Chapitre IX

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Jacky réserva un vol pour le mercredi suivant et dressa une liste de choses à faire. Résilier tous les abonnements, trouver quelqu'un pour s'occuper du jardin, se faire vacciner contre la fièvre jaune, s’équiper, se documenter sur la destination, révolutionner son petit train-train quotidien… Se désintoxiquer des réseaux sociaux, par exemple, lui semblait insurmontable. En comparaison, arrêter la cigarette ne serait qu’une formalité !

D'habitude laxiste sur ce genre d’obligations, Jacky occupa son après-midi à rédiger tous les courriers de résiliation des contrats qui le liaient à l'administration. Puis, avec un agréable sentiment du devoir accompli, il descendit à la cave et sélectionna la meilleure bouteille. Un Pommard premier cru, château Garaud de l'an de grâce mille neuf cent quatre-vingt-neuf qu'il gardait depuis une quinzaine d'années, ne trouvant jamais l'occasion assez digne d'un tel breuvage. Il essuya religieusement la poussière sur l'étiquette et remonta se préparer. En arrivant chez ses amis, un délicieux fumet embaumait la rue.

— Ahhh... Notre baroudeur au grand cœur ! s'exclama Françoise en ouvrant la porte.

— Grand cœur je ne sais pas mais grand vin, ça pour sûr votre majesté ! rétorqua Jacky en lui tendant la bouteille.

— Ohhh, t'as tapé dans le mille sur la région, j'ai préparé un bœuf bourguignon. Super année, dis-donc… On ne se refuse rien !

— Manquerait plus que ça qu'on se prive… Je ne peux pas emporter la cave avec moi, alors autant se faire plaisir avant le départ !

— À ce propos, on part quand ? s'informa Yves.

— Mercredi en huit. Décollage d'Orly à onze heures vingt. J'ai passé mon après-midi à m'occuper de la paperasse, j'ai bien avancé, annonça fièrement Jacky.

— Eh bien, bravo mon Jacky ! Ça te réussit les plans de route ! s'exclama Françoise qui connaissait l'aversion de son ami pour les démarches administratives. Mercredi tu dis ? Je vous emmènerai à l'aéroport, on partira de bonne heure.

Jacky rentra un peu avant minuit, un brin éméché. Il ne put retenir une pulsion et se connecta sur son compte Facebook. Dans tout sevrage, il existe des moments de faiblesse où le toxicomane replonge. En déroulant le fil d'actualité, la vidéo d'un ami faisant ses adieux au monde virtuel l’interpela. Fatigué de vivre la vie des autres par procuration ; les photos d'enfants qui n'ont rien demandé à la portée de tous les détraqués, le menu de celui-ci, les heures de douche de celle-là, le vomi d'un autre lors de sa dernière soirée… "C'est compliqué" cédait la place à "célibataire" sur le statut de deux âmes en peine, tandis que deux autres s'annonçaient "en couple"… Exaspéré par ce flux constant de déballage intime, Didier Bunel quittait le navire. Utilisés de façon adéquate, les réseaux sociaux représentaient pourtant un outil de communication surpuissant pour son activité de photographe mais le prix à payer devenait trop cher à ses yeux.

Cette vidéo frappa Jacky par sa symbolique. Le mec annonçait à tout le monde qu'il délaissait le monde virtuel pour se concentrer sur la vraie vie. Par un discours un brin moralisateur, il tentait d'éduquer les gens, de leur montrer la voie. Aussitôt, Jacky décida de publier un dernier post pour exposer les raisons de son départ et bousculer les mentalités. Plumitif amateur, Jacky avait toujours entretenu un lien privilégié avec l'écriture. Les paroles s'envolent, les écrits restent ! Même s'il craignait moins d’impact avec un texte – la vidéo restait le support le plus en vogue – il noircirait des pages à l'encre de son dégout. Déjà, le flot de ses pensées le submergeait. Jacky ouvrit son éditeur de texte et commença à poser des mots sur ses idées. Il lui fallait préparer sa sortie, cracher son dédain à la face du monde ! Il ne put retenir un ricanement d’autodérision en prenant conscience que ses vingt-trois amis Facebook, bientôt vingt-deux quand Didier aurait clôturé son profil, ne représentaient qu’un tout petit panel de la société. Cependant, cette lettre ouverte permettrait de dire au revoir à tout le monde en partant la tête haute.

Deux heures du matin sonnèrent sans que Jacky n’ait vu le temps passer. Il s'étira, éteignit l'ordinateur et se dirigea vers la chambre avec son carnet Moleskine et un stylo qu’il déposa sur la table de nuit. En cas de fulgurance, il n’aurait pas besoin de se relever.

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