La petite fille qui rêvait d’être un garçon  2/2

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Je suis revenue tous les jours au Poste 3, au coucher du soleil, pour observer les dribbles des garçons aux shorts rouges, en espérant surtout revoir Marcel, mais pas de trace du footballeur à la peau ébène depuis près d’une semaine. Et ce soir, alors que je ne l’attendais plus, voilà qu’il apparaît, parcourant la plage immense en passant son ballon d’un pied à l’autre, sans jamais le faire retomber au sol !

Quand il arrive à ma hauteur, je sens que je capte son attention : il laisse rouler son ballon sur le sable et me regarde d’un œil curieux derrière la mèche de cheveux noirs qui lui barre le visage. Maman est partie acheter des glaces avec Alphonse, et Papa fait des photos un peu plus loin alors je profite d’être seule pour tenter d’engager la conversation. Je sais que nous ne parlons pas la même langue, mais j’ai appris, depuis que je voyage, qu’avec un peu de concentration et en serrant mon objet magique très fort dans ma main, je pouvais entendre toutes les langues aussi facilement que la mienne.

Je sors donc mon kaléidoscope de mon sac de plage et je constate que le cylindre intrigue immédiatement Marcel.

— C’est quoi ce truc bizarre ? Ça fait un moment que je t’observe, tu n’arrêtes pas de jouer avec ça... Qu’est-ce que tu fais ?

La magie a encore opéré ! Non seulement Marcel-le-Sauvageon s’adresse à moi, mais je le comprends sans effort !

— C’est un kaléidoscope. Quand tu regardes dedans, tu peux voir des variations de couleurs, des effets de lumière... Tu veux essayer ?

Marcel se saisit avec méfiance du tube argenté que je lui tends. Il tourne et retourne l’objet entre ses mains, intrigué et maladroit, aussi je lui montre comment l’utiliser. Le garçon colle la lunette de métal à son œil comme je viens de le faire, mais il l’en écarte immédiatement, comme si les images à l’intérieur lui avaient brûlé la rétine.

— Ce kaléidoscope est un peu particulier... Il vient de Chine, et il est très ancien.

Me penchant vers Marcel, je précise à voix basse : — Je crois même qu’il a des pouvoirs magiques ! Marcel m’observe avec méfiance et je réalise que par chance, lui aussi comprend tout ce que je dis ! Il s’apprête à recoller son œil au tube, mais il voit approcher Maman et Alphonse, alors il me tend mon instrument, ramasse son ballon et s’éloigne en courant.


J’ai eu d’autres occasions de rencontrer Marcel après ce premier contact, mais j’avoue que je n’aurais pas percé son secret sans l’aide de mon objet magique. C’est effectivement grâce au kaléidoscope que j’ai compris. Mais cela ne s’est pas imposé tout de suite, il a déjà fallu que je découvre pourquoi il me présentait ces images, et ce qu’elles pouvaient bien vouloir dire.

Je sais depuis le premier jour que j’ai entre les mains un outil exceptionnel, qui a le pouvoir de m’envoyer des messages, et de me charger de missions. Ainsi il me permet de communiquer avec le monde et me montre des vérités cachées, sans doute pour m’encourager à venir en aide aux gens que je rencontre. Mais tout cela n’est pas facile, car je dois apprendre à déchiffrer son langage !

Pour Marcel, cela a commencé par une succession d’images, comme les instantanés de Papa, qui ont pris la place, dans ma lunette, des assemblages géométriques colorés habituels. Je me suis d’abord demandé à quoi pouvaient renvoyer ces clichés et c’est grâce à une scène à laquelle j’ai assisté hier sur la plage que tout est devenu évident.

Comme à son habitude, Marcel s’entraînait à proximité du groupe aux shorts rouges, il jonglait et dribblait tellement mieux qu’eux qu’il semblait les narguer. À un moment, le capitaine de l’équipe s’est approché, et lui a crié avec colère :

— Dégage Marcela, tu commences vraiment à nous saouler ! Rentre à Santa Marta et va jouer à la poupée !

Cette phrase seule ne m’aurait probablement pas aidé à comprendre, mais c’est dans le regard noir de rage de Marcel que j’ai lu toute la vérité : le garçon venait de frapper là où ça fait mal, en plein cœur de son identité ! Plus tard, nous avons eu une conversation, et Marcel m’a tout expliqué :

— Quand tu habites la favela de Santa Marta et que tu es une fille, tu n’as pas beaucoup de choix : la plupart, comme ma sœur, rêve d’être Gisèle Bündchen. Tiens, peut-être que toi aussi, d’ailleurs ?

Je fais un grand non de la tête et je ne relève pas la moquerie sur mon prénom, je ne veux pas interrompre son récit.

— Les pauvres, leur seul espoir est d’être nommée « reine du carnaval » une fois dans leur vie, à défiler sur un char ridicule, mais presque toutes finiront sur le trottoir, ou se feront engrosser à quatorze ans par un type qui leur cassera les dents afin qu’elles n’aillent pas voir ailleurs. Comme ma mère. Alors que quand tu es un garçon et que tu es doué avec un ballon, tu peux devenir une star et partir loin d’ici ! Et moi c’est mon cas : rien à faire d’avoir un sexe de fille, je suis meilleure au foot que tous ces rigolos, et le prochain sélectionneur qui passera sur cette plage, c’est moi qu’il choisira !

Marcela m’a expliqué son quotidien et ses espoirs avec une telle énergie que je suis restée sans voix. Sa logique est implacable, et pourtant je ne sais que penser. Il est vrai que je joue souvent au garçon moi- même, avec mes shorts et mes cheveux courts, mais de là à renoncer à être une fille ! Bien sûr, il est des gens qui naissent dans le mauvais corps, ça, Maman me l’a déjà enseigné, mais dans le cas de Marcela, l’enjeu est tout autre : je crois qu’elle n’est pas confrontée à une question d’identité, mais à un problème de société.

J’ai longuement réfléchi à notre échange, et comme s’il était conscient de mes interrogations, c’est le kaléidoscope qui, une fois de plus, m’a donné la réponse : il a remplacé les premières images devenues inutiles — celles qui me montraient la vie d’une petite fille dans une favela — par d’autres, plus obscures encore, mais qu’avec un peu de recul, je pense pouvoir interpréter.

Ainsi, je n’ai pas compris tout de suite qui était cette femme qui s’adressait au public, cette belle dame à la peau ébène qui semblait parler avec passion — même si je n’ai pas moyen d’entendre ce qu’elle proclame — à des assemblées mixtes et métissées. C’est à l’intensité de son regard, dans un dernier cliché, que je l’ai reconnue : cette femme appartient au futur, et ce guide à venir, cette meneuse de foules, c’est Marcela, la petite fille qui aurait voulu être un garçon et qui rêvait de jouer au football.

Je ne sais pas si le kaléidoscope me montre ce qui sera ou ce qui pourrait être, mais je sens que ma mission est de faire en sorte que cela soit. Ainsi, j’ai présenté les images à Marcela. Ce sont peut-être les mêmes qui avaient provoqué chez elle un mouvement de recul quand je lui ai prêté mon kaléidoscope la première fois, mais aujourd’hui, elle n’a pas bougé. Elle a gardé l’œil collé à la lunette pendant de longues secondes, je ne saurais dire si elle a vu exactement la même chose que moi, mais au léger tremblement de ses mains, j’ai noté qu’elle était ébranlée. Puis elle m’a rendu le cylindre sans un mot, a ramassé son ballon et s’est écartée en haussant les épaules.

Quelques mètres plus loin, elle s’est retournée pour me regarder avec gravité et j’ai compris, comme elle venait de le faire, qu’elle serait un jour cette figure politique influente qui changerait le destin des femmes et du monde dans les favelas de Rio.

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