Chapitre 29 : Roméo + Juliette, nouvelle génération

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Erwann est assis depuis deux heures au volant de sa voiture éteinte, enchainant les clopes les unes derrière les autres. Il est garé face à la boutique, dont la gérante, qu’il reconnait, est en train d’ouvrir le rideau de fer.

En pilotage automatique depuis son départ de chez Gwendoline, il était d’abord repassé chez lui pour se doucher et se changer, ne pouvant décemment pas se présenter avec son accoutrement de la veille là où il voulait aller. Son allure débraillée n’avait pas manqué, au passage, de surprendre Paul, son portier, qui, malgré son visage impassible, l’avait regardé comme un chien galeux duquel il était préférable de se tenir éloigné. En le voyant affublé de la sorte, le bienveillant Paul s’en était tout de même inquiété :

— Un problème monsieur ? Vous allez l’air...

— D’avoir fait la guerre, je sais, avait grogné Erwann malgré lui.

D’être sorti d’une bouche d’égout plutôt, oui !

Mais Erwann avait filé comme une flèche, sans demander son reste, laissant la sensation d’un courant d’air froid derrière lui, qui soulevait encore les pans de la veste de l’employé de service estomaqué. Il avait disparu dans la cage d’escalier, abandonnant l’idée d’attendre l’ascenseur occupé, comme s’il n’avait eu ni le temps, ni l’envie, de freiner ce qui ressemblait à une course contre la montre. Une demi-heure plus tard, il s’était fendu d’une sortie aussi énergique, complètement remis à neuf, en dehors de sa cicatrice qu’il portait toujours au visage et à laquelle le portier n’avait pas réussi à s’accoutumer.

Un si beau mec, quel gâchis !

Erwann avait roulé sans réfléchir et atterri là, à la fois étonné par sa destination et convaincu d’être au bon endroit.

Pourtant, à présent que l’enseigne est ouverte, il n’ose plus y aller, complètement figé sur son siège, incapable de s’extraire de son véhicule protecteur. Ses yeux inquiets observent, à travers la fenêtre teintée, la foule bigarrée qui s’agite dans la rue en ce début de semaine pluvieux. Il redoute de sortir, paralysé par ce qui l’attend dehors, dès qu’il mettra un pied sur le trottoir encombré. Il connait à l’avance la réaction des inconnus en le découvrant. Ce sera, à peu de chose près, la même que celle de Paul ce matin. De la stupeur souvent, du dégoût la plupart du temps, de la peur parfois... Il a de plus en plus de mal à accepter qu’on le dévisage sans vergogne comme une vulgaire attraction.

Il n’avait jamais eu d’attaque de panique avant mais sait désormais à quoi cela ressemble. La première fois qu’il en avait été victime, c’était lors d’un évènement sportif qu’il voulait couvrir, peu de temps après sa sortie de l’hôpital. Trop de têtes avaient réagi et tourné sur son passage. Cela lui avait provoqué des palpitations cardiaques, puis la sensation d’un vertige qui avait accompagné sa vue de plus en plus floue. Pendant plusieurs minutes, le monde avait semblé tourner autour de lui, insaisissable, dangereux et la terre avait paru s’ouvrir sous ses pieds pour l’engloutir, lui et sa balafre. L’étourdissement avait duré un certain temps, dont il n’avait aucune idée. Le calme était revenu lorsqu’il s’était éloigné de la foule pour respirer plus facilement. Sa poitrine oppressée avait rendu son souffle douloureux, court et haletant. Depuis, cet épisode se répétait régulièrement, le prenant à chaque fois au dépourvu et le rendant de plus en plus vulnérable.

Ce matin, lorsqu’il avait cru que Gwendoline allait rompre, une bonne fois pour toutes, il s’était attendu à revivre le phénomène. Mais, en dépit de ce qu’Erwann avait lu dans son regard troublé, mélange de déception et de mécontentement, elle n’en avait rien fait. Et la crise l’avait épargné. Malgré tout, il avait eu l’impression d’être sur la sellette tout au long de leur conversation, s’attendant à recevoir le coup de grâce d’une rupture redoutée, et l’arrivée d’une attaque de panique dans la foulée.

Gwendoline s’était tenue éloignée de lui, distante de plusieurs centaines de mètres, lui avait-t-il semblé. Bien que dans la même pièce, elle lui avait paru ailleurs, presque dans un autre monde. Le monde des gens normaux. Un gouffre les avait séparés pendant de trop longues minutes. Ses bras vides n’avaient attendu qu’elle pour apaiser son anxiété. Mais cela ne s'était pas produit. Elle était restée sourde à ses cris silencieux. Il avait pourtant le sentiment qu’elle était son seul remède : lorsqu’elle se glissait contre son corps, le réconfort arrivait aussitôt. Malheureusement, à chaque éloignement, l’angoisse le reprenait tout autant. Et ce matin n’avait pas échappé à la règle.

Les doigts pianotant compulsivement le volant de sa voiture, Erwann ne peut détacher ses yeux de la boutique. Il a la certitude que Gwendoline est la femme du reste de sa vie. Les deux nuits passées à ses côtés avaient été les plus belles de ces derniers mois. Douces, chaleureuses, enivrantes. Toutes les autres, vécues dans la solitude la plus glaciale, lui avaient paru insipides en comparaison. Et la seule femme à avoir dormi chez lui avait été Anaïs, juste avant le retour de la nantaise. Un souvenir désagréable, malaisant : cette sauvage l’avait épuisé ce soir-là, exigeant de lui des choses dont il n’avait pas envie, avec à la clef, un profond besoin de dormir... pour oublier. Cela n’avait fait que confirmer ce qu’il savait déjà : Gwendoline était l’unique personne dont il voulait la présence à ses côtés.

La cigarette tremble, coincée au bout de ses deux doigts. De son autre main, il appuie sur ses paupières, leur interdisant de verser quoi que ce soit. Pourtant, les larmes s’accumulent dans ses yeux rendus noirs par son âme brisée.

Un appel résonne dans l’habitacle, l’extirpant de son désarroi. Richard. Erwann décroche, incertain d’avoir assez de force pour dire un mot.

— Gaz ?

— Ouais... répond-il d’une voix presque inaudible.

— Ça va ?

Non.

— Hum...

— T’es avec Gwen ?

— Nan.

Malheureusement.

— Qu’est-ce qui se passe ? Elle a rompu ?

— Nan... pas encore.

La voix d’Erwann est lointaine, désœuvrée. Son meilleur ami le connaît trop bien pour se faire avoir par ce simulacre de conversation. Il flaire le gros poisson des emmerdes arriver. Ils ne vont pas nous rejouer leur grande déchirure du printemps dernier, pense Richard, agacé par cette perspective. Il l’interroge sans ménagement :

— Pourquoi tu dis ça, alors ?

— Un mauvais pressentiment, peut-être.

— Mais vous vous êtes engueulés ? insiste Richard, qui tente de lui tirer les vers du nez sans précaution.

— Non... enfin, je ne crois pas.

Était-ce une dispute ? Aucune idée...

— Je comprends rien, Gaz, s’énerve l’interlocuteur impatient. T’es où là ?

— Dans ma voiture.

Face à la boutique qui crie mon avenir raté.

— Nan mais où ? À Nantes, à Crozon ?

— À Nantes.

— Raconte, Gaz. Je pige que dalle.

— Y’a rien à raconter, Bud. J’ai trop merdé, je crois.

Un résumé succinct mais efficace.

— Par rapport aux meufs ?

— Je ne sais pas. Par rapport à tout.

— Tu lui avais expliqué pourtant, argumente Richard en espérant le rassurer.

Expliquer n’efface pas l’ardoise.

— Pas tout mais en partie, oui.

— Et quoi alors ? Elle a changé d’avis, elle n’accepte plus ?

Mais parle, nom de Dieu ! s’insurge mentalement Richard, excédé.

— Je ne sais pas... soupire Erwann d’un ton las. Peut-être, j’en sais rien, elle ne m’en a rien dit. Aujourd’hui, elle était bizarre... pas comme hier.

— Bah peut-être que c’est le contre-coup. Si elle n’a pas rompu, pourquoi tu te mets dans cet état ?

— Parce que je crois que je vais la perdre, et que ce n’est plus qu’une question de temps.

La déclaration d’Erwann n’émeut pas le moins du monde son meilleur ami. Un peu de nerf, bon sang, pense celui-ci pour lui-même. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous en ce moment à perdre pied chez les Le Bihan...

— Erwann, arrête de déconner, le gronde Richard. Je vous ai vus ensemble, vous aviez l’air archi in love. Elle la première. Tu te fais des idées, sérieux. Tu lui en as parlé ?

Le photographe tire une taffe, une bouffée de poison pour l’accabler un peu plus. Les yeux toujours rivés sur la devanture illuminée devant lui, il répond :

— Nan, je n’ai pas eu le temps ce matin. Elle avait peur que sa fille me trouve chez elle au réveil alors je suis parti. Je ne voyais pas quoi faire d’autre.

— Bon, bah ça, c’est peut-être normal pour une mère. Elle protège sa gamine, c’est tout. C’est pas contre toi.

— J’imagine, oui. Pourquoi tu m’appelles ?

Après un temps de réaction beaucoup trop long, Erwann réalise qu’un appel à cette heure un lundi matin n’augure rien de bon. Son cœur s’emballe lorsqu’il questionne son ami :

— Un souci avec Manon ?

— Ça me fait chier de te dire ça au tel, mais je l’ai trouvée devant ma porte en pleurs hier soir.

— En pleurs ? Elle est blessée ? Elle a eu un problème ?

— Problème de cœur, ouais. Clara a rompu. C’est pas tellement la grande forme les amours chez vous...

— Merde. Je vais rentrer. Je prends la route.

Même si c’est un piètre père ces temps-ci, il peut quand même être là et s’occuper du mieux qu’il peut de sa progéniture. Et puis, il doit se rendre à l’évidence : les problèmes de cœur, ça devient son rayon.

— Nan, attends. Si ta fille m’en a parlé à moi, c’est qu’elle ne voulait pas le faire avec ses parents. Encore qu’Alice soit déjà au courant et qu’apparemment, elle en aurait rajouté une couche comme quoi, ça tombait bien, comme ça Manon allait redevenir normale. Elle est grave ton ex quand même, nan ?

— Complètement à côté de ses pompes celle-là, putain, s’énerve Erwann en tapant du plat de la main sur le volant en cuir. Je vais revenir, je veux voir Manon.

— Attends, Gaz. Elle m’a demandé de ne rien te dire pour le moment. Je le fais parce que t’es son père mais vis-à-vis d’elle, je trouve que ça craint. Je trahis sa confiance, tu vois.

— Mais je suis son père quand même ! s’insurge Erwann dont la voix grave se meurt dans l’habitacle insonorisé.

Les passants qui longent sa voiture ne réagissent pas lorsque le Breton hausse le ton. Son véhicule est comme un caisson assourdissant les bruits de l’intérieur. Un vrai bocal hermétique.

— Je sais bien. Elle va sûrement t’en parler après, c’est juste que bon, là, elle a besoin d’un peu de temps pour encaisser le truc. Le salon est fermé aujourd’hui, je suis dispo pour m’en occuper. Laisse-moi surveiller ça de près et je te tiens au jus.

— Okay, okay... se résigne-t-il, parfaitement conscient que son ami gèrera sûrement mieux le truc que lui. Mais au moindre pépin, tu me préviens.

— Je te le jure. Par contre, fais-moi plaisir.

— Quoi ?

— Va voir Gwen et essaie d’éclaircir les choses avec elle. Débrouille-toi pour la rassurer. Je suis sûre que c’est pas si grave que ça, mais elle doit juste flipper un peu et avoir besoin de temps pour se sentir en confiance à nouveau...

— Elle est avec sa fille, je ne peux pas m’imposer...

— T’as déjà vu le film Roméo + Juliette ?

La question déroutante a le mérite de sortir Erwann de ses idées noires et d’éveiller sa curiosité.

— Heu... la bluette pour les adolescentes de quinze ans ? Je crois pas nan.

— T’as tort, Leonardo est super hot dedans, s’extasie le coiffeur.

Erwann éclate d’un rire nerveux dans le téléphone.

— Je ne suis toujours pas gay !

— Ouais mais quel dommage, tu ne sais pas ce que tu perds. Les meilleures pipes sont faites entre hommes.

Permets-moi d’en douter, Bud.

Le souvenir de sa nuit avec Gwendoline lui revient. Électrisant.

— Quoi qu’il en soit, le beau Léo, si si, il était super sex dans le film, donc le beau Léo grimpe à l’étage par une palissade pleine de lierre pour rejoindre sa chérie la nuit, quand tout le monde dort. Afin de humm tu vois quoi. De démonter Claire Danes, en gros.

Richard balance sa dernière réplique avec une gourmandise non dissimulée dans la voix. Ce qui fait sourire instantanément Erwann. Ce dernier s’aperçoit que ce coup de fil improvisé transforme peu à peu son état d’esprit tourmenté. Son cœur torturé lui semble soudain plus léger.

— Je crois pas que le film soit un porno, remarque Erwann.

— N’empêche qu’elle a dû prendre cher avec Léo. Je pensais que tu pouvais improviser le même genre de rendez-vous nocturnes.

— Gwen n’a pas de palissade, objecte Erwann, de plus en plus amusé.

Juste une putain de haie de merde qui m’a value une scarification du ventre.

— On s’en fout. Va la voir de nuit. Repars le matin avant le réveil de sa fille. Renoue avec elle. Vous avez juste besoin de ça.

— J’avoue, j’avoue, c’est pas con, reconnait le photographe, un sourire aux lèvres. Tu ferais un bon coach sentimental, Bud.

— Putain, si seulement ça pouvait m’être utile !

Quelques minutes après, rasséréné par sa discussion avec son meilleur ami, Erwann envoie un texto à sa compagne : « Si tu en as envie, je peux venir te rejoindre cette nuit, lorsqu’Emma sera couchée. Je repartirai avant son lever. J’ai juste besoin de te voir, d’être auprès de toi... je ne vais pas bien, Gwen, j’ai peur de te perdre. »

Enthousiasmé par cette nouvelle perspective, il se décide enfin à sortir de sa voiture.

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