Chapitre XXII

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Le briefing du matin rassura Jacky sur ses inquiétudes de la veille. Ils se trouvaient juste un peu trop en amont du fleuve... Lors des préparatifs, Yves avait planifié le point de chute dans un bassin paisible, propice à la mise à l'eau des kayaks, juste en aval de ce rapide peu engageant qu'il voulait à tout prix éviter. L'affronter avec un débutant sexagénaire eût été suicidaire, surtout la cascade finale. L'ancien béret vert estimait leur déviation d'azimut à deux ou trois degrés depuis Saül, ce qui sur vingt-cinq kilomètres représentait une erreur d'environ huit-cent mètres au sud de l'objectif. Plutôt pas mal pour un bidasse à la retraite ayant remplacé les cartes d'état-major par le sécateur depuis plus de trente ans !

— Voilà le plan, ma poule : il nous suffit de descendre le long de la berge pour rejoindre ce fameux bassin de Gaïa. D'après les photos des topos sur internet, ça m'a tout l'air d'un petit paradis ! Alors on file là-bas fissa et on s'accorde une petite journée de repos bien méritée, avec toutefois quelques heures d’initiation au kayak. Demain, nous attaquerons la descente du fleuve à proprement parler...

— Banco ! s'exclama Jacky.

Ils longèrent l'Approuague tant bien que mal mais la topographie presque mangrovienne de la rive les empêchait de s'en approcher. À plusieurs reprises, ils durent rebrousser chemin face à des culs de sac inondés par les crues. À force de progression tâtonnante, ils débouchèrent finalement sur une terrasse humide dominant la vallée, bordée par le fleuve et ses eaux tumultueuses se jetant dans le vide. Le vacarme assourdissant venant d'en bas ne laissait aucun doute sur la puissance de la cascade. Visiblement contrariés par le dérangement, deux singes écureuil perchés sur les premières branches d'un noyer du Brésil les accueillirent de cris stridents avant de détaler. Yves s'approcha du bord en prenant garde à la glissade, suivi par Jacky. En bas, l'oasis bleutée s'étirait sur une centaine de mètres de diamètre, au milieu du verdoyant désert de la canopée, telle une tâche effrontée bravant la couleur dominante sur un tableau. De l'autre côté, le fleuve sinueux s'étirait vers le nord en arabesques, balafrant la jungle de mille méandres aux reflets dorés. Jacky en resta coi. Le panorama qui s'offrait à lui représentait trait pour trait l'image carte-postale qu'il se faisait de la Guyane avant d'y poser le pied, en visionnant des documentaires du fond de son canapé métropolitain. C'était là, devant lui, grandeur nature cette fois.

— Waouh ! C'est de toute beauté... murmura-t-il, la voix éraillée par l'émotion.

Attendri, Yves accorda quelques instants de contemplation à son ami en gardant le silence avant de lui exposer son plan d’attaque.

— Bon, le plus simple si l'on veut profiter au plus vite de cette journée de repos, c'est d'installer un rappel. J'ai prévu un bout de corde statique qui devrait faire l’affaire en termes de longueur et un peu de quincaillerie alpine... Dans un quart d'heure, on est en bas ! La petite plage au pied de la falaise me semble parfaite pour installer le campement.

— Ola... Tu te calmes, Mike Horn ! J'y connais absolument rien moi en rap.....

— Je sais bien, ne t'inquiètes pas ! Pour être plus précis, je vais d'abord aménager un relais. C'est une triangulation entre deux points d'ancrage, en l'occurrence ces deux arbres, et un point poulie. On utilise des sangles et des mousquetons pour les relier. Ce relais me permettra de contrôler ta descente en toute sécurité, tu n'auras qu'à te laisser guider. Une fois en bas, tu te détaches, je ravale la corde et je t'envoie les sacs. Une nouvelle fois, tu libères la corde en récupérant les bardas et j'installe le rappel pour te rejoindre sans abandonner de matériel.

— Et sinon, le plan B ? tenta Jacky qui ne comprenait rien à ce charabia.

— Le plan B ? T'as vu comme on a galéré ce matin pour arriver jusqu'ici ? Sept-cent cinquante mètres à vol d'oiseau en une heure et demi, ça te parle ? J'ai bien peur que chercher un passage pour descendre à pieds nous prenne encore au moins deux heures...

— C'est de la folie ! se renfrogna Jacky.

— Allez, mon vieux... Y a bien des écervelés qui se jettent dans cette cascade en kayak ! On va bien y arriver avec une corde, non ? Fais-moi confiance...

Désireux de profiter de la journée de relâche dès que possible, Jacky s'inclina. Aussitôt, Yves commença l'installation du dispositif. Corde, sangles, mousquetons, descendeurs... Il bricola deux harnais avec des anneaux de sangles, expliquant que des baudriers homologués eurent été trop lourds et encombrants... Jacky s'émerveillait non seulement des connaissances de son ami, mais surtout de la quantité incalculable de choses qu'il l'avait vu extraire de son sac depuis leur départ, sans jamais donner l'impression de chercher. Sachant toujours où trouver ce dont il avait besoin, il envoyait une main assurée dans l'une des poches pour en ressortir l'instant d'après avec l'outil convoité, un air satisfait au coin des lèvres. Impressionnant ! Jacky ne put retenir un sourire en pensant que dans le capharnaüm à bretelles qui était le sien, chaque recherche d'objet nécessitait une fouille approfondie, ainsi que l'exhumation préalable de plusieurs articles en gênant l'accès.

— Ça va être à toi, mon vieux, lança Yves à sa recrue en lui tendant son baudrier de fortune. Là, voilà... Jambe gauche, jambe droite ici, ok... Nœud de mule : tu sors du puits, tu fais le tour de l'arbre et tu rentres dans le puits. Ensuite un nœud d'arrêt par sécurité... Excellent. Enfile ton casque de kayak, on ne sait jamais... Voilà, parfait !

Sentant son ami anxieux, Yves prit le temps de lui expliquer les dernières consignes d'une voix douce et rassurante.

— On va y aller tout doucement... Alors, tu places tes deux mains sur la corde, ici, juste au-dessus du nœud. Nickel ! Maintenant, tu cales tes pieds au bord, ici, voilà... et tu t'assoies dans le baudrier, là... Tes pieds doivent rester à plat contre la paroi, à hauteur de ton bassin... Parfait ! Tu es prêt ? C'est parti, on commence la descente...

Yves laissa filer lentement quelques centimètres de corde. Soudain, les pieds de Jacky ripèrent sur le rocher humide et il perdit l'équilibre. Emporté par la corde, il s'écrasa lourdement contre la falaise. Son genou gauche fut la première protubérance qui rencontra le caillou, lui arrachant un cri de douleur.

— Arghh !!! meugla-t-il bruyamment.

Le tissu du pantalon était intact mais Jacky devinait des éraflures sur la peau à vif. Avec un calme olympien, Yves bloqua la corde instantanément et rassura son ami.

— Ça va ? Bon ok, ce n'est rien... on soignera ça en bas. Tu vois ce que je te disais, tes pieds doivent rester en face de ton bassin, à plat contre la paroi... C'est comme ça que tu auras le plus de stabilité, d'autant plus que c’est trempé avec la cascade toute proche ! Si tu essaies de rester debout en ne posant que les pointes, tu n'as pas assez de surface de contact et tu dérapes ! Allez, on reprend... Là, voilà... Les mains sur la corde, place tes pieds... ok ! Fléchis un peu les jambes, là c'est ça... Je vais commencer la descente, pour l'instant tes pieds ne bougent pas. Assieds-toi et bascule tout ton poids vers l'arrière... Parfait ! Maintenant, tu marches à reculons sur la falaise, voilà, c'est ça... Impeccable mon Jacky, t'es paré pour l'ascension de l'Everest, ma parole !

Aux deux tiers de la descente, Jacky paniqua. Un surplomb déversant l'éloignait de la falaise et bientôt, ses pieds ne toucheraient plus le rocher...

— Stop ! s'écria-t-il, la voix tremblante.

— Ne t'inquiètes pas, c'est encore plus simple ! l'encouragea Yves. Oublie tes pieds et garde tes mains sur la corde, voilà... Au moins tu ne risques plus de te cogner. Bah dis donc, pour un baptême, tu finis en beauté, ma poule... Un fil d'araignée, rien que ça !

Comprenant qu'il touchait au but, Jacky se recroquevilla sur son fil d'Ariane, impatient d'arriver. Les embruns de la cascade lui fouettaient le visage. Un regard vers le bas lui confirma qu'il ne lui restait plus que quelques mètres... Enfin, le contact de la terre ferme lui arracha un soupir de soulagement. Il se libéra et avertit son ami qu'il pouvait ravaler la corde.

— Ok, je t'envoie les sacs ! répondit l’autre après un moment.

Après encore quelques manœuvres, Yves s'élança à son tour. Coordonnant de puissantes poussées sur les quadriceps avec la retenue qu'il exerçait sur le frein de son descendeur, il rejoignit Jacky en trois sauts de cabri très aériens. Le rappel n'avait pas duré plus de quinze secondes.

— Et voilà le travail, mon pote ! C'est tout de même plus sympa que de chercher un passage à pieds pendant des heures, non ? s'exclama-t-il.

Jacky acquiesça d'un hochement de tête en pinçant les lèvres. Son genou meurtri modérait son enthousiasme. Il désinfecta la plaie et appliqua un bandage cicatrisant. Après l'aménagement du bivouac, ils déjeunèrent sur le pouce et ragaillardis, gonflèrent les kayaks pour la mise à l’eau. À la grande surprise de l’instructeur, l’élève se débrouillait plutôt bien pour un novice et comprit rapidement les mouvements de base. Puissance et calme, des qualités innées chez Jacky, se révélèrent des atouts incontestables pour la stabilité d’une embarcation aussi légère. Après deux heures de barbotage, il jouait même avec l’inertie et son centre de gravité pour plus de finesse dans les trajectoires. Impressionné, Yves le félicita avec enthousiasme. Il leur restait cependant une manipulation essentielle à travailler : le retournement acrobatique… Bien moins extrême que son appellation le laissait entendre, il s'agissait, tête sous l’eau, de garder son sang-froid et de se rétablir d’un habile mouvement de hanche en s'aidant de la pagaie sur le fond. Ça permettait de refaire surface avant que le kayak ne se remplisse d’eau, et ainsi éviter un pénible remorquage à la nage jusqu’à la rive la plus proche pour le vider. Après une démonstration de l’ancien béret vert, Jacky fut ravi de constater que la pirouette était somme-toute plus simple qu'il n'y paraissait. Il manqua de peu de réussir dès la première tentative et ne s’accorda pas assez de repos avant la seconde. La troisième fut la bonne. Le hurlement victorieux qu'il beugla en émergeant sonna le glas de leurs obligations pour le reste de la journée.

Néanmoins, l'oisiveté totale et décomplexée eut été un luxe irresponsable pour deux aventuriers en milieu hostile. Sans contrainte de rentabilité, chacun y allait de ses petites bricoles. Vautré dans son hamac, Yves aiguisait son couteau en sifflotant pendant que Jacky tentait d’ordonner son sac. Tout au fond, il tomba sur une petite trousse en cuir qui n’avait pas bougé depuis le départ. Le matériel de pêche… Aussitôt, il entreprit de monter une ligne pour tenter quelques coups de palangrotte. Yves releva la tête.

— Hummm… Du poisson pour le dîner ? Ça changera des larves !

Jacky s’approcha du rivage et entreprit de prospecter la zone en arc de cercle. Au quatrième lancer, il perçut une légère vibration caractéristique. Redoublant de concentration, il lâcha un peu de mou avant de tendre à nouveau délicatement. Cette fois, la touche fut franche et incontestable. Jacky ferra. L’instant d’après, un énorme carnassier se dandinait en surface, la mâchoire accrochée à l’hameçon, la nageoire caudale frétillant de désespoir. Alerté par le clapotis, Yves s’approcha. Jacky repensa à une bataille épique qu’il avait menée contre un bar de plus de deux kilos lors d’un séjour en Bretagne. Pour éviter une rupture de la ligne, il avait dû laisser la bestiole s’épuiser d’elle-même pendant un bon quart d’heure avant de la ramener.

— C’est un sacré morceau ! s’exclama Jacky euphorique. Jamais vu ça…

— Ne tarde pas trop à le ramener, conseilla l’ancien béret vert à son ami, sinon…

Soudain, une immense gueule surgit des profondeurs, engloutit Mobydick au passage avant de replonger dans un remous bouillonnant. Le fil de nylon se rompit instantanément.

— Non d’un chien ! se récria Jacky. C’était bien ce que je crois que c’était ?

— Si tu crois que c’était un caïman, alors oui, c’était bien cela, affirma Yves.

— Bon sang… Mais on ne peut pas dormir ici !

— Si tu veux un coin pour dormir sans caïman dans les parages, il te faut abandonner l’idée de t’installer au bord d’un fleuve en Guyane, mon pote…

— Mais…

— Ne t’inquiète pas et oublie le mythe occidental autour des crocos… Ils craignent l’humain et se tiennent en général à distance. Ce sont des opportunistes, ta prise l’a attiré, point final. À ce sujet, il faut également veiller à ranger le moindre reste de nourriture avant de s’endormir le soir…

— Mouais, bah je lui aurais volontiers laissé les restes de riz aux larves à ce salopard mais pas mon poisson… VOLEUR ! SAC A MAIN SUR PATTES !!! hurla Jacky en direction de l’endroit où avait eu lieu le larcin.

— Allez mon vieux, c’est de bonne guerre… Il faut être pris pour être appris, tu sauras maintenant ce qui t’attend à défaut de remonter tes prises au plus vite. On remonte une ligne ? Le coin a l’air poissonneux…

Comme un enfant vexé, Jacky boudait sans répondre en se tenant la tête entre les mains.

— Allez quoi… Prends la pêche en Guyane comme un défi contre les caïmans autant que contre les poissons ! reprit Yves avec entrain.

Jacky finit par ravaler sa déconvenue et répéta les mêmes gestes que précédemment en bougonnant malgré tout dans sa barbe, on ne se refait pas. Longueur de fil, répartition des poids et appât identiques mais pas une touche ne vint titiller sa ligne pendant de longues minutes. Le remue-ménage qu’avait provoqué l’incident avait sans doute coupé l’appétit et la curiosité du plus téméraire des gardons dans le coin.

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