Chapitre V

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C'est sous une météo printanière que les Français furent appelés aux urnes pour le premier tour de l'élection présidentielle. Les brumes matinales s'étaient rapidement dissipées et un soleil radieux inondait la plaine. Après un copieux petit-déjeuner, Jacky fit un tour de ronde au potager. Les premiers petits pois gonflaient leur cosse et il faudrait les récolter dans la semaine, avant qu'il ne pleuve, mais l'heure n'était pas au jardinage. Jacky brûlait d'impatience d'accomplir son devoir de citoyen, certes, mais surtout de débattre et d'échanger sur les pronostics au Café des sports. D'autant que le bureau de vote se situait dans une classe de l'école primaire aménagée pour l'occasion, à une trentaine de mètres à peine du bistrot. Comme tout un chacun, il savait que le troquet du village rassemblerait un large panel de la population locale en ce jour de suffrage. Toutes les classes sociales, tous les partis politiques, chaque niveau de la pyramide des âges y seraient représentés. L'endroit idéal pour un sondage d'opinion. Pourquoi donc les enquêteurs de l'INSEE s'obstinaient-ils à interviewer les gens au hasard alors qu'il leur suffisait de s'accouder à un comptoir en prenant des notes ?

Après une douche, Jacky enfila une chemise marron-clair à col Mao et revêtit son costume de lin écru, qu'il réservait pour les grandes occasions. Classe et décontracte à la fois. Il chaussa ses richelieus, assorties à la chemise et se coiffa d'une casquette gavroche. Ainsi apprêté, il descendit en direction du bourg en restant sur la route plutôt que de s'aventurer dans les galipes pour un raccourci. Comme prévu, le centre du village bouillonnait d'effervescence et le troquet déjà bondé centralisait toutes les rumeurs. En patriote responsable, Jacky s'interdit tout arrêt au bar avant d'aller voter. Il dut se faire violence pour garder le cap et se contenter d'un salut évasif quand Bébert et David Forgel, fumant en terrasse, l'interpelèrent alors qu'il entrait dans la cour de l'école.

Dans l'isoloir, Jacky fut saisi d'un brin de nostalgie en déposant son bulletin dans l'enveloppe. Si les copains de soixante-huit voyaient ça ! La conjoncture avait changé, personne ne pouvait le nier. À l'époque, ils voulaient changer le monde mais aujourd'hui, il était plutôt question de le sauver. Pierre Grangier n'avait rien d'un prophète mais Jacky retrouvait pour la première fois dans le discours d'un candidat une partie des idéaux qu'il défendait jadis. Beaucoup l'avaient déçu par le passé mais celui-ci semblait différent. En prenant place dans la queue, il se demanda combien d'anciens camarades accorderaient aujourd'hui à Pierre Grangier le bénéfice du doute. La voix grave et solennelle du contrôleur des émargements sortit Jacky de sa rêverie :

— Monsieur Ternier Jacques, Roch, Henri. Né le vingt-quatre janvier mille-neuf-cent-quarante-huit à Joinville le Pont.

Jacky signa le registre et présenta son bulletin.

— A voté ! s'exclama le préposé en actionnant la manette.

Alea jacta est ! songea Jacky en ressortant sous le préau. Alors qu’il poussait la porte du café quelques instants plus tard, le chaleureux brouhaha ambiant lui arracha l’air grave qu’il affichait en un instant. Jacky salua l'assemblée en se frayant un chemin jusqu'au comptoir et commanda un demi de bière ardennaise à René. À sa gauche, Bébert exposait sa vision toute particulière de la politique et des hommes qui la font à David dans un monologue presque théâtral, en parlant volontairement un peu plus fort que nécessaire :

— (...) tu vois ce que je veux dire ? C'est tous les mêmes de toute façon, tous partis confondus. Sans exception ! Le dernier homme politique honnête, c'est Coluche selon moi. Ça remonte quand même à trente-cinq ans ! Et il dérangeait tellement qu'on l'a menacé de mort pour qu'il se retire. Pis z'ont fini par l'avoir quand même, hein, les salauds ! Forcément, l'intégrité en politique, ça paraît presque contre nature... Nan mais sérieux, l'expression "politicien véreux" pourrait figurer dans le dictionnaire pour illustrer la notion de pléonasme ! Tu vois ce que je veux dire... Moi j'ai jamais voté de ma vie et c'est pas demain la veille ! Aucun de ces pourris n'aura ma voix…

Jacky ne put s'empêcher d'intervenir :

— Nan mais tu te rends compte des conneries que tu déballes, des fois, Bertrand ? C'est un peu facile de mettre tout le monde dans le même sac pour se donner bonne conscience. Quand les fachos seront au pouvoir et qu'il faudra marcher au pas pour aller bosser, faudra pas venir pleurer ! C'est ce genre de minorité que tu privilégies en t'abstenant, tu le sais ?

René, le patron, toussota en élevant le verre qu’il essuyait vers un spot et feignant de contrôler sa propreté plutôt que d’intervenir. Bébert reprit :

— Oui enfin, ces minorités le sont de moins en moins d'après les sondages... Et puis il est pas né celui qui m'obligera à aller bosser. Encore moins en marchant au pas ! En soixante-huit, fallait pas te parler d'aller voter non plus, me semble-t-il...

À quarante-neuf ans, Bertrand Grasson n'avait pour ainsi dire jamais travaillé et profitait des aides sociales. Adolescent, il aurait volontiers exercé le délicat métier de gynéco pour voir des chattes toute la journée mais ça n'existait pas en CAP... Dix ans d'études minimum ! Désabusé depuis belle lurette, il rêvait sa vie au coin du zinc en balançant des phrases toutes faites. On ne pouvait pas parler d'anarchiste — un anarchiste est par définition militant — mais plutôt de je-m'en-foutiste. Tant que les allocs tombaient sur le compte, le reste lui passait au-dessus du chapeau. Il n'avait jamais été chercher sa carte d'électeur. Même pas pour rouler des filtres de joints avec, comme il était d'usage chez les pseudos-rebelles en quête d'identité cherchant à briller en société car c’eût été en soi, un acte politique et ça le dégoûtait.

Furieux, Jacky s'emporta :

— En soixante-huit j'avais vingt ans p'tit con, pas cinquante, et on avait comme ambition de changer le monde ! Quand on taguait des murs d'usines avec des slogans tels que "Je ne veux pas perdre ma vie à la gagner", on avait des idéaux et c'était pour bousculer le patronat qu'on faisait grève, pas pour se soûler la gueule ! On était dans la rue pour faire la révolution, pas au bistrot !

Tout le monde s'était tu et suivait la rixe qui opposait les deux hommes.

— Bah ouais, on voit ce que ça a donné... Moi je n'ai pas la prétention de changer le monde. Sauf si un jour, le monde interdit cette succulente bière, rétorqua Bébert en levant son verre à hauteur de ses yeux.

Les ricanements épars firent retomber la tension d'un cran. Jacky en profita pour riposter :

— Cette succulente bière comme tu dis, c'est nous, les contribuables qui te la payons, assisté que tu es ! Personnellement, je le fais de bon cœur, à partir du moment où tu ne deviens pas insultant en venant parler de boulot et de politique au coin du bar, deux choses que tu ne connais pas ! Si tu veux t'exprimer, commence par te rendre aux urnes, sinon ferme ta gueule !

Bébert profita de cette réplique totalitariste pour prendre l'avantage :

— Eh bien bravo, belle idée de la démocratie... Comme quoi y'a encore du boulot !

Excédé, Jacky préféra capituler en toisant Bébert d'un revers de la main accompagné d'un soupir sonore. Bébert répondit par un sourire compatissant accompagné d'un hochement d'épaules. Ce quinquagénaire immature mais attachant faisait preuve d'une mauvaise foi exaspérante en utilisant des arguments hors contexte. Ce qui enrageait le plus Jacky, c'est de penser que la majorité des petits branleurs intergalactiques tels que Bébert voteraient plutôt à gauche, voire à l'extrême gauche s'ils se laissaient convaincre par la notion de devoir citoyen. Et c'est précisément de ces voix dont la gauche avait besoin pour se relever ! D'un autre côté, on pouvait faire confiance à ceux que l'extrême droite avait convaincus pour voter systématiquement, militer de manière active et ainsi tenter de rallier le plus grand nombre à leur cause. Qu'attendaient donc les abstentionnistes pour ouvrir les yeux et prendre le chemin des urnes ? Le vrai pouvoir était entre leurs mains, ils n'en avaient même pas conscience. Mais Bébert ne considérait pas le vote comme un devoir. Il attribuait ce genre de raisonnement simpliste aux moralisateurs à court d'arguments et ça le confortait dans ses positions plutôt que de le remettre en question. Il irait voter le jour où les politiques assumeraient leurs responsabilités eux aussi et arrêteraient de piquer dans la caisse. Point barre !

Midi sonnait. L'appétit aiguisé par cette joute verbale, Jacky termina son verre, paya son dû et reprit le chemin du chêne Bâtrolle.

Après une sieste réparatrice, Jacky se changea et chaussa ses chaussures de randonnée pour sa promenade digestive. En chemin, il croisa Françoise et Django, un labrador pataud mais très gentil qu'elle et Yves avaient adopté. Françoise en profita pour l'inviter à un apéro-dinatoire le soir même chez eux, afin de regarder les résultats ensemble. De retour à la maison Jacky se connecta à son compte Facebook. En défilant le fil d'actualité, il remarqua que les élucubrations complotistes à propos du résultat pleuvaient. Agacé par ces hypothèses toutes plus farfelues les unes que les autres, il préféra laisser les vipères cracher leur venin et se connecta à son jeu de casse-briques. Ce n'est que vers dix-huit heures trente qu'il se rendit compte qu'il était temps de se mettre en route.

Les quatre notes du carillon de la sonnette tirèrent Django de sa somnolence. Le vieux labrador pataud n'aboyait que rarement, ne montrant aucun signe d'agressivité, mais il courait systématiquement au-devant des invités, des livreurs ou de quiconque se tenant devant le portail. Cette boule de poils noirs de quarante kilos dévalant l’allée à toute allure effrayait les étrangers mais on comprenait vite qu'il n'avait rien d'un chien de garde et ne cherchait qu'à témoigner son affection. Jacky le gratifia de quelques caresses avant de traverser le jardin et de rejoindre Françoise sur le seuil. Il lui tendit le bouquet de fleurs qu'il avait dissimulé jusque-là et ils entrèrent. Yves installa son ami après l'avoir débarrassé de sa veste.

Ils échangèrent quelques banalités, le téléviseur en sourdine. Aux quatre coins de la France comme dans les QG de campagne parisiens, des journalistes donnaient des interviews. Quand le moment fut venu, Yves monta le son et tous trois firent silence.

— Bonsoir mesdames, bonsoir mesdemoiselles, bonsoir messieurs. Il est vingt heures et dans quelques instant nous connaîtrons les résultats du premier tour de l'élection présidentielle...

Après un roulement de tambour synthétique et républicain craché par les enceintes de l'écran plat pour entretenir le suspense, le verdict tomba. Jacky faillit tomber à la renverse en voyant les deux portraits s'afficher sur l'écran. Cédric Kléber était en tête avec vingt-trois virgule neuf pour cent des voix, suivi de Francis Fion avec vingt et un virgule deux pour cent. Pierre Grangier échouait aux portes de la finale avec un score de vingt virgule huit pour cent.

Bouche bée, les trois amis accusèrent le coup. Même Django semblait tirer la tronche. Certes, la présence du candidat nationaliste au second tour était prévisible et chacun d'eux l'avait anticipée. Mais personne n'avait imaginé ce traître de la nation en adversaire, il n'avait rien à faire là ! Partagé entre tristesse et colère, Jacky resta un long moment assis dans le canapé, léthargique et abattu. À tel point que Françoise finit par s'inquiéter en lui demandant s'il allait bien. Ramené de force à la réalité, il fit un signe de la tête en tentant de reprendre contenance. Ces faux-semblants ne trompaient personne, surtout pas ses deux amis qui le connaissaient par cœur. Non, Jacky n'allait pas bien du tout et plus rien ne serait jamais comme avant. Jacky Pavé venait de muter. Il cédait la place à Jacky Épave.

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