elle, ont des reflets d’ambre. Les yeux brillants d'excitation, ce dernier poursuit :

— Le train pour Marne-la-Vallée est à onze heures. Arrivée prévue pour un déjeuner tardif. Emma va adorer le restau.

— Je te remercie d’être aussi prévenant envers elle.

— C’est normal. Je la trouve adorable et j’espère lui faire meilleure impression que la dernière fois qu’elle m’a rencontré.

Au souvenir de sa dégaine au retour à la maison, la pizza familiale à bout de bras, Gwendoline éclate de rire à nouveau.

— Tu avais ramené sa pizza préférée. Elle a déjà tout oublié, sois-en sûr.

— J’ai vraiment hâte de mieux la connaître. D’apprendre à la découvrir au quotidien. Ses petites manies, ses habitudes, ses goûts. Tu sais que j’étais sérieux quand je disais vouloir qu’on vive ensemble. On doit s’apprivoiser pour que cela soit possible.

Puis, il ajoute, avec l’hésitation de celui qui s’apprête à marcher sur des œufs :

— J’ai toujours voulu... avoir d’autres enfants et me voilà entouré de plusieurs nanas.

— Mais pas de petit garçon… dit-elle tout bas.

Il sourit, touché qu’elle se soit rappelée ce détail de leur conversation au phare. Repensant à Quentin, son cœur se serre à l’idée que ce dernier ait la chance d’être le papa d’un petit mec quand pour lui, l’option semble toujours incertaine.

— Non, c’est vrai, pas de petit garçon. Mais tu as juste dit que tu ne voulais pas de chien. Tu ne t’es pas encore prononcée pour le reste…

Elle rougit et baisse les yeux, posant machinalement la main sur son ventre, ce qui n’échappe pas à Erwann. Ce dernier nourrit de sérieux doutes depuis un moment. Ne désirant pas la brusquer, il attend patiemment qu’elle aborde le sujet, pour obtenir confirmation. Pourtant, il en est presque sûr, car depuis deux semaines, il a remarqué sa poitrine gonflée, et surtout, l’absence de ses règles. Il aimerait qu’elle se confie mais respecte son besoin de garder l’information pour elle, si tant est qu’elle soit au courant. Encore que si l’évidence lui saute aux yeux à lui, il serait étonnant qu’elle ne s’en soit pas rendue compte. Peut-être le sait-elle déjà mais a-t-elle peur de le lui avouer... Ce qu’il ne comprend pas, étant donné ce qu’il vient de lui dire.

Mais elle ne saisit pas la perche tendue, alors il la laisse aller à son rythme. Au fond de lui, il est certain que la grossesse date de leur première nuit ensemble, puisque c’est la seule fois où ils ne se sont pas protégés. Et il sait que cela est possible, même s’il ne lui a jamais dit pourquoi.

— La semaine dernière, avant de venir récupérer ta pauvre dépouille à la gendarmerie, j’ai dû annuler les tests.

— Quels tests ?

— On avait rendez-vous au CHU je te le rappelle, pour nous faire dépister.

Erwann se tape le front du plat de la main.

— Merde ! Les tests… Putain, j’ai complètement oublié.

— Ravie de constater que je ne suis pas la seule à être frappée d’Alzheimer. J’ai donc repris rendez-vous.

— Tu as bien fait, merci. C’est pour quand ?

— Vendredi matin, le jour de notre départ pour Disney, à neuf heures. On aura le temps.

Une ombre passe rapidement sur le visage de Gwendoline, une ombre que nul autre qu’Erwann n’aurait pu détecter et qu’il s’empresse de commenter.

— Cela t’inquiète ? demande-t-il, soucieux.

— Je ne sais pas. Cela devrait ?

— Par rapport au fait qu’on ne se soit pas protégé la première fois ?

Elle hoche la tête en se mordant la lèvre inférieure, signe qu’il a vu juste. Elle se fait du mouron... pour ?

Une grossesse ou des maladies ? Ou les deux ?

— Tu penses à mes frasques de ces derniers mois ? tente Erwann.

Elle opine encore du chef.

— J’ai toujours utilisé des capotes avec les autres femmes, Gwen, je te l’ai dit. Je sais bien que je te demande de me croire sur parole, mais c’est la vérité. Je ne te mentirais pas sur un truc aussi grave.

Mais mentir par omission, ça tu en es capable, songe-t-elle intérieurement, en pensant aux modèles dont il ne lui a jamais parlé.

Exactement comme moi, avec Alexandre.

— J’ai fait n’importe quoi pendant cette période mais il me restait quand même un brin de lucidité. Je n’ai pas eu de rapport à risque, je te le promets. Sois rassurée.

Moi si, en revanche.

Un malaise envahit Gwendoline. Même s’il était involontaire, le risque est bien réel. Une capote éclatée est un rapport à risque. Et elle se garde bien de le lui confier, préférant attendre le résultat des tests pour jouer franc jeu. Inutile de l’inquiéter. Il sera toujours temps de lui révéler la vérité une fois qu’elle aura la certitude que tout ira bien. Ou qu’ils seront au pied du mur...

Elle ne peut s’empêcher de se sentir coupable car c’est elle qui a insisté pour faire l’amour sans préservatif avec Erwann, complètement possédée par l’état d’excitation dans lequel elle était plongée ce jour-là. Si elle était honnête avec lui, elle lui parlerait maintenant, là, tout de suite… de ses doutes, de ses peurs, de ces infimes probabilités qu’elle redoute. Pourtant, elle ne le fait pas, espérant toujours que cet incident n’aura aucune conséquence, de quelque ordre que ce soit.

— Les dés sont jetés à présent, reprend-elle, fataliste. Il n’y a plus qu’à attendre et… croiser les doigts.

— Tout ira bien, répète-t-il. Et le week-end prochain va être génial. Les filles vont adorer.

Elle sourit, contaminée par son enthousiasme.

— Ne nous offre pas tout sur un plateau d’argent, on va finir par s’y habituer…

— Où est le mal ? J’aime faire plaisir et tu as l’habitude de tout gérer seule depuis longtemps. Laisse-moi prendre le relais et te gâter. Vous gâter.

Elle s’incline, vaincue par sa bonne humeur et sa générosité. Erwann la quitte pour retrouver Quentin, impatient de remettre les pieds à Crozon, à la pointe ouest de la Bretagne, et retrouver son foyer et son studio de tatouage. Après trois heures et demi de route, où les deux confrères ont bavardé comme au bon vieux temps, le photographe le dépose devant chez lui, non sans oublier de lui offrir une dernière recommandation :

— Occupe-toi de ton fils, même si cela te fait peur. Tu n’es pas ton père. Ce n’est pas parce qu’il a merdé que tu en feras autant.

Quentin ne répond rien, hormis un signe de tête qui pourrait signifier aussi bien : « cause toujours tu m’intéresses » que « merci pour toute l’énergie que tu as dépensée pour me remettre d’aplomb. »

Réalisant avec dépit que ce dernier est encore fragile, Erwann ne peut s’empêcher de s’inquiéter pour son ami d’enfance. En le voyant disparaitre dans la pénombre de l’allée le menant à sa maison, une sourde angoisse le saisit à l’idée de le laisser seul, livré à lui-même. Mais Quentin est un adulte, et personne ne peut décider à sa place de ses choix de vie. « On ne peut pas sauver les gens. On peut seulement les aimer », se remémore-t-il en repensant au message encadré dans la chambre de Gwendoline. Ce qu’elle faisait tous les jours avec lui, au demeurant.

Erwann essaie de se convaincre qu’il a fait ce qu’il fallait pour aider son ami à s’en sortir, physiquement et moralement. Même si cela ne donne pas le résultat escompté, il n’a rien à se reprocher.

Entre soulagement et résignation, le conducteur se dirige à présent vers sa villa, perchée sur les hauteurs de la presqu’île de Camaret, son fief de toujours. Il sait que Manon-Tiphaine l’attend et a hâte de retrouver sa fille et de lui annoncer leur prochain séjour parisien. Voilà plus de trois ans qu’ils n’y ont pas mis les pieds et ces retrouvailles joyeuses et familiales seront des plus appréciées.

Lorsqu’il arrive à proximité de son portail fermé, il fait nuit noire et une ombre assise se dessine dans la faible luminosité produite par son véhicule. Erwann freine brusquement, braquant ses phares d’une lumière blanche et aveuglante vers la silhouette indistincte. Éclairée à outrance, la personne se protège les yeux d’un mouvement rapide du bras et commence à se lever pour accueillir le propriétaire des lieux.

En voyant l’ombre prendre figure humaine, Erwann se dit que la journée n’est pas près de se terminer.

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