Chapitre 57 : Du rire aux larmes

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Comme prédit par Amir, les surveillants interviennent dès les premiers coups amorcés. Leurs sifflets retentissent sur la cour de promenade, ce qui fige un instant les détenus. Tous les yeux sont braqués sur les deux boxeurs qui se balancent tantôt un uppercut, tantôt un crochet du droit, avant d’être séparés par une équipe de gardiens sur les dents. D’autres prisonniers parcourent le bitume et viennent leur prêter main forte, pour calmer le jeu entre ce qui semble être les chefs de deux clans prêts à en découdre. Les étincelles de part et d’autre n’attendent qu’à s’embraser au premier faux pas, et l’échauffourée aurait vite fait de tourner à l’émeute. L’intervention providentielle des détenus, suppléant les geôliers, parvient à apaiser les esprits.

— C’est qui ceux-là ? demande Erwann tout bas.

— Les frères Muz’.

— Les quoi ?

— Les muslims, explique Amir. Les musulmans, quoi. Tu connais rien ma parole.

— J’ai pas grandi dans une cité.

— T’inquiète, ça s’entend. Tu parles comme un bouquin.

Erwann sourit et reprend :

— Pourquoi sont-ils intervenus ?

— Parce qu’ils ont de l’influence et qu’ils ont le secret espoir de les faire revenir sur le droit chemin.

— C’est quoi le droit chemin pour eux ?

— Pas le même que le mien en tout cas.

Pour expliciter ses propos sibyllins, Amir lui raconte que contrairement aux apparences, il n’est pas un « vrai reubeu », encore moins un musulman, et sûrement pas un musulman pratiquant. En disant cela, Erwann ressent une allergie quasi-épidermique de la part du jeune homme envers cette catégorie de personnes, teintée néanmoins d’une pointe de respect, voire d’admiration. Un mélange saisissant.

Pour que le nouvel entrant comprenne cette méprise courante dont Amir fait l’objet, ce dernier lui détaille une partie de son arbre généalogique : un père arabe, algérien plus précisément, à qui il doit son prénom, qu’il trouve « trop stigmatisant pour un pays comme la France ». Amir reconnaît qu’à part cet héritage patronymique, rien ne le rattache à la culture ou à la religion de son paternel. « J’ai jamais fait le Ramadan de ma vie, c’est dire ! » Lorsque le gamin avait huit ans, le père avait quitté le domicile conjugal pour aller se remarier « au bled » avec une cousine devenue veuve. Sous couvert de traditions, il avait, selon son fils, « pris la fuite », abandonnant sans remords femme et enfant.

La mère d’Amir, une française « pure souche » est louée pour le courage qu’elle a eu de tout prendre en charge après la défection du « chef de famille ». Qualifiée affectueusement de « vraie campagnarde d’origine », le jeune homme reconnaît qu’elle n’avait pas eu assez de poigne pour gérer la crise d’adolescence difficile de son unique rejeton. Sans langue de bois, il ajoute : « j’étais un vrai p’tit con, une terreur. » La situation était devenue d’autant plus compliquée qu’en raison d’un manque d’argent évident, la mère et l’enfant avaient atterri dans une cité. En effet, la courageuse femme avait été contrainte de quitter sa petite commune paisible de Tennie, d’où elle était originaire, pour déménager dans de grandes barres HLM, au Mans, plus près de son nouveau travail.

— Au pays des rillettes et des courses automobiles des 24h, s’esclaffe Amir.

Erwann sourit, amusé par ces descriptions imagées.

— Comme toi, je suis né et j’ai grandi en France, poursuit Amir, et entouré d’une véritable famille de gwers, en plus ...

— De quoi ? le coupe encore Erwann.

— De Gwers. Des toubabs, des blancs quoi. Des bons français bien de chez nous avec le béret, la baguette de pain et le fromage.

— Je suis franco-Italien. Pas complètement français donc.

— Sérieux, t’es à moitié rital toi ? Les chaînes en or, les Vespa et les pastas ?

— Ouais, voilà, oublie pas la Camorra, la dolce vita et Eros Ramazzotti aussi.

Erwann insiste sur le fait que sa mère est née en Italie mais qu’elle a vécu la majeure partie de sa vie en France. Son père, quant à lui, était un franco-français d’origine juive, et l’avait abandonné peu de temps après sa naissance.

— T’es feuj toi ? s’étonne Amir. T’es coupé ?

Erwann éclate de rire.

— Non. Ni l’un, ni l’autre. Mon père était juif mais la judéité se transmet par la mère. Donc, je suis surtout Breton. Le triskèle, les crêpes et les fest-noz si tu veux des clichés.

— Genre tu joues du biniou ?

— Aussi bien que t’as dû jouer de la flûte à la Proc’!

Les deux hommes éclatent de rire de concert, de plus en plus complices.

— Sinon t’as une meuf ? le questionne encore Amir.

Le visage d’Erwann s’assombrit subrepticement. Il est sur le point de monter au créneau tant ce genre de langage familier envers sa compagne lui est insupportable. Mais il se contient, comprenant que là où il est désormais, il ne pourra guère espérer mieux niveau vocabulaire. Et le jeune homme est néanmoins gentil. Malgré leur différence d’âge, ils ont des affinités évidentes, alors même si cette façon de parler le déprime, Erwann ne lui en tient pas rigueur. Il comprend qu’il doit s’efforcer de se mettre au diapason s’il veut survivre dans cette jungle, au milieu de toutes ces mauvaises graines. Pour toute réponse, il hoche simplement la tête.

— Tant mieux, la taule c’est plus dur quand t’es seul.

— T’es seul toi ?

— Nan, j’ai ma go t’inquiète. Elle vient toutes les semaines. Je la prends vite fait dans le parloir, ça me soulage.

Seigneur, il y a donc pire que moi !

— Elle est d’accord pour que tu… la prennes vite fait dans le parloir ?

— Bah si elle vient, c’est bien pour une raison non ? Elle aime ça aussi. Dis à ta meuf de venir en jupe, c’est plus facile. Ça se voit moins.

Erwann est choqué par cette suggestion même s’il n’en montre rien. Jamais de la vie il ne demandera ça à Gwendoline. Il est déjà horrifié à l’idée de la faire venir en prison, alors le reste n’est même pas envisageable. Certes, lui faire l’amour va terriblement lui manquer mais moins que sa présence et leur relation en général. C’est cela le plus précieux pour lui et, ce, depuis le début.

— Je ne compte pas la prendre dans le parloir, rétorque-t-il pour mettre les choses au clair.

— On en reparle dans trois mois, Scarface, ricane Amir, sûr de lui. Quand t’en auras marre de te palucher avec miss five en regardant des films de boules, tu changeras d’avis et tu feras comme tout le monde.

— Même pas en rêve.

— Comme tu veux.

— Je croyais que c’était interdit d’avoir des relations sexuelles durant les visites.

— C’est interdit ! Mais tout le monde le fait. Ils sont tous en chien ici. Soit ils baisent entre eux, soit ils font venir n’importe qui, des potes, des meufs, des maîtresses, même des putes tiens.

À cette appellation, Erwann se crispe, sentant son sang bouillir dans ses veines. Les poings serrés, une fois encore, il s’abstient de tout commentaire. Mieux vaut l’avoir dans la poche celui-là, réfléchit-il, de plus en plus inquiet à l’idée que ce dernier connaisse les vraies raisons de sa détention. Pour détourner son attention de cette colère qui monte en lui et de ce sujet sensible, Erwann reprend :

— Les mecs qui baisent durant les parloirs, s’ils se font gauler, qu’est-ce qui se passe ?

— Avertissement. Au bout de trois, tu vas au cachot.

— Le cachot ?

— Le mitard si tu préfères.

Aussitôt, l’endroit est qualifié de prison dans la prison. À l’isolement, si bien nommé, la cellule est encore plus misérable que les cellules normales, sans plus de possibilité de cantiner. Seule la nourriture de la restauration collective est servie, et le jeune homme la qualifie de « franchement dégueue », ce qu’Erwann approuve. Lorsqu’il l’avait goûté la première fois, il avait eu l’impression de manger du plastique. Les promenades se font à part du reste du groupe de prisonniers, dans une minuscule cour, où le fautif est mis au ban. Il n’y a plus de télévision, juste des livres, et comme Amir le précise : « La seule chose à faire pour passer le temps, c’est lire et moi j’aime pas lire, alors je m’y fais chier comme un rat mort ». L’information essentielle à retenir pour Erwann est que l’envoi à l’isolement fait sauter les droits de visite. Il s’interdit donc d’y aller pour quelque raison que ce soit. En dehors de ce détail capital, cette description ne l’effraie pas plus que le reste. Elle correspond grosso modo à sa situation actuellement. Rien d’exaltant, donc, mais rien de dramatique non plus à ce stade.

— Mais franchement, on va être honnête, ils savent, poursuit Amir, très en verve. Tout le monde sait que les détenus baisent durant les parloirs. C’est bien pour ça qu’on appelle les gosses des mecs en taule, nés pendant leur détention, les « bébés parloirs ». Mais ça les arrange bien de nous laisser niquer. On revient calmés après. C’est comme la drogue. Si certains matons ferment les yeux, c’est que ça calme les détenus.

— Je fume mais je ne me drogue pas, intervient Erwann.

— Moi, je bédave. Je fais rentrer des boulettes de shit au parloir en me les enfonçant dans le cul.

Erwann manque de tomber à la renverse.

— T’es sérieux ?

— Pas le choix. T’es fouillé à chaque visite. Fouille intégrale bien sûr. Même la bouche, sous la langue, tout. Tu peux rien planquer. Comme ils nous doigtent pas, c’est la seule solution. C’est pour ça qu’ils nous font tousser quand on est assis à la fouille. Faut l’enfoncer bien profond, pas juste à l’entrée du uc. Bon, après c’est un peu dégueu, hein, mais c’est le placard, tu t’adaptes pour survivre.

Le nouvel entrant en reste bouche bée. Il a l’impression d’avoir été propulsé dans la quatrième dimension.

— Si tu cantines des garos, tu peux t’en servir comme monnaie d’échange, poursuit Amir.

— Des quoi ?

— Des clopes.

— Ah ok. D’accord, mais pour obtenir quoi ?

Ravi de jouer les professeurs, le jeune homme lui fait la liste de tout ce que l’on peut se procurer en prison, par le biais du troc : nourriture supplémentaire, cigarettes, fringues, chaussures, mais aussi, plus illégalement, alcool, téléphone, drogue. Tout ce qui est interdit mais que l’on trouve quand même si on a de quoi payer.

— Y’a des téléphones en taule ? demande Erwann, étonné.

— Bien sûr. Presque tout le monde les utilise. Ils tournent entre les cellules. Système D mon frère. Si t’as des parloirs, essaie d’en faire rentrer un. Ça peut toujours servir.

— Non, décrète Erwann. Je vais pas demander à ma… meuf de venir avec un tèl, c’est mort. Je la mets suffisamment dans la merde comme ça.

— Elle risque rien. Juste de se faire suspendre son droit de visite, c’est tout.

— Ouais, bah justement, je préfère la voir.

— Putain, t’es un lover toi. Tu la kiffes ?

Erwann se tait. Déjà qu’il n’était pas très loquace en général à ce sujet, mais alors, en prison, il refuse de se montrer sensible. Il n’a nullement envie de se faire traiter de canard ou de carpette par ses nouveaux camarades, visiblement tous plus dégénérés les uns que les autres.

— Ouais, ça se voit que tu la kiffes, élude gentiment Amir. Pas la peine de me répondre.

À son retour en cellule, après une heure et demie passée dans les courants d’air glacés, Erwann est transi de froid. Vêtu de son manteau, il se met au lit, le moral dans les chaussettes.

En repensant à sa conversation avec Amir, une violente nausée le gagne. La description des parloirs « baisodromes », comme les avait surnommés le jeune homme, le dégoûte. Il allait être obligé de rencontrer sa compagne autour d’une table où une femme avait relevé sa jupe et posé ses fesses nues pour se faire prendre par son mec. Il allait lui imposer ça, de passer après cette déchéance, après ce manque de respect total. Plus il visualise la scène, plus l’envie de vomir le prend. Malgré ses tentatives pour s’en empêcher, il se relève et dégobille les restes de son repas du midi. Puis il s’assoit par terre, dos contre le mur, sonné.

Il essaie de se souvenir quel jour on est. Lundi. Demain matin, il doit rencontrer la psychologue de la prison. Une excellente nouvelle. Il n’a jamais autant ressenti le besoin de se confier à quelqu’un qu’à l’instant présent. En plus du dégoût qui ne le quitte plus, Erwann crève de trouille. Il a peur de finir entre quatre planches, tué par ses condisciples, s’ils venaient à découvrir les fausses accusations portées contre lui. Mais aussi d’être reconnu coupable alors qu’il est innocent ; il a peur de rester enfermé ici pendant des années, abandonné de tous ; de ne plus voir sa fille s’épanouir en tant que jeune femme ; peur que Gwendoline le quitte ; qu’elle soit vraiment enceinte et qu’il ne puisse pas voir son enfant grandir ; ou encore que ce dernier soit élevé par un autre. Son imagination ne tarit pas pour lui servir les pires scénarios. L’impuissance lui tord les boyaux.

À ces sinistres pensées, une autre nausée le saisit. Il met son poing devant sa bouche et respire plus intensément. A-t-elle fait une demande de droit de visite ? Va-t-elle venir ici, dans cet endroit sordide ? Et sa fille ? Et ses parents ? Ses parents... que peuvent-ils bien penser à l’heure qu’il est ? Son ventre se broie. À présent, il regrette d’avoir refusé les somnifères et les anxiolytiques... À l’approche de la tombée de la nuit, sa solitude et ses angoisses ne lui ont jamais semblé aussi terrifiantes.

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