Chapitre XVII

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Le petit-déjeuner du lendemain fut l'occasion de planifier la suite du séjour. Les deux compères avaient initialement prévu un tour sur le marché de Cayenne mais la pluie ne faiblissant pas, ils trouvèrent dommage de se limiter au marché couvert. En attendant une accalmie propice au tourisme, ils se consacrèrent à la logistique : acheter les kayaks et réserver un vol pour Saül.

Rémy, jeune vendeur sympathique d'une trentaine d'années chez Passion Ô vives, magasin dédié dans la zone commerciale au sud-est de la ville, fut interloqué par ces deux papys désireux de sensations fortes. Bien entendu, ils ne lui expliquèrent pas la finalité du projet et inventèrent une simple boucle en forêt, alternant marche et descente du fleuve Kourou. Rémy, dont l'aisance et la carrure athlétique montrait qu'il savait de quoi il parlait, leur conseilla le modèle Raptor. Selon lui, c'était le meilleur compromis entre poids et stabilité car en cette saison, les ultralégers étaient à bannir. Huit kilos chacun tout de même mais cela ne semblait pas inquiéter Yves, censé les porter. Ils achetèrent également deux pagaies télescopiques, deux casques, deux gilets et deux kits de réparation. De retour à l'hôtel, ils chargèrent les kayaks, le kit et les gilets dans le sac de Yves. Chacun accrocherait son casque et sa pagaie à l'extérieur de son barda. Yves insista pour qu'ils vérifient le sac de Jacky ensemble. Le moindre oubli pourrait avoir des conséquences fâcheuses. Jacky eut beau ronchonner, son mentor ne lui laissa pas le choix.

Le vendredi, la pluie avait cessé. Quelques timides éclaircies réussissaient à percer çà et là l'épais plafond de ouate cendrée. Fidèle à lui-même, le thermomètre stagnait autour de trente degrés. Ils s'accordèrent un tour sur le marché de la place du coq. L'immense variété de fruits et légumes frappa Jacky dès les premiers étals. Il n'en reconnaissait pas la moitié. Aux couleurs chatoyantes s'ajoutaient la musique omniprésente, des sourires collés sur toutes les lèvres et une ambiance cosmopolite... Somme toute, un joyeux bordel ! En fin de ballade, ils dégustèrent une soupe chinoise chez Wang Weï, une institution, suivie d'un sorbet cacahuète. [Oui, je sais... #binôme ;)] Yves annonça à Jacky qu'il lui réservait une petite surprise pour sa dernière soirée dans la civilisation mais refusa d'en dire plus.

Après une douche, Yves téléphona à Françoise. Elle commencerait l’ébourgeonnage dès la semaine suivante afin de garder une avance de sécurité. D’autant qu’avec un printemps aussi clément, la végétation regorgeait d’aisance. Concernant l'association, Bébert prenait son rôle très à cœur et s'installait chez Jacky. Il réaménageait le débarras donnant sur l'entrée en loge, s'occupait du jardin, nourrissait les poules et affichait une motivation sans faille. Françoise commençait à comprendre qu’elle pourrait vraiment compter sur lui. Yves lui annonça leur départ pour la jungle le lendemain, c’était donc leur dernier appel jusqu’à son retour dans la civilisation. Il estimait à environ deux semaines le temps qu’il passerait hors en zone de couverture. Il confia également à son épouse la surprise qu’il réservait à leur ami pour la soirée à venir. Un lancement d’Ariane 5 était prévu à vingt-deux heures trente sur la base de Kourou. Il avait donc contacté le chef d’état-major de la légion étrangère, chargé de la surveillance du périmètre de sécurité, en déclinant ses matricules et états de service. Une patrouille les attendrait à vingt heures à l'entrée du chemin de la montagne Carapa, à quelques kilomètres au sud-ouest du centre spatial, pour les mener au Craon de Sinoa, une petite falaise surplombant la forêt en plein cœur de la zone interdite, offrant une vue imprenable sur la base de lancement. Elle lui fit promettre d’être prudent et ils raccrochèrent.

Yves frappa à la porte de chambre de Jacky.

— T’es prêt ?

— Prêt pour quoi ? Je ne sais même pas ce que tu me réserves ! bougonna Jacky.

— Il y a quelque-chose qu'il faut que tu voies. Je t'emmène quelque part...

— Je suppose qu'un taxi nous attends devant ?

— Perdu ! J'ai loué un 4x4, rétorqua Yves, amusé de la perplexité de son ami.

— Et je peux au moins savoir où l'on va ?

— À Kourou.

— Quoi ? Mais notre vol pour S...

— Notre vol pour Saül décolle demain à seize heures quinze et nous serons de retour ce soir ! coupa Yves. Allez, prépare-toi au lieu de ronchonner. On se retrouve au bar de la piscine.

La patrouille les attendait à l'endroit convenu. Yves avait été contraint de lâcher le morceau pendant le trajet sous le martèlement de questions de Jacky. L'ancien légionnaire avait prévu le pique-nique et quelques bières, ainsi que la glacière pour les tenir bien fraîches. Logistique impeccable, comme on pouvait s'y attendre pour une excursion avec Jungle Noodle. Le chemin se terminait en impasse dans une petite clairière en contrebas de la falaise. Yves gara le Santana. Les deux militaires viendraient s'assurer qu'ils avaient quitté les lieux à vingt-trois heures. Yves et Jacky les saluèrent et grimpèrent le sentier escarpé qui menait au sommet de la paroi rocheuse. Soudain, en débouchant sur le plateau, Ariane 5 leur apparut, majestueuse, perçant la canopée et pointant le nez vers l'infini des nébuleuses célestes. Ils s'installèrent pour casser la croûte en papotant. Yves assura à son ami que c'était un spectacle à voir au moins une fois dans sa vie et qu'il eût été dommage de venir en Guyane sans y assister.

22:28 - Le compte à rebours avait commencé. Jacky s'imaginait la tension dans la salle de contrôle et sur tous les sites d'observation accessibles aux spectateurs.

22:30 - une épaisse fumée remonta le long des parois de la fusée jusqu'à mi-hauteur, suivi du bruit sourd de la mise à feu avec quelques secondes de décalage. La chandelle s'élança dans les airs. Bientôt, on ne distingua plus que la lueur étincelante du réacteur, qui disparut en quittant l'atmosphère. La scène n'avait pas duré plus de trente secondes.

Jacky resta silencieux, plus perplexe qu’émerveillé. Tout cela lui paraissait dénué de sens. N'y avait-il pas bien assez à faire sur notre bonne vieille Terre ? N'était-il pas plus raisonnable d'arranger tout ce bordel ici-bas avant d'aller dépenser des milliards dans la conquête spatiale ? Tant qu'à faire du tourisme, il aurait préféré visiter l'ancien bagne, à Saint Laurent du Maroni mais c'eût été beaucoup trop loin pour un aller-retour de Cayenne dans la soirée... Il garda ses pensées pour lui, se contentant d'un "Merci ma poule !" aussi convaincant que possible pour ne pas vexer son ami. Ils regroupèrent leurs affaires en prenant soin de ne pas oublier le moindre déchet et quittèrent les lieux avant le retour de la patrouille.

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