Chapitre 34 : Le fouteur de merde

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— Quoi ?!

La nouvelle lui fait l’effet d’une détonation. Erwann en reste bouche bée puis répète, abasourdi :

— Virée de l’agence ? Mais ils n’ont pas le droit de faire ça ! Tu n’as rien fait.

— Jeanne n’a rien voulu entendre. J’ai essayé de plaider ma cause, mais de toute évidence, j’aurais fait une très mauvaise avocate, car cela l’a mise encore plus en rogne. Elle m’a dit qu’elle ne voulait pas de « modèle à problème » et qu’apparemment je les attirais comme la bouse attire les mouches dans un champ de vaches.

— Putain de bordel de merde, crache-t-il tout bas pour ne pas l’effrayer avec la colère qui monte en lui.

Complètement muet, le visage tourné vers sa fenêtre, Erwann laisse le paysage défiler sous ses yeux sans le voir. Sa main gauche posée sur son genou se crispe et laisse place à un poing fermement serré. L’autre, bandée, cache une partie de son visage déconfit. L’annonce qu’elle vient de lui faire lui coupe l’envie de parler, que ce soit pour exprimer son mécontentement, s’excuser ou argumenter devant l’injustice de la situation. De toute façon, chaque mot semblerait vain face à l’ampleur de ses conneries. Sa cage thoracique l’oppresse douloureusement.

Silencieuse et concentrée sur la route, Gwendoline le laisse digérer l’information.

— Je suis désolé, parvient-il à dire enfin, la voix râpeuse. Je… suis… vraiment… désolé.

— N’interviens pas, assène-t-elle un peu trop sèche. N’appelle pas l’agence. Ne fais rien.

— Je ne le ferai pas… Je… je me rends compte que je ne te créé que des ennuis…

— Tu as voulu me défendre. Tu n’as juste pas réfléchi… aux conséquences.

— Ça fait deux fois, Gwen. Ça fait deux fois que je ne réfléchis pas aux conséquences de mes actes et que cela te porte préjudice. Ne me trouve pas d’excuse, c’est encore pire. Ça commence vraiment à me faire peur…

Et à d’autres également. Manuella était présente lors du fameux coup de fil entre Gwendoline et sa bookeuse, et ses propos n’avaient pas dérogé à son cynisme habituel :

— Dégage-le, ce fouteur de merde, avait-elle déclaré sans préambule. Il ne va t’apporter que des problèmes.

— Toujours aussi nuancée, avait rétorqué Gwendoline sans sourciller. Tu pourrais me donner un avis plus éclairé et changer de disque un peu au lieu de me balancer tes sempiternelles réflexions alarmistes.

— Nan mais sérieux Gwen, ton mec cumule là... D’abord il t’envoie à l’hosto...

— Il m’envoie à l’hosto ? s’était insurgée la principale concernée, de plus en plus énervée. Tu extrapole là. Il ne m’a jamais envoyée à l’hôpital !

— Ben t’as la mémoire courte, dis donc. C’est pourtant bien ça qui a signé la fin de votre relation, il me semble.

À bout de nerfs, Gwendoline avait tapé du poing sur la table si fort que le café avait été éjecté de leurs mugs, se répandant autour des tasses en une flaque diluée marron claire. Ses yeux étaient sortis de leur orbites, ses sourcils froncés s’étaient rejoints en leur centre et un rictus avait déformé sa bouche en une grimace menaçante.

— Si j’ai rompu avec lui, c’est parce que j’ai réagi à chaud ! En vérité, ce qui s’est passé entre nous, notre séparation, c’est de ta faute !

À cette dernière remarque, Manuella avait ouvert des yeux ronds comme des billes, ou plutôt comme des boulets de canon, qu’elle aurait été prête à envoyer directement dans la tête de son adversaire.

— Ben voyons ! Carrément ! Ça ne te dérange pas de me faire porter le chapeau de toutes ses conneries ? Vous avez rompu par ma faute, c’est ce que tu penses vraiment ?

— Parfaitement ! Si tu n’avais pas prévenu Erwann, comme je te l’avais demandée, non pardon, comme je te l’avais fait promettre, on n’en serait pas là aujourd’hui ! Mais non, comme tu crois toujours tout savoir mieux que tout le monde, tu lui as dit où j’étais et il a paniqué, ce qui était tout à fait compréhensible vu que tu n’as même pas essayé de le rassurer.

Gwendoline avait martelé le sol de la cuisine de ses pas énervés tout en morigénant sa meilleure amie avec verve. Elle avait profité de cette occasion inespérée pour laisser exploser au grand jour ce qu’elle avait tu jusqu’ici. Sa colère était montée crescendo :

— Si tu m’avais laissé du temps, seulement du temps, pour gérer la situation à ma façon, rien de tout cela ne serait arrivé ! J’avais juste besoin de me remettre physiquement et moralement, pour y voir plus clair dans mes idées, pour encaisser. Mais tu ne m’as pas écoutée.

— Tu sais très bien que j’ai fait ça pour t’aider parce que tu es incapable de savoir ce qu’il y a de mieux pour toi.

Le coup bas avait laissé Gwendoline pantoise, le visage interloqué. Les mots de sa meilleure amie avaient touché un point sensible, la faisant passer pour une faible femme, ce qu’elle exécrait plus que tout. La riposte ne pouvait en être que cinglante :

— Moi, je suis incapable de m’occuper de moi-même ? Mais qui n’a aucune vie, ni mec, ni enfant, ni passion, ni centres d’intérêts, juste un pauvre taf à la con et aucune perspective d’avenir ?

Manuella avait éclaté d’un rire mauvais, plus ébranlée qu’elle ne voulait bien l’admettre. La perfidie des remarques reçues l’avait touchée en plein cœur. Armée jusqu’aux dents de son fiel habituel, elle n’avait pas hésité une seconde à lui renvoyer l’ascenseur :

— Tu me parle d’avenir mais tu ne vis que dans le passé, toujours à disséquer tes traumas comme si ça allait résoudre tes problèmes d’aujourd’hui. Mais regarde ton mec : t’es toujours au même point, t’as pas avancé d’un iota. Il est aussi inutile que les autres, encore un dégénéré dont tu fais collection.

Manuella avait repris son souffle, avant de se relancer dans la bataille :

— Tu vis dans ta bulle ! T’es tellement à fond dans tes trucs de perchés, avec tes conneries d’Univers bienveillant et de plan à deux balles que t’as même plus les pieds sur terre. Et depuis qu’il est entré dans ta vie, celui-là, c’est encore pire : tu planes carrément. T’es complètement à l’ouest ! Alors m’accuser de tes problèmes, c’est fort de café. Tu t’en prends à la mauvaise personne. Tu devrais me remercier au lieu de me blâmer.

— Te remercier de quoi... d’avoir ruiné ma vie ? s’était offusqué Gwendoline. En agissant sans mon consentement, tu m’as privée de cette pause nécessaire dont j’avais besoin pour me retrouver.

Les larmes s’étaient invitées malgré elle, troublant sa vue autant que sa voix, qui avait grimpé dans les aigus au fur et à mesure de leur dispute.

— Je t’avais dit de ne rien faire ! avait-elle vociféré à nouveau.

— C’est toi qui l’as envoyé bouler !

— Je n’étais pas prête à le revoir, mais ce n’était pas du tout ce que je souhaitais, en réalité. Je voulais qu’il m’aide, parce que je l’aimais et que j’avais besoin de lui. Beaucoup plus que de toi et de ton esprit négatif. Tu es la personne la plus pessimiste que je connaisse ! J’étais trop aveuglée pour m’en rendre compte jusqu’ici mais tu as fini par déteindre sur moi.

Gwendoline avait eu beau essuyer ses larmes du revers de la main, elles s’écoulaient sans cesse autant que les reproches qui se déversaient sur une Manuella dont les yeux, quant à elle, restaient bien au sec.

— À cause de ta saleté de manie de toujours te mêler de ce qui ne te regarde pas, je l’ai dégagé de ma vie à contrecœur ! avait encore vitupéré la maîtresse des lieux. Et Erwann est défiguré à présent, et il ne va pas bien, et il est en train de sombrer, et toi tu l’enfonces encore, comme si cela ne suffisait pas !

— C’est aussi de ma faute si Erwann est défiguré ? éclate-t-elle d’un rire cynique.

— Bien sûr que oui !

— J’aurais tout entendu aujourd’hui, vraiment !

La folie de sa comparse d’antan n’avait donc aucune limite ! Comment osait-elle lui reprocher sa balafre, celle que lui seul s’était infligé en voulant régler son compte à coup de représailles musclées avec Quentin ? Manuella s’était décomposée au fur et à mesure de leurs échanges et semblait être arrivée au bout de ce qu’elle pouvait supporter. Ses yeux n’étaient plus que deux fentes qui fixaient Gwendoline avec aversion et pitié à égale mesure.

— Tu as l’air de tomber des nues mais c’est ce que j’ai sur le cœur depuis des mois ! s’époumonne Gwendoline dans un dernier effort pour exorciser sa peine. Je t’en veux ! Si tu ne l’avais pas averti sans mon autorisation, je l’aurais recontacté quand j’aurais été prête à le faire et il n’aurait pas été voir Quentin pour se venger. Tu es comme cet abruti, lui aussi s’est mêlé de notre vie alors qu’on ne lui avait strictement rien demandé. Tous les deux, vous faîtes vraiment la paire ! Vous n’êtes que deux fouines qui n’avez rien d’autre à foutre de vos journées que de vous mêler de la vie des autres parce que la vôtre est trop pourrie pour vous en contenter. Franchement, vous iriez parfaitement bien ensemble, aussi toxique l’un que l’autre !

Manuella l’avait dévisagée, le visage blême, les deux mains sur les hanches.

— C’est bon, t’as fini ?

Gwendoline n’avait rien répondu, en larmes, les joues écarlates, les yeux exorbités. Elle était accrochée aux rebords de la table de la cuisine comme si elle avait eu peur que celle-ci s’envola.

Manuella s’était retournée et avait filé en direction de l’entrée, avant d’arracher sa veste de la patère dans un geste rageur. Puis elle avait ouvert la porte avant de la claquer derrière elle si brutalement que le cadre du tableau de vision accroché dans le vestibule en était tombé dans un bruit de fracas, avant de se répandre en plusieurs morceaux sur le sol. Jamais dispute n’avait été aussi violente entre les deux femmes.

Lorsque Gwendoline s’était retrouvée seule face à elle-même, elle avait réalisé que Manuella ne l’avait jamais comprise. Cette dernière ne voyait pas les blessures et les traumatismes qui dirigeaient sa vie : Erwann allait très mal, comme son frère dans son enfance, comme Guillaume plus récemment. Elle avait failli à sauver ces deux êtres qui lui étaient si chers : son grand frère parce qu’elle n’avait que douze ans à l’époque et était trop jeune pour comprendre sa descente aux enfers. Son ex-amant, Guillaume, parce qu’elle n’avait pas eu la force de s’occuper de quelqu’un d’autre au moment de leur rencontre. Son suicide lui pesait toujours autant. Elle n’avait jamais réussi à se le pardonner.

Mais depuis ses retrouvailles avec le beau Breton, une nouvelle chance lui était offerte d’aider quelqu’un qui en avait besoin. Erwann était sa rédemption, sa manière à elle de corriger ses erreurs du passé et de se racheter. Autrefois, elle n’avait pas eu les outils à sa disposition pour secourir ceux qu’elle aimait mais, aujourd’hui, elle était plus forte et parfaitement capable de faire face à cette situation : elle pouvait soutenir l’homme qu’elle chérissait plus que tout et lui permettre de se relever et de refaire surface. Qu’importaient ses tares ou ses réactions excessives, elle était persuadée qu’elle avait un pouvoir d’action le concernant. Et elle n’allait pas abandonner si facilement la partie.

— J’ai vraiment merdé, reprend Erwann qui la sort subitement de ses pensées. J’en suis désolé. C’était ton ambition, tu voulais te servir de ce nouveau job pour changer de voie… Gwen, ne reprend pas ton ancien taf à cause de moi, s’il te plaît. Je me sentirai coupable, encore plus que je ne le suis déjà.

— Je n’ai pas envie de le faire. J’ai encore deux autres agences, même si je travaille moins avec elles. J’espérais que la future campagne Dove pourrait me lancer mais là ce n’est plus d’actualité. Ce n’était peut-être pas pour moi, de tout façon, qui sait...

Après une pause, et voyant qu’Erwann se morfond toujours, elle reprend, plus optimiste que jamais :

— Je crois sincèrement que lorsqu’une porte se ferme, c’est dans notre intérêt. Même si les choses nous apparaissent confuses et de mauvais augure, au premier abord, finalement, tout se déroule pour le mieux. Il faut que je garde la foi et que je continue à avancer, dans cette direction ou dans une autre, peu importe. Un obstacle sur la route n’est jamais insurmontable mais nous oblige à faire preuve de flexibilité, à entrevoir de nouvelles possibilités. Je t’assure qu’une fois passer le contre coup de cette mauvaise nouvelle, j’ai senti que ce n’était pas si grave que ça. Il faut peut-être que je change de voie... Quoi qu’il en soit, je suis prête à aller de l’avant et la perte de cette agence ne me paraît pas si dramatique que ça.

— C’était la boîte avec laquelle tu travaillais le plus, objecte cependant Erwann. Comment vas-tu t’en sortir financièrement ?

Elle se mord la lèvre.

Bonne question.

— Je sais que tu es contre mais…

— Non.

— Gwen…

— Non.

— Ne me demande pas de te regarder être en difficulté sans agir, c’est au-dessus de mes forces. Surtout lorsque je suis responsable.

— Je vais trouver une solution. J’ai confiance.

Erwann se tait.

— Il y avait des bretons dans ta famille, non ? reprend-il après un temps de silence pesant.

— Peut-être bien.

— Explique-moi seulement d’où vient ce « non » catégorique que je n’arrête pas d’entendre à chaque fois que je parle de thunes.

— À ton avis, à quoi ressemblerait le fait que tu me donnes de l’argent pour que je puisse m’acquitter de mes factures ?

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