Chapitre 25 –

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Les premières lueurs de l’incendie ne furent qu’une pâle lumière au loin, un éclat menaçant qui se reflétait faiblement dans les tuyaux rouillés et les murs fissurés du vieux tunnel. En un instant, l'air devint plus chaud, plus sec, et une odeur de brûlé s'immisça dans les narines de tous. Aelis sentit la chaleur avant de la voir, un frémissement d’air brûlant qui envahissait ses poumons. Elle crut rêver l’augmentation de la température. Elle leva la tête, scrutant le plafond en béton qui tremblait sous les secousses. Ce n’était pas une hallucination. Un cri déchira l’air. Puis un autre. Un autre encore, puis cet enchevêtrement de hurlements et de panique qui se transforma en un cri collectif d’horreur lorsque la première flamme surgit dans un coin du camp.

Fuyez ! cria une voix perdue dans l’agitation grandissante.

Aelis tira Aaron d’un geste vif vers la sortie. Cependant, il se libéra de son emprise, se tournant brusquement, scrutant les visages des réfugiés, cherchant ceux qu’il pouvait sauver, ceux qu’il pouvait encore atteindre avant que le feu ne les engloutisse. Il ne comptait pas fuir sans aider un maximum de personne.

Ils se frayèrent un chemin parmi les gens qui s’étaient précipités vers la sortie, poussant, hurlant, fuyant sans réfléchir. Le feu avait pris si soudainement qu’aucun d’eux n’avait eu le temps de comprendre ce qui se passait. L’un des vieux générateurs avait sans doute surchauffé, déclenchant une explosion qui n’était qu’une étincelle de plus pour enflammer le vieux tunnel qui servait de camp. L’air s'alourdissait, se faire plus dense, et chaque respiration devenait plus difficile. Le souffle brûlant de l’incendie les poursuivait, la fumée s’épaississant progressivement.

Aelis et Aaron se séparèrent, courant dans deux directions différentes, saisissant des bras, attrapant des poignets pour aider les plus faibles à se faufiler hors des décombres. Des enfants pleuraient, des adultes étaient paralysés par la peur. Aelis vit une vieille femme, les yeux débordant de terreur, tentant de se relever alors qu’une barre de métal luisante tombait près d’elle. Sans réfléchir, Aelis se jeta sur elle, la saisissant par le bras, la tirant derrière elle avec force. Elle l’envoya dans les bras d’un autre réfugié qui les attendait un peu plus loin. Aelis avait agi sans réfléchir. Elle ne regrettait pas son geste, elle savait qu’il y avait de nombreux innocents parmi ces individus.

Aaron, de son côté, attrapa un homme au visage marqué par la douleur, le tirant hors de la masse humaine qui se pressait et se battait pour sortir. Il n'y avait pas de place pour tout le monde. Tous voulaient sortir, mais les flammes les poussaient dans une même direction, vers la sortie étroite. Aaron finit par grimacer et partir dans le sens inverse. Il chercha à ralentir le feu, mais les flammes léchèrent sa peau. Une grimace de douleur déforma ses traits. C’était la première fois que le feu lui était douloureux. Il jura et chercha Aelis du regard.

Un cri attira son attention. Un garçon, à peine plus vieux qu'un adolescent, était piégé sous un bout de béton effondré. L’homme qui tentait de le sauver avait déjà les mains pleines de sang, incapable de dégager les débris. Courant vers le garçon, il eut seulement le temps de poser un pied devant l'autre avant qu’une rafale de chaleur ne le projette au sol.

— Aaron ! hurla Aelis en se précipitant vers lui.

L’air était saturé de fumée, les flammes dansaient autour d'eux, dévorant tout sur leur passage. Aaron, un peu sonné, se releva. Ensemble, ils tentèrent de soulever les morceaux de béton et de métal. Néanmoins, le poids était trop élevé, et les matériaux trop chauds pour les saisir à pleine main. Le temps pressait, chaque seconde passée sous cette chaleur était une seconde de plus, où la vie du garçon était en jeu.

— On ne va pas y arriver à temps, murmura Aaron.

Aelis se redressa brusquement et se lança dans un sprint furieux vers la sortie, entrainant de force Aaron avec elle. Se frayant un chemin dans la foule qui devenait de plus en plus dense, elle n’eut aucun scrupule à pousser les plus virulents. Ils étaient là, au bord de la sortie, au bord de la survie, mais les flammes se refermaient sur eux comme un piège. Chaque visage qu’ils croisaient était marqué par la terreur, qui déformait les traits, rendant les gens presque méconnaissables.

Aelis serra les poings. Aaron ne pouvait pas les sauver tous. Mais elle pouvait le sauver, lui. Leurs vies étaient suspendues à chaque décision qu’ils prenaient. Il attrapa un enfant par la main, le tirant derrière eux, profitant de l’ouverture qu’avait créé Aelis dans la foule.

Le feu avait maintenant tout englouti. La chaleur était insupportable, comme une cloche de fer chaude qui s’écrasait sur eux. Aelis sentit son corps faiblir sous l’effort, la douleur dans ses bras, mais elle poussa encore. Aaron se libéra de sa prise. Le temps qu’elle se retourne, il avait fait marche-arrière dans les flammes. Il aidait les plus abîmés à monter les marches vers la sortie. Aelis grimaçait. Elle savait que c’était une lutte inutile. Pourtant, elle prit une grande inspiration, et retourna à son tour dans les flammes.

Un dernier effort.

De longues minutes éreintantes.

Le bourdonnement dans les oreilles.

La chaleur, les flammes et les corps.

Puis, ils furent dehors, dans l’air frais et piquant de la nuit. Mais le camp derrière eux n’était plus qu’une silhouette de flammes, un monstre dévorant tout sur son passage. L’incendie n’avait pas l’air de s’atténuer. Le vieux métro abandonné n’existait plus.

Le peu qu’Aaron possédait avait disparu.

Ils avaient survécu, mais combien d’autres, restés derrière, avaient eu la même chance ? Aelis marcha avec peine, ses jambes tremblantes sous l’effort. Aaron regardait la lueur jaune avec un visage marqué par la colère. Lorsqu’il se détourna enfin du spectacle morbide, ses yeux tombèrent dans ceux d’Aelis. Elle lui fit un sourire qui se voulait compatissant, et il salua l’effort en essayant lui-même d’étirer un sourire, sans grand succès.

Le camp de réfugiés était un enchevêtrement de ruines et de fumée qui flottait encore dans l’air autour d’eux. Le sol était recouvert de cendres, et l’air portait une odeur suffocante de brûlé, signe d’un incendie dévastateur. Elle était blessée, ses bras ensanglantés et couverts de brûlures après l’incendie. Son regard, habituellement dur et déterminé, semblait plus fatigué que d’habitude. Elle tanguait à chaque pas, encore sonnée. Aaron marchait à ses côtés, scrutant sans relâche les environs, tout en gardant les lèvres scellées. Ce silence était lourd de sens, un équilibre fragile entre la méfiance et la compréhension qui s’était lentement instaurée au fil de leurs échanges.

Elle jeta un dernier regard à la zone dévastée derrière eux. Cet endroit avait été un refuge pour tant de gens, un lieu d’espoir devenu un simple souvenir calciné. Aelis ressentait une colère injustifiée. Cependant, elle était plus contenue, plus maîtrisée. Aaron observait ses bras, couverts de plaies et de sang. Ses mains restaient enfouies dans ses poches, encore sous le choc de ce qu’il venait de vivre. Il avait perdu plus qu’un lieu de vie. Il avait probablement perdu des personnes qu’il avait appris à connaitre. Et, ce qui ressemblait le plus à un chez-lui depuis longtemps.

— Tu as fait ce que tu as pu, essaya-t-elle de le rassurer doucement.

— Tu devrais te faire soigner, lança-t-il, comme s’il ne l’avait pas écouté.

Elle regarda ses bras tour à tour avant de hausser les épaules. Elle s’approcha davantage d’Aaron et l’examina, s’attardant sur son visage avec un intérêt pointilleux. Puis, elle emboita énergiquement le pas, dépassant Aaron de quelques mètres.

— Suis-moi, l’invita-t-elle avec un nouvel entrain.

Aaron la suivit sans poser de questions. Elle le guida à travers des ruelles étroites, loin des zones surveillées. À chaque coin de rue, elle scrutait les environs, prête à disparaître dans l’ombre à tout instant. Ils marchèrent en silence pendant un moment, Aaron gardant les mains dans ses poches et Aelis ne se permettant aucune plainte malgré la douleur. L’atmosphère entre eux était étrange, presque palpable. L’incendie s’effaçant un peu plus à chaque mètre parcouru.

Ils atteignirent une descente en béton menant à un garage souterrain. Aelis s’arrêta devant un portail métallique, sa paume posée contre lui. Elle attendit un instant, fixant un point au-dessus, avant de pousser lentement la porte, retenant une grimace sous l’effort. La lumière froide des néons défectueux éclairait l’endroit dénué de vie. Aaron, un pas derrière, la suivit à travers les sous-sols, traversant des portes coupe-feu, puis empruntant un escalier en colimaçon qui les conduisit à un étage inférieur. Aelis posa sa main sur la poignée d’une porte, hésitant un court moment. Elle se pinça les lèvres, signe de doute, avant de l'ouvrir avec peine.

L’endroit était froid. Le bourdonnement des serveurs remplissait l’espace, ajoutant une touche étrange de vie à l’atmosphère. Depuis l’entrée, on pouvait voir des box ouverts où des lumières blafardes émanaient. Aelis s’avança jusqu’à l’un d’eux. Derrière un bureau en métal, Nate tapait sur son clavier, les yeux rivés sur l’un des écrans. Il pivota sur son fauteuil roulant et se poussa vers Aelis d’un geste fluide.

— Je te demande des explications maintenant, ou j’attends que ton bras s’infecte ? ironisa-t-il.

— Pas maintenant, souffla-t-elle.

— Assieds-toi, ordonna-t-il calmement.

Nate se leva de sa chaise pour la laisser s’installer. Il se dirigea ensuite vers un autre box, revenant avec un chariot de matériel médical. Il s’arrêta en face d’Aaron et l’examina avec scepticisme. Il le scanna de haut en bas, avant de lui demander d’un ton détaché :

— Tu es blessé aussi ? le questionna Nate.

— Non, répondit-il machinalement.

Aaron restait là, apparemment perdu dans ses pensées, observant sans vraiment comprendre où il était ni pourquoi Aelis l’avait emmené ici. Ses mains se serraient dans ses poches, et il grimaça avant de sursauter en sentant une main se poser sur son épaule. Un cri de surprise échappa de ses lèvres en découvrant une femme musclée à la peau foncée. À cet instant, Kat émergea, son regard perçant balayait la scène. Petite, mais imposante, sa présence témoignait de son expérience du combat. Elle serra l’épaule d’Aaron, un sourire en coin, comme si cela faisait partie d’un jeu qu’elle connaissait déjà.

— C’est nouveau, ça. Vi avait raison, c’est une vraie fourmilière ici.

Aelis jeta un regard à Aaron, un peu nerveuse, alors que Nate ôtait délicatement des morceaux de métal de son bras, dus à l’incendie. Kat retira sa main de son épaule et esquissa un sourire amical avant de tendres la main vers lui.

— Katarzina, informa-t-elle sur le ton de la conversation.

Aelis se crispa, fixant un point lointain. Elle n’était pas emballée à l’idée qu’Aaron rencontre Kat. Elle avait confiance en Nate, mais Kat travaillait pour ses parents. La douleur dans son bras compliquait la maîtrise de ses expressions faciales. Aaron n’accepta pas la poignée de main. Katarzina ne sembla pas s’en formaliser. Aelis fronça les sourcils, étonnée. Aaron n’était pas du genre sauvage. Bien au contraire, dans leur duo, il était le plus sociable. Elle se leva brusquement, ce qui fit protester Nate qui était en train de la soigner. Il lui entailla la peau avec un bout de métal qu’il tenait dans ses pinces. Aelis attrapa un des bras d’Aaron et le força à le lever. Elle grimaça à la vue de ses mains, gravement brûlées et calcinées. Nate secoua la tête d’un air désabusé.

— Je t’ai demandé si tu étais blessé, pourtant. grogna-t-il.

Aaron repoussa Aelis, remettant sa main dans sa poche d’un geste las.

— Ce n’est rien, assura l’invité, désinvolte.

— Qui se ressemble, s’assemble, commenta Katarzina.

Aelis roula des yeux. Nate pouffa de rire, et Aaron se laissa glisser contre le mur, se retrouvant assis par terre. Aelis le regarda quelques secondes de plus avant de retourner s’asseoir, se laissant soigner sans rechigner.

Nate l'examina un instant, ses doigts effleurant les bords du bandage qu’il venait de lui poser. Il parut perplexe, mais ne dit rien. C’était rare qu’Aelis amène quelqu’un dans leur repaire, et encore plus rare qu’elle accorde sa confiance. Qu'il soit blessé et ait refusé de se faire soigner n’arrangeait rien. Nate fit rapidement le lien dans son esprit : Aaron était un avancé, et Aelis le savait.

— Je n’ai pas d’autre chambre de libre pour ton ami, lança-t-il finalement.

Aelis lui lança un regard furtif pour le remercier. Nate savait. Aaron était celui qui avait déclenché le doute dans l’esprit d’Aelis. Celui qui avait perturbé ses convictions, confronté ses idées. Le fameux réfugié à qui elle avait demandé de l’aide. Tout semblait soudainement prendre sens.

Nate étira un sourire franc lorsque Aelis tira Aaron avec elle dans l’immensité du souterrain.

La porte du box se referma derrière Aelis. Le sous-sol ne payait pas de mine, mais il avait été aménagé pour servir de refuge, de centre d’entraînement, de recherche. Aelis s'y sentait plus chez elle que dans sa grande chambre trop vide et trop silencieuse, dans laquelle elle s’était enfermée après la disparition de Béryl. Ici, elle se sentait bien plus entourée, bien plus soutenue, que ses parents ne l’avaient jamais fait. Seule la méfiance enfin Katarzina venait noircir le tableau.

Aaron observa les murs, le lit, le meuble. Tout était d'une blancheur clinique. Aelis tapota les draps à côté d’elle pour l’inciter à s’asseoir. Il se laissa tomber sur le lit sans un mot.

— Tes mains, ordonna-t-elle, paume ouverte vers lui.

Aaron n’échapperait pas à son insistance, alors il sortit ses mains des poches et les posa dans celles d’Aelis, grimaçant sous la douleur.

— Ne t’inquiète pas, le feu, c'est mon élément, je vais guérir vite.

— Comment ça marche ? questionna-t-elle, curieuse.

— Je ne sais pas. C’est juste… comme ça. On guérit plus vite, tenta-t-il d’expliquer.

Il effleura l’un de ses bandages avec ses doigts.

— Et toi, ton bras, ça va ? demanda-t-il à son tour.

— Oui, je ne sens presque rien, assura-t-elle, accompagné d’un léger mouvement de tête.

Ses doigts glissèrent sur son épaule, puis sur son cou, remontant sous son menton, effleurant ses lèvres, son nez, son front, avant de se glisser dans ses cheveux emmêlés par l'incendie. Un silence lourd s’installa. Aelis ferma les yeux, se concentrant sur le contact d’Aaron. C’était étrange de s'apercevoir qu’il n’était en rien le monstre qu’elle imaginait lorsqu’on parlait d’un avancé. Il était même l’opposé de ce qu’elle avait pu imaginer.

— Je suis désolée, murmura-t-elle tout bas.

— Tu n’as pas à l’être, chuchota-t-il à son tour.

Aelis capta le regard d’Aaron. Leur proximité était telle qu’elle sentait son souffle sur son front et qu’elle devait lever le menton pour voir son visage.

— Comment le feu peut te brûler alors que tu es pyrokinésiste ? l’interrogea-t-elle, intriguée.

— Tu es beaucoup trop maligne, pouffa Aaron.

— L’incendie était volontaire, conclus Aelis d’un ton glacial.

Aaron expira en hochant lentement la tête. Il en était arrivé à la même conclusion. Dans une étrange ambiance perdue entre amitié et deuil, la journée qui débutait à peine se passa simplement. Après avoir pris une douche et avoir fait un tour du propriétaire à Aaron ; Aelis s’était endormi dans les draps immaculés de sa chambre, son compagnon d’aventure ayant accepté le matelas d’appoint déposé à même le sol.

Cet incendie marquait un tournant décisif. Aaron n’avait désormais plus rien à perdre. Curieusement, le téléphone que lui avait donné le chef des rebelles semblait bien moins lourd au fond de sa poche.

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