Chapitre 13

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Archie avait le regard posé sur Kenny. Il ne l’écoutait qu’à moitié à ce moment-là — il observait. Il regardait ses yeux noisette, cet éclat brun doré presque chaleureux même dans la pénombre. Il détaillait ses taches de rousseur, éparpillées sur ses pommettes comme des éclats d’étoiles, et son nez en trompette, ce petit relief qui l’avait toujours fait sourire en secret. Puis ses cheveux bruns, légèrement ondulés, retombant sur son front d’une manière négligée mais naturelle. Et ce tee-shirt noir moulant, qui soulignait les courbes discrètes de son torse, laissait deviner une force discrète, une tension dans les épaules, comme quelqu’un qui se tient toujours prêt à encaisser.

Archie baissa brièvement les yeux. Sur le poignet gauche de Kenny, un grain de beauté. Il s’en souvenait déjà, mais le revoir de si près lui fit quelque chose. Un petit frisson. Il savait pourquoi il n’avait pas répondu à la question de Kenny, pourquoi il était resté muet quand il avait demandé son style de garçon. Parce que s’il avait dit la vérité, il aurait décrit Kenny. Point par point. Et ça, c’était hors de question.

Il avait déjà eu ce « crush », ce sentiment étrange et profond qui lui compressait la poitrine au collège, quand Kenny n’était qu’un garçon parmi tant d’autres, avant que tout ne parte en vrille. Il l’avait trouvé beau, fascinant même, mais il s’était vite détaché en découvrant qui il était devenu. La cruauté avait pris le pas sur la fascination. Et maintenant ? Il avait peur. Peur que ça recommence. Que ce sentiment revienne, qu’il s’accroche. Il avait peur de s’attacher. Peur que Kenny le rejette s’il comprenait.

Alors il détourna la conversation.

— « Et toi ? C’est quoi ton genre de fille ? » demanda Archie, les yeux rivés au plafond.

Kenny haussa les épaules, l’air distrait.

— « J’ai pas vraiment de style. Franchement, je crois que je me suis jamais vraiment intéressé à une fille pour ce qu’elle était. C’était plus... pour être dans la norme. Pour faire ce qu’on attendait de moi. »

Archie hocha la tête, comprenant ce sentiment trop bien. Un long silence suivit, où les deux garçons semblaient simplement respirer l’air calme de la chambre, bercés par le grésillement lointain d’un lampadaire dehors. Kenny rompit le silence en revenant sur le sujet :

— « Et du coup, c’était qui, ton premier crush ? »

Archie sentit son cœur rater un battement. Il aurait voulu rire, changer de sujet, se lever, fuir. Mais il ne pouvait pas. Alors il inventa.

— « Un gars du collège. Il s’appelait Mathieu, je crois. Il avait un sourire bizarre. » Il esquissa un faux sourire. « Rien de très sérieux. »

Kenny sembla accepter sans insister. Il hocha doucement la tête et, à la place, il dit d’une voix calme :

— « En tout cas, merci de me faire confiance. »

Archie sentit un nœud se dénouer en lui. Kenny, malgré tout ce qu’il lui avait fait, était là. Il écoutait. Il comprenait. Et à cet instant, dans cette pièce, Archie n’était plus tout à fait seul. Le poids de ses douleurs n’avait pas disparu, mais il avait trouvé, peut-être, une première main tendue vers lui.

Et c’était déjà beaucoup.

Kenny avait fini par s’endormir, la tête tournée vers Archie, une main glissée sous son oreiller, l’autre reposant mollement sur le matelas. Ses traits durs semblaient soudain apaisés, presque enfantins. Archie resta à l’observer un long moment, comme hypnotisé par ce calme inattendu. C’était étrange de voir quelqu’un d’aussi instable paraître si paisible. La respiration régulière de Kenny avait quelque chose de rassurant. Archie, lui, n’avait pas dormi à côté de quelqu’un depuis... jamais. Un petit sourire s’était formé sur ses lèvres malgré lui.

Il se tourna sur le côté, les yeux rivés au plafond. Il avait peur. Peur de s’attacher. Peur de souffrir encore. Peur de croire à quelque chose qui n’existerait peut-être jamais. Mais dans ce lit, dans cette nuit partagée, il y avait une part de douceur à laquelle il voulait s’accrocher, même un instant. Il ferma les yeux. Il laissa la fatigue l’emporter, bercé par le souffle tranquille de Kenny, et finit par sombrer à son tour dans le sommeil.

Le matin venu, la lumière filtrait doucement à travers les rideaux. Archie ouvrit les yeux en premier. Il avait dormi profondément, pour la première fois depuis des mois. Kenny dormait encore, une mèche de cheveux sur le front, les lèvres à peine entrouvertes. Il avait l’air vulnérable, et Archie ressentit un pincement au cœur en pensant à ce que Kenny vivait, ce qu’il avait caché derrière tant de brutalité.

Quand Kenny ouvrit enfin les yeux, leurs regards se croisèrent quelques secondes. « Bien dormi ? » murmura-t-il. Archie hocha doucement la tête, esquissant un petit sourire. Kenny se frotta les yeux et bailla. « J’vais partir devant toi ce matin, d’accord ? » Archie sembla surpris. « Pourquoi ? » — « Pour pas qu’ils se doutent. Attends cinq minutes, puis tu pars. » Archie acquiesça en silence.

Avant de descendre, ils prirent le petit déjeuner ensemble, dans la cuisine. Archie croqua dans sa tartine, Kenny touilla son chocolat chaud. Ils discutèrent de tout et de rien. Des cours, de la musique qu’ils aimaient, d’un film qu’ils avaient vu. Des banalités qui, pour la première fois, réchauffaient l’atmosphère au lieu de la remplir d’un vide pesant.

La mère d’Archie passait parfois près de la table, un torchon à la main, et les regardait avec un sourire discret. Voir son fils discuter ainsi, de façon aussi naturelle, lui serrait le cœur. Elle n’avait pas encore compris ce qu’il traversait, pas vraiment, mais elle sentait que cette présence faisait du bien à son enfant.

Après avoir fini, ils se levèrent, rangèrent leurs affaires, et Kenny mit son sac sur son dos. Il jeta un dernier regard à Archie. « À tout à l’heure. » — « Ouais... » répondit doucement Archie. Kenny quitta la maison, et Archie resta un instant debout, immobile. Cinq minutes. Il regarda l’horloge, attendit. Puis sortit à son tour.

Dès son entrée au lycée, les moqueries reprirent. Elles n’avaient jamais cessé. Des regards, des messes basses, des éclats de rire. Une main fit tomber ses livres. Une autre murmura à son oreille une insulte sur son passage. Archie serra les dents. D’habitude, son ventre se nouait, ses mains tremblaient. Là, il inspira profondément.

Quelque chose, même infime, avait changé. Une présence silencieuse quelque part. Kenny n’était pas un ange, loin de là, mais il savait désormais qu’il n’était plus complètement seul. Et même si ça ne suffisait pas à effacer les blessures, ça plantait une graine. Une petite graine d’espoir, bien enfouie.

Il savait que la douleur reviendrait. Il savait que la route était longue. Mais c’était leur dernière année. Après, ce lycée, ces murs, ces couloirs... tout ça ne serait plus qu’un souvenir amer. Une page tournée. Alors il avança, les épaules légèrement plus droites, le regard un peu plus haut. Il tiendrait. Encore un peu.

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