Chapitre 83 : Un sale quart d'heure

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En écoutant cette anecdote relatant ses anciens faits d'armes, Gwendoline reconnait son homme : impulsif, sanguin, belliqueux. Trois qualificatifs qui lui vont comme un gant de boxe et qui le rendent tout aussi attirant à ses yeux que sa générosité, sa douceur ou sa prévenance. Erwann, le mâle alpha dominant, gentleman protecteur, bagarreur à ses heures perdues, auprès de qui elle se sent toujours en sécurité. Malgré les conséquences désagréables que cela engendre parfois, elle aime son caractère tempétueux, qu'elle trouve charmant et rassurant. Il lui rappelle son frère, son père, aussi, deux figures masculines qui ont disparu trop tôt de sa vie et qu'elle semble toujours rechercher. En quoi le passé et notre enfance façonnent-ils nos attirances et nos sensibilités ? Voilà une question qu’elle a hâte de débattre avec sa thérapeute.

Mais pour l’heure, après leurs plaisanteries bienvenues, elle s’oblige à continuer de glaner le plus d’informations possibles. C’est avec son punch habituel qu’elle poursuit son enquête :

— Bon... Quentin, Jocelyn, Solvène et Loïc restent les principaux suspects. Ils ont tous un mobile en tout cas. On ne peut pas les mettre de côté. Concernant... heu... Anthony ?

— Mon fils ? s’étrangle Erwann comme si on venait de lui planter un couteau dans le cœur. Mais qu’est-ce qu’il aurait à voir là-dedans ?

— Probablement rien, je te l’accorde. La seule chose qui peut jouer en sa défaveur c’est qu’il soit apparu dans ta vie une semaine avant ton arrestation. Question timing, c’est un peu étrange. Je me disais que...

— Non ! C’est impossible, déclare Erwann abruptement.

Alors que quelques minutes auparavant son visage était rayonnant et serein, il affiche soudain un regard noir qui refroidit sa compagne. Elle se défend aussitôt en lui assurant qu’elle ne soupçonne nullement Anthony, qu’elle n’a par ailleurs jamais rencontré. Mais n’ayant pas le début d’un commencement de pistes, elle lui rappelle qu’il ne faut en négliger aucune.

— Anthony n’a rien à voir avec tout ça, Gwen. Ne cherche pas de ce côté-là s’il te plaît. C’est mon fils, nom de Dieu.

Elle arque un sourcil, surprise par la véhémence de son ton. Voyant Erwann à fleur de peau, elle s’abstient de lui en faire le reproche, compréhensive. En revanche, elle décide de dissiper le malaise au plus vite, avant que leur discussion ne dégénère. Pour cela, elle lui certifie qu’elle est et sera toujours de son côté et qu’elle souhaite seulement le faire sortir de là. C'est uniquement la poursuite de cet objectif qui la pousse à tout explorer.

Erwann opine du chef. Constatant de lui-même qu’il a dépassé les bornes, sa colère retombe comme un soufflé. Il s’aperçoit que depuis qu’elle l’a interrogé au sujet de son fils, il a retiré ses mains de la table, sans s’en rendre compte. Calées sous ses aisselles, il redéploye celles-ci vers sa partenaire, en quête de réconciliation. En même temps qu’il abandonne sa posture fermée, épaules hautes et bras croisés sur le torse, il s’amende.

— Vraiment désolé de m’être emporté ainsi... dit-il la voix radoucie. Comprends-moi, ma famille, c’est tout ce qui me reste. Toi, mes enfants, mes amis, mon clan... vous êtes ce que j’ai de plus précieux. Cela me répugne déjà d’émettre l’hypothèse que Quentin soit à l’origine de tout ça, alors mon propre fils...

— Je sais, Erwann. Et je ne pense pas du tout qu’il faille le mettre en cause. Le moment de son arrivée dans ta vie n’est qu’une coïncidence, j’en suis certaine.

— Pardonne-moi encore. Je ne suis pas sûr que cette conversation soit une bonne idée ici. Je suis trop tendu, il me semble. Je ne veux pas dire de choses qui dépasseraient ma pensée.

Mais Gwendoline n’est pas d’accord. Son rendez-vous avec Maître Le Tonquédec est décisif et il lui faut des explications. Elle objecte qu’elle ne peut pas « débarquer en touriste », sans avoir préparer un plan. Voyant tout le mal qu’elle se donne, Erwann s’avoue vaincu, prêt à passer le pire moment de sa vie.

— Ok... Bon. Revenons aux modèles... Une seule t’a accusé, mais combien ont-elles été en tout ?

Seigneur, achevez-moi.

— Quatre, dit-il en grimaçant.

— D’accord. Mais une seule qui a porté plainte. C’est important. Pour moi ça montre que cela ne vient pas d’elles. Il n’y a pas de « mode opératoire » de leur part. Une fois encore, ça vient de plus haut.

Erwann attend la suite, décidé à utiliser le moins de mots possible, tant chacun le fait souffrir.

— En dehors de la modèle, les cinq autres femmes qui ont porté plainte, tu as eu des relations sexuelles avec toutes ?

Seigneur, doit-on vraiment parlé de ça ?

— De mémoire, oui, répond-il gêné.

Bien que toutes les fibres de son corps soient en train de le brûler, Erwann se retient de hurler. Cette conversation le met au supplice. Même s’il sait qu’il ne peut plus y échapper, il est mortifié à l’idée de lui raconter de quelle lamentable manière il s’est comporté.

— Ok. Combien en as-tu tapé ?

— Gwen… par pitié. Une seule, je te l’ai déjà dit, Anaïs, et uniquement parce qu’elle me l’a demandé. Quand tu parles comme ça, j’ai l’impression que je tabasse des femmes à la pelle.

— Oui, pardon, s’excuse-t-elle aussitôt, consciente de marcher sur des œufs. J’ai été maladroite. Et les autres, que leur as-tu fait ?

— J’ai été incorrect.

Un euphémisme...

— Incorrect ? répète-t-elle dubitative. Parle franchement, Erwann, je ne suis plus à ça près, tu sais. Tu m’as enjointe à l’honnêteté tout à l’heure alors essaie de t’y tenir aussi. Je comprends que cela soit délicat mais... il faut que je sache. Crois-moi, cela ne me fait pas plus plaisir qu’à toi.

Le ton de sa compagne est un peu agacé, ce qui l’accable encore plus. Il s’attendait à ce que cette discussion soit épineuse mais, de fait, c’est encore plus malaisant que tout ce qu’il avait imaginé jusque-là. Voyant qu’elle attend une explication plus complète, il cherche ses mots, essayant de trouver ceux qui seraient les moins insupportables à entendre pour elle. Et les moins susceptibles de l’enfoncer, lui. Peine perdue. Plus il se retourne le crâne pour trouver quoi lui répondre, plus les vocables se dérobent et lui échappent. Il abhorre tellement cette sensation d’être acculé que son sang commence à s’échauffer dans ses veines. Pris d’un coup de chaud, il retire son pull d’un geste irrité. Gwendoline le regarde de travers, toujours suspendue à ses lèvres. Son silence ne plaide pas en sa faveur et sa compagne se met à taper du bout des doigts sur la table.

— Erwann, si tu ne me dis rien, je ne pourrais pas t’aider, s’impatiente-t-elle. J’ai besoin de comprendre ce qu’il s’est passé et pourquoi elle se liguent contre toi.

— Si tu crois que c’est facile à raconter...

— C’est du passé maintenant. Tu l’as dit toi-même, ce qui est fait est fait. Avançons s’il te plaît. Le parloir va bientôt se terminer et je n’en saurais pas plus que lorsque je suis arrivée.

Son ton directif crispe Erwann, qui n’a clairement pas besoin de ça. Il n’a jamais apprécié qu’on lui donne des ordres, ni qu’on essaie de lui tirer les vers du nez. Il s’efforce de prendre sur lui mais son agitation est palpable. Une sourde colère gronde au creux de son ventre et menace d’enflammer tout son être. Celle-là même qu’il a ressentie lorsque l’inspecteur de police essayait de lui faire cracher le morceau pour obtenir des détails scabreux.

— Erwann, le temps presse ! le tance-t-elle, insistante. Que s’est-il passé avec ces gonzesses, nom de Dieu ? Qu’est-ce qu’elles pourraient avoir à te reprocher ?

— Mais j’en sais rien, moi ! s’énerve-t-il, exaspéré. Peut-être qu’elles m’accusent à tort pour se venger parce que je les ai toutes baisées comme de sales chiennes, c’est ça que tu veux entendre ?

Gwendoline sursaute, surprise qu’il ait de nouveau haussé le ton. Ses yeux ronds comme des billes le dévisagent. Mortifié, il enfonce son visage dans ses mains et s’excuse, conscient d’être en train de perdre ses moyens. Il s’est trompé, c’est encore pire que lors de son audition. Il sait qu’elle veut l’aider, mais cela fait des semaines qu’on l’accuse des pires crimes et il ne supporte plus de baigner dans cette atmosphère nauséabonde. Néanmoins, elle n’y est pour rien, alors il réitère platement ses excuses, qu’elle accepte d’un signe de tête, étrangement impassible. Voyant qu’il se calme, elle poursuit :

— Qu’en est-il alors si tu ne les a pas « baisées comme de sales chiennes » ?

— Malheureusement... c’est ce j’ai fait, rétorque-t-il en frottant son visage de dépit. La vérité, c’est que j’ai couché avec elles. Et que je ne les ai pas rappelées. Ou que je les ai rappelées juste pour recoucher avec elles. Certaines m’ont juste… sucé.

Gwendoline blêmit en entendant cette description.

— Gwen…

— Continue.

Erwann soupire, puis baisse les yeux, ne parvenant plus à soutenir son regard scrutateur. Il passe le revers de sa main sur son front luisant pour en essuyer la sueur en train de perler. La honte l’envahit et le consume. Il se déteste déjà tellement. À contrecœur, la voix éteinte, il enchaîne sa litanie humiliante :

— Parfois... j’en ai enchainé deux le même soir et il est possible qu’elles l’aient su, je n’en sais rien. Mais jamais deux femmes en même temps. Jamais chez moi, toujours chez elles. Sauf quand tu es venue, bien évidemment, et qu’Anaïs était là. Mais cela n’a eu lieu que cette fois, comme je te l’ai déjà dit. J’en ai prises certaines dans les toilettes d’un cinéma, d’un bar ou d’un restaurant. J’ai même failli en prendre une dans les chiottes d’une salle de conférence sur un salon... mais je ne l’ai pas fait. Par contre, elle, je l’ai... heu... enfin tu vois quoi... ça s’est passé plus tard, sur le lieu du shooting, et assez... salement je dois dire... Il y a eu une sodomie sauvage une nuit sur une parking désert. En fait, il y a eu beaucoup de rapports sexuels dans leur voiture ou dans… ma voiture.

Soudain, Gwendoline se penche en avant et vomit. Erwann réagit aussitôt en attrapant ses cheveux argentés pour éviter qu’ils soient couverts de salissures. Puis tape à la porte vitrée pour faire intervenir quelqu’un :

— Surveillant ! Ma femme est malade ! beugle-t-il à la ronde.

Tout en la maintenant entre ses bras, il l’aide à se rasseoir et essuie sa bouche avec la manche de son pull. Horrifié de voir dans quel état il la met, il se confond en excuses :

— Gwen, je suis désolé, vraiment, je m’en veux tellement de tout ça... Je suis vraiment...

— Fin de parloir, Le Bihan, décrète la voix forte d'un maton qui surgit devant la porte vitrée.

Le regard inquiet, Erwann se tourne vers sa compagne et murmure prestement :

— Dis-moi quelque chose mon amour, je t’en prie.

Tout, sauf « je te quitte ».

— Je... je crois qu’on va arrêter...

Tout mais pas ça, je t’en supplie.

— ... notre enquête pour aujourd’hui, déclare-t-elle en souriant faiblement.

En voyant la commissure de ses lèvres remonter doucement, Erwann expire enfin l’air qu’il retenait en apnée. À bout de souffle et presque sans voix, il lui chuchote :

— Faut vraiment que je sorte d’ici, putain.

Elle acquiesce, blanche comme un linge.

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