Chapitre 41 : Indésirable

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— Quentin !? Et tu l’as fait monter ?

Mais qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ?

— Il est encore bourré, plaide Erwann, visiblement très mal à l’aise.

— Ben du coup, je réitère encore plus ma question : et tu le fais monter ?

— J’ai pas le choix, Gwen.

Heu...

Abasourdie, elle n’entend rien à sa décision. Pas le choix ? Ben si, au contraire, et plus que jamais ! s’écrit-elle intérieurement, révulsée par son comportement incompréhensible.

Il t’a refait le portrait ! Ça ne t’a pas suffi ?!

— Ok, je te laisse alors, dit-elle en se levant brusquement. Je monte à l’étage, j’ai déjà causé assez de dégât comme ça. Je me faufilerai dehors quand il aura dégagé de l’entrée. Et s’il te plaît, ne le laisse pas te massacrer l’autre moitié du visage.

— Reste, lui dit-il en attrapant doucement son bras. Il débarque chez moi complètement soûl. Que veux-tu que je fasse ?

— Bonne question... aucune idée... rien peut-être ?

— Gwen, c’est pas aussi simple.

— Au contraire, ça l’est.

Voyant qu’elle tremble comme une feuille et que, sous la main qui enserre son bras, son sang pulse beaucoup trop vite dans ses veines, il la prend dans ses bras pour la rassurer.

— Au moindre faux pas, il est dehors à coup de pompe dans le cul, je te le promets.

— Hors de question ! le repousse-t-elle du plat de ses paumes de mains. Pas après ce qu’il t’a fait. Ce qu’il nous a fait !

— Tu crois que je ne le sais pas tout ça ?

— Apparemment non ! T’es amnésique ma parole !

— Si tu as peur qu’on se batte encore, je t’assure que cela n’arrivera pas. Il est inoffensif de toute façon. Un mec bourré n’a aucune force.

Pas la peine de le lui rappeler. Elle avait suffisamment supporté les interventions nocturnes alcoolisées de son propre père, durant toute son enfance, pour se souvenir à quoi ressemble un homme complètement imbibé. Et elle n’a pas du tout envie de revivre ça.

— Mais enfin Erwann, je ne comprends pas là... Quentin ? Il a été odieux du début à la fin ! Il t’a défiguré et m’a quasiment traité de pute la dernière fois que je l’ai croisé !

— Il ne le fera pas cette fois, temporise-t-il en la voyant s’énerver. Je te le jure.

L’invité inattendu toque à la porte. Le visage de Gwendoline affiche la panique croissante qui s’empare d’elle à l’approche de cette confrontation.

— Gwen, je t’en prie. Laisse-moi gérer la situation. Fais-moi confiance.

— Tu fais une connerie, dit-elle tout bas, vaincue et tétanisée par la peur.

— Ne t’inquiète pas, tente-t-il de la rassurer encore. Tout va bien se passer. Je veux juste voir dans quel état il est. Si c’est jouable, je le ramène jusqu’à la gare pour qu’il rentre chez lui.

On frappe de nouveau à la porte, plus fort cette fois. Résignée, elle regarde Erwann avec des yeux affolés, qui font des va-et-vient entre son compagnon buté et la porte d’entrée. La peur lui ceint le ventre comme lorsqu’elle était plus jeune et qu’elle allait devoir supporter les injures paternelles qui s’abattaient sur elle comme une volée de moineaux.

— Je serai sur la terrasse, l’informe-t-elle en se dirigeant vers l’extérieur. Fais ce que tu as à faire. Tu es chez toi, après tout.

Quelques dizaines de secondes plus tard, Quentin se présente dans le vestibule de l’entrée en tenue de ville débraillée, une chaussure manquante à l’appel et un œil au beurre noir en guise de maquillage de soirée. Ses vêtements chics, dans un sale état, indiquent qu’il a apparemment souhaité passer la nuit à faire la tournée des clubs mondains de Nantes, avant de... de quoi, au juste ? De se mettre sur la tronche avec quelqu’un ? De se faire tabasser ?

— Putain, mais qu’est-ce que c’est que cette dégaine ?! s’exclame Erwann en le détaillant de la tête aux pieds. Entre.

Le propriétaire des lieux respire l’odeur d’alcool qui émane de son ex-meilleur ami avec une moue de dégoût. Il le suit au salon.

— Comme t’es là, j’imagine que tu reviens de virée. Où as-tu garé ta moto ?

— Je ne sais même pas où elle est, répond l’intrus, déboussolé. C’est pour ça que je suis venu ici. Une meuf m’a déposé en bas. Tu es le seul que je connaisse qui a un pied-à-terre à Nantes.

L’élocution est difficile mais compréhensible.

— Je ne suis pas une œuvre de charité, mec.

— Je suis là pour m’excuser.

— Tu t’excuseras à jeun. Je ne donne pas mon pardon à un ivrogne.

— Ouais, je sais, je suis comme mon père, soupire le fêtard à l’allure amochée. Un bon à rien comme lui. Je peux m’asseoir ? Je me sens pas bien.

Erwann le rattrape de justesse alors que Quentin manque de peu de s’étaler de tout son long. Il est sur les genoux. Les ravages de l’alcool... Après Konrad et sa chute magistrale sur le trottoir devant le bar, voilà le retour des gamelles éthyliques. Erwann le soulève sans difficulté pour le remettre droit, et l’aide à avancer. Quentin lui paraît moins lourd qu’il ne l’a été, sa masse musculaire semble avoir fondu comme neige au soleil.

Il le dépose sur le canapé. Le soûlard s’allonge dessus, son visage blanc lavabo devenant de plus en plus vert. Erwann s’attend au pire.

— Bouge pas, lui ordonne-t-il en le pointant du doigt. Je vais chercher une bassine.

— Vas-y, je crois que je vais gerber.

Lorsqu’il revient avec le grand récipient en plastique blanc, Erwann annonce la couleur :

— Par contre, je te préviens, je ne suis pas tout seul.

— Ah bon ? T’es avec une meuf ? J’ai entendu dire que t’étais devenu un vrai don juan.

Erwann grimace tandis que Quentin ricane. Mais son rictus s’efface aussitôt lorsque son hôte ajoute :

— Non. Gwen est avec moi.

— Sérieux ?

— Oui.

— Ben, elle t’avait pas jeté comme une grosse merde ?

— Occupe-toi de tes oignons.

Cette dernière, entendant qu’on parle d’elle, apparait dans l’encadrement de la baie vitrée, le regard noir, ce qui se révèle être un exploit pour une femme possédant les yeux clairs.

— La fameuse Gwen, pérore l’ivrogne avec une éloquence toute feinte et très avinée.

Il se relève sur les coudes pour mieux l’apprécier de son regard vitreux et amoché. Elle est vêtue d’une tenue masculine, qu’il suppose empruntée à son mec. Son marcel blanc transparent et trop large laisse deviner sa poitrine bombée. Elle porte les cheveux défaits, en bataille, signe que cela fait peu de temps qu’elle s’est réveillée. Quentin est surpris par la jeunesse de son visage, par la douceur de ses traits, qu’il découvre sans maquillage, ni artifice pour la première fois. Elle fait moins que son âge.

— Ravi de te croiser à nouveau.

— Vraiment ? demande-t-elle cynique, en approchant. Pas partagé.

Il baisse les yeux au sol et se maintient plus fermement au canapé comme s’il était sur le point de perdre l’équilibre. Ça tangue tellement fort à l’intérieur de lui qu’il a l’impression d’être sur un bateau en pleine tempête. Gwendoline le dévisage, ouvertement écœurée. Visiblement, lui n’a pas pris cher au cours de son altercation avec son meilleur ami, remarque-t-elle, amère. En dehors du fait qu’il a perdu une dizaine de kilos, que ses joues sont émaciées et que ses yeux noirs ont des cernes conséquentes, l’invité surprise se porte comme un charme, si on peut dire. La dernière fois qu’elle avait croisé le beau tatoueur brun, sur le point d’enfourcher sa bécane, sa peau était hâlée par le soleil breton, ses cheveux et sa barbe entretenus, et son corps paraissait robuste. Pour autant, contrairement à Erwann, elle n’arrive pas à ressentir de peine pour lui, étant donné ce qu’il a fait à son homme. Elle se tient toujours sur la défensive, les bras croisés sur la poitrine, attendant la suite des remarques désobligeantes. Qui ne tardent pas à arriver :

— Je t’ai connue plus accueillante.

Bingo, il n’aura pas mis longtemps, le bougre. Elle regarde Erwann, le visage arborant une expression digne d’un « je te l’avais bien dit ! »

— Quentin, si tu pars là-dessus, tu dégages, le prévient Erwann. Je ne te tolère ici que parce que tu me fais pitié mais je n’en aurais plus aucune si tu t’attaques à elle.

— Désolée, mais je n’ai aucun souvenir de toi, avant notre brève rencontre à Crozon, l’informe la jeune femme.

Désolée ? Elle ne l’est pas du tout, en réalité.

— Oui, tu dois voir beaucoup de monde, soupire Quentin en regardant la bassine blanche. Tu ne peux pas te rappeler de chaque personne que tu croises...

Gwendoline regarde Erwann, un sourire satisfait sur le visage et les sourcils relevés bien haut sur son front. Et de deux ! semble-t-elle lui dire sans prononcer un mot. Un jeu de télépathes s’installe entre eux, inaccessible pour l’intéressé, dont l’esprit est trop embué par les vapeurs de l’alcool pour saisir quelque chose.

— Bon, Quentin, tu es prévenu, tonne Erwann. C’est la deuxième et dernière fois. Si tu continues tes insinuations, je te fous dehors.

— J’ai juste dit qu’elle voyait du monde, putain.

— Ou tu fermes ta gueule, ou tu sors, le menace-t-il encore.

— C’est bon, c’est bon, je ne faisais que nous remettre dans le contexte.

— On le connait le contexte, Quentin, affirme Gwendoline. Comment oses-tu revenir ici après ce que t’as fait à Erwann ?

— Justement, je venais m’excuser, comme je l’ai déjà dit. Je ne savais pas que tu étais là, vu qu’Erwann s’est envoyé en l’air avec la moitié de la presqu’île. Putain, t’y as été fort quand même, le bourreau des cœurs.

Quentin rit sous cape. Il est bien le seul.

— Ok, barre-toi.

Erwann l’attrape par le bras, mais au moment de le redresser, le poivrot se met à vomir tripes et boyaux sur le tapis moelleux, éclaboussant les jambes et les pieds nus de son hôte, avant de s’écrouler comme une masse inerte de toute sa longueur. Son mètre quatre-vingt-cinq ne lui a jamais paru aussi grand que maintenant qu’il est étalé comme une carpette sur le sol de son salon. Erwann grogne, le bas du corps complètement aspergé de dégueulis.

— Putain, mais quel con.

— Lequel : toi ou lui ?

— Les deux, sourit-il.

Elle lui sourit en retour. Étrangement, maintenant que la confrontation avec l’indésirable a eu lieu, sa panique s’est envolée, remplacée par le dépit de voir son dimanche en amoureux gâché.

— Qu’est-ce que je t’apporte ? demande-t-elle en soupirant. Serviette de toilette, sopalin, serpillière ?

— La serpillère, on l’a déjà, plaisante Erwann en poussant Quentin du pied sur lequel ce dernier est avachi. Bon, le seau et la serpillère sont sous l’évier, tu peux me les ramener, s’il te plaît ?

— Bien sûr, mon bon samaritain.

— Et sans te moquer ou m’asséner un : « je te l’avais bien dit », ricane-t-il.

Elle revient avec les ustensiles de ménage, le seau plein d’eau chaude savonneuse et la serpillère humide.

— Attends, j’enlève le plus gros avec le sopalin d’abord. Bouge pas. Le tapis est ruiné.

— Je le mettrai à nettoyer.

Pendant qu’Erwann reste immobile et que Quentin gît dans ses souillures, elle enlève les saletés avec l’essuie-tout déniché dans la cuisine. Malgré le fait qu’elle se soit mise en apnée, l’odeur de vomi est insoutenable et lui donne envie de rendre à son tour. Heureusement, ayant été interrompus avant de commencer leur petit-déjeuner, leur estomac est moins enclin à se vider.

Tandis que les dégâts sont presque réparés au sol, comme sur Erwann, qu’elle a nettoyé du mieux qu’elle a pu avec un torchon mouillé, elle l’interroge :

— Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant, chef ?

L’épave git toujours à terre, à demi-conscient.

— On va le dessaper. Pas question que je le monte là-haut dans cet état.

— Tu vas vraiment le garder ici ?

— Gwen, tu veux que je fasse quoi d’autre ? Que je le mette dehors ? Dans l’état où il est ? Avec le risque qu’il s’étouffe dans sa gerbe ou qu’il se fasse dépouiller par quelqu’un ?

— Ça t’importe vraiment ?

Erwann réfléchit quelques instants.

— Je crois oui. Je ne lui veux pas de bien, mais je ne lui veux pas de mal non plus.

— Malgré ce qu’il t’a fait ?

— Oui, malgré ça.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est mon frère.

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