Chapitre 51 : La première audition (partie I)

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Deux officiers de police judiciaire viennent chercher Erwann et son avocate dans le local mis à leur disposition pour leur entretien préparatoire. Menotté et encadré, Erwann est emmené à travers les couloirs sinueux pour sa première audition. Il s’oblige à mémoriser les derniers conseils de son avocate concernant le comportement qu’il doit afficher au cours de son interrogatoire : rester calme, cohérent et concis. Elle lui a demandé de ne pas changer de version en cours de route, de ne pas s’étendre dans les explications et de rester le plus exact possible en répondant uniquement aux questions posées. Elle l’a prévenu que ces dernières allaient d’abord être simples et générales, avant d’aller vers des choses plus personnelles. Plus « intimes » a-t-elle précisé. Erwann ne sait pas du tout à quoi s’attendre mais au regard évocateur qu’elle lui a lancé en disant cela, il sent que cela ne va pas être une partie de plaisir.

Les officiers passent le relais au service dédié à ce type d’interrogatoire, en annonçant la couleur :

— Le Bihan Erwann, il est là pour violence physique et verbale, agression sexuelle et viol.

Voilà plusieurs fois qu’on associe son patronyme à ce genre d’actes ignobles, pour autant, Erwann ne s’y fait toujours pas. Les deux hommes l’abandonnent dans les bureaux de leurs collègues, avant de s’éloigner pour d’autres interventions.

Le lieutenant se lève en voyant le prévenu arrivé. Ce dernier fait une tête de plus que lui, possède une balafre surdimensionnée au visage et ses yeux en disent long sur son humeur massacrante.

Bien, il va falloir le prendre avec des pincettes celui-là.

Après un réveil plus que difficile et aucune cigarette à l’horizon, Erwann est sur les nerfs. Pourtant, il sait qu’il est dans son intérêt de respecter les consignes données par son avocate. Pour s’aider à se mettre dans de bonnes dispositions, il pense à Manon-Tiphaine, à Gwendoline, à Richard et à tous ceux qui sont de son côté. Puis, dans un sursaut de panique, Erwann se demande ce que sa compagne peut bien faire à l’heure actuelle.

Pas ses valises, j’espère.

Une boule au ventre, Erwann repense à la brutalité de son interpellation et à la première réaction de panique de Gwendoline, lorsque les forces de l’ordre ont débarqué. Puis à son self-control et à ses yeux rassurants lorsqu’ils ont été dans la même pièce. Il s’en veut tellement qu’elle ait eu à subir cela par sa faute. Comment va-t-elle réagir ? Elle s’est retrouvée seule dans son appartement, au matin de ce qui devait être un week-end familial. Comment va-t-elle gérer tout ça ? Que va-t-elle dire lorsqu’elle devra prévenir Manon-Tiphaine et Emma que tout est annulé ? Erwann prie pour qu’elle ait le réflexe de contacter Richard, qui saura l’épauler dans ces circonstances imprévues. Pourvu qu’elle ne rompe pas, même si, à ce stade, elle aurait mille et une raisons de le faire...

Sur l’injonction expresse du lieutenant en charge de son audition, le prévenu s’assoit lourdement sur la chaise en fer, les mains attachées dans le dos, son avocate à ses côtés.

L’officier de Police chausse ses lunettes et commence l’entretien par sa routine habituelle :

— Nom, prénom, date de naissance, âge, profession, domicile.

— Le Bihan Erwann, 29 novembre 1981. Quarante ans. Photographe. J’ai deux domiciles. Lequel ?

— Celui de Nantes.

— Trois, impasse du Général Castelnau, 44300 Nantes.

— Bien, vous êtes placé en garde à vue parce que six femmes vous accusent de violence physique et verbale, d’agression sexuelle et de viol. Les prélèvements que l’on a effectués sur vous correspondent à l’ADN retrouvé sur les victimes lorsqu’elles ont consulté un médecin avant de déposer plainte. Voilà ce qu’elles vous reprochent.

Après un bref éclaircissement de la voix, le policier gradé énonce pendant de longues minutes les parties les plus explicites du procès-verbal de chacune des plaignantes. Erwann écoute attentivement le discours comme s’il était concerné, mais une partie de lui se demande toujours ce qu’il fait là, les mains menottées à une chaise, dans les locaux tout neufs d’un commissariat situé à deux pas de chez lui.

— Vous reconnaissez les faits Monsieur Le Bihan ? termine le lieutenant en le lorgnant par-dessus ses lunettes.

— Je reconnais avoir eu des rapports sexuels avec chacune de ces femmes. Des rapports consentis mutuellement.

Erwann soutient son regard. Son élocution est claire même si sa voix est terne, éteinte, monocorde. En face, l’homme garde sa posture autoritaire, bien décidé à lui faire cracher le morceau.

Il va falloir m’en dire plus mon coco.

— Vous êtes photographe. Vous photographiez quoi ?

— Différentes choses, ça dépend de mes clients.

Le policier tape sur son clavier comme si sa vie en dépendait. Erwann n’arrive pas à suivre le mouvement de ses mains, trop rapides pour son cerveau embrumé de fatigue et d’incompréhension.

— Vous photographiez des femmes ?

— Oui, entre autres.

— Comment se déroulent les séances photos ?

Bien, on commence donc par les questions faciles.

— Si ce sont des clientes, je les photographie pour ce qu’elles m’ont demandé.

— Quelle est votre orientation sexuelle ?

— Je suis hétéro.

— Elles vous demandent quoi vos clientes ?

— Des photos de famille, des photos pour leur book pour les apprentis mannequin, des photos souvenirs, des photos de mode. Je fais parfois des mariages, des concours de Miss, des spectacles. C’est varié.

— Les femmes, vous les photographiez nues ?

— Non. Pas les clientes.

— Qui alors ?

— Les modèles.

Le lieutenant prend une pause et réfléchit à ce que l’homme vient de dire. Ne connaissant pas cet univers, il a besoin de plus de précisions. Tout en tapant, il poursuit son interrogatoire :

— Quelle est la différence entre cliente et modèle ?

Erwann explique au profane face à lui la différence entre collaboration gratuite avec les modèles et séances payantes à l’initiative des clients, ou des clientes, en l’occurrence. Dans le premier cas, l’échange est appelé « poses contre photos », il n’y a pas d’argent en jeu, mais un thème choisi en commun. Dans le second cas, il est rémunéré, et plutôt grassement, pour réaliser les souhaits, ou désidératas parfois, de ses clientes.

— Donc les femmes que vous photographiez, les modèles, elles sont toujours nues ?

— Pas forcément, mais souvent oui. Nues ou en lingeries, ou avec des vêtements sexy, différentes tenues sauf le latex, je trouve ça vulgaire. C’est pas mon délire.

— Et c’est quoi votre délire, Monsieur Le Bihan ? reprend l’enquêteur sur le ton de l’ironie. Les photos pornographiques ?

Répond uniquement aux questions, comme te l’a dit Marylène, espèce d’idiot !

— Non, le nu n’est pas forcément du porno. En photo, on appelle ça « nu artistique » ou « nu caché » : montrer sans dévoiler. C’est à peine érotique, plutôt poétique ou romantique, sensuel à la rigueur... Soft quoi.

L’officier prend un air intéressé. L’explication est convaincante et, surtout, attise sa curiosité. Des femmes nues et sensuelles, ils vont se faire plaisir les gars du service informatique quand ils vont dépiauter les données de ses outils de travail. Il faudra qu’il pense à y faire un tour à sa pause déjeuner. Rangeant l’information dans un coin de sa tête, il reprend :

— Ces femmes, ces modèles, elles sont d’accord pour poser nues ?

— Bien sûr. C’est parfois elles qui me sollicitent.

— Elles viennent accompagnées ?

— Elles peuvent mais elles le font rarement. Certaines viennent avec leur mec ou une copine, ça dépend.

— Dans ce cas-là, vous ne dîtes rien ?

— Si la personne n’intervient pas durant la séance, non.

Lorsque l’officier lui demande d’un œil suspicieux ce qu’Erwann fait des photos ensuite, ce dernier a envie de lui répondre qu’il ne se branle pas dessus, mais s’en abstient in extremis. À la place, il se contente de lui expliquer qu’elles servent à enrichir ses books papiers, sa galerie en ligne, à participer à des expositions ou à des concours, ou encore à créer du contenu pour les réseaux sociaux.

— Vous signez des contrats pour ces collaborations, pour utiliser leur image ?

— Oui.

Le prévenu parle sans difficulté et clairement. L’entretien se déroule au mieux. Le lieutenant attaque dans le vif du sujet, la partie au cours de laquelle l’homme en face de lui va sûrement se montrer plus récalcitrant. Ses confessions risquent de devenir ardues mais, même s’ils mettent du temps, les interpellés finissent toujours par vider leur sac.

— Vous photographiez des mineures ?

— Jamais ! s’insurge Erwann. Quelle horreur. J’ai une fille de presque seize ans. Notez-le ça, dans votre rapport. Je ne suis pas pédophile, bordel.

Calme, on a dit, nom de Dieu !

— On verra tout sur vos données informatiques, ajoute le policier pour l’intimider.

— Aucun problème. La moyenne d’âge c’est trente ans. Pas de mineure.

— Bien. Est-ce vous avez des rapports sexuels avec vos clientes ?

— Non.

— Avec vos modèles ?

— Oui. J’ai couché avec certaines de mes modèles récemment. Je ne le faisais pas avant.

— Qu’est-ce qui a changé ? demande le lieutenant en relevant un sourcil.

Ce dernier hausse la tête, prudent et à l’écoute. Des informations précieuses sont peut-être sur le point d’être divulguées. Mais Erwann relate les faits, rien que les faits. La séparation d’avec sa compagne et les relations sexuelles avec les quatre jeunes femmes. Rien d’extravagant, donc.

— Des relations sexuelles avec ou sans leur consentement ?

— Avec, bien évidemment, rétorque Erwann, le ton abrupt, lassé de ces insinuations.

— Vous êtes sûr ? insiste le lieutenant opiniâtre.

— Oui, j’en suis sûr et certain. D’ailleurs, parmi les noms des femmes que vous m’avez citées, l’une d’entre elles est modèle. J’ai fait un shooting avec elle et on a couché ensemble ensuite. C’est la seule qui m’accuse. Les trois autres modèles, j’ai couché avec aussi, mais elles ne m’accusent pas.

— Pourquoi, à votre avis ?

— Pourquoi elle m’accuse ou pourquoi les autres ne m’accusent pas ?

— Pourquoi la modèle vous accuse-t-elle ?

— Aucune idée... soupire Erwann.

— Vous avez fait pression sur elle pour obtenir ses faveurs ? Vous lui avez promis d’autres séances ou de la publicité gratuite ? Ou peut-être lui avez-vous dit que vous parleriez d’elle en bien à vos collègues photographes...

— Jamais de la vie ! Je n’ai rien promis aux femmes avec qui j’ai couchées, bien au contraire ! C’était un peu mon problème pendant des mois : j’ai couché avec des femmes juste pour le cul. Mais si ça, ça fait de moi un criminel, vous devez avoir un sacré paquet de mecs dans vos locaux.

Le lieutenant ne s’offusque pas du ton sarcastique employé par l’interpellé. Il a l’habitude de ce genre de comportement. Les accusations sont graves et les mis en cause gardent souvent longtemps leur ligne de défense avant de reconnaître les faits. S’il persiste à nier, il faut aller le chatouiller sur un autre terrain... Tu n’as pas atterri là pour rien, mon coco, pense l’officier pour lui-même.

Ce dernier se racle la gorge et continue son interrogatoire :

— Vos pratiques sexuelles ?

Erwann affiche un air surpris.

Que quoi ?

— Heu... je ne sais pas. Qu’est-ce que je dois comprendre ?

— Vous vous masturbez ? Vous regardez des pornos ?

Nan mais il délire le flic !

— Quel rapport avec des accusations de viol ? contre Erwann.

— Répondez aux questions.

— Je suis un mec normal.

— Ah oui ? Et c'est quoi la norme pour vous ?

Putain, si je me base sur Quentin ou Richard pour les stats, je vais passer pour un mormon !

— J'en sais rien. Je ne suis ni curé, ni pervers... Je préfère baiser que me branler, ça vous va comme réponse ?

Calme et concis, on avait dit, abruti.

La tirade est ironique et Erwann, de plus en plus énervé. Il ne voit pas le lien entre sa vie intime, seul en privé, et les mensonges dont on l’accuse.

— Vous vous masturbez souvent ? insiste le lieutenant.

Rouge de honte, Erwann n’ose plus regarder dans la direction de son avocate. Quand il pense qu’elle l’a toujours connu élégant, respectueux et gentleman. La pauvre doit tomber des nues. Pourtant, elle se tient bien droite sur sa chaise, stoïque. Le front perlant de sueur, il déclare :

— Aucune idée, ça dépend... deux ou trois fois par semaine peut-être et encore, pas toujours. Parfois rien pendant des jours. Mais quel rapport... ?

— Porno ? le coupe l’officier.

Seigneur !

— Rarement.

— Quel genre ?

— Classique. Non lesbien, corrige-t-il. J’aime pas voir un homme à poil.

La simple pensée d’un pénis en érection le rebute. Pourtant, il se souvient du plaisir qu’il avait pris ce matin, lorsqu’il avait été à deux doigts de jouir, grâce aux talents combinés de sa compagne. Il avait aimé émerger de sa nuit en se faisant sucer et doigter en même temps, mais c’était uniquement parce que c’était elle et qu’avec elle, tout était génial. En dehors de cela, son hétérosexualité n’était plus à prouver et il commençait même à nourrir des pensées de plus en plus homophobes, dont il ne comprenait pas l’origine.

Pas plus qu’il ne comprenait ce qu’il foutait là, à répondre à des questions toutes plus tordues les unes que les autres.

Quand cela allait-il s’arrêter ?

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