III.

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Merilda se fit violence pour donner ces trois coups. Brefs, fermes, assurés. Si elle avait pensé un jour se retrouver de nouveau confrontée à Son Altesse la reine de Séquagne, nul doute qu’elle serait restée terrée dans les murailles de Carcanesse. Pour toujours.

— Entrez, entendit-elle.

La sentinelle inspira un grand coup, puis pénétra dans le boudoir d’Ermentrude. La noble femme était assise sur son fauteuil en rotin, un livre à la main, droite dans son corset qui lui prenait délicatement la taille. Elle aussi, très certainement, aurait préféré ne jamais vivre ce moment.

— Merilda, dit-elle avec retenue.

— Votre Altesse, répondit la Garache en exécutant la révérence adéquate.

Dame Ermentrude laissa un long silence s’enraciner entre elles, puis finit par daigner glisser un marque-page dans son ouvrage. Lentement. Délicatement. Royalement. Elle déposa ensuite le livre sur sa table. Ajusta la nappe de dentelle, le vase surmonté d’un riche bouquet juste à côté. Donna un regard à travers la fenêtre ovale de la pièce.

Merilda s’efforça de garder son calme.

Si tu crois pouvoir me faire perdre patience, tu te fiches ton élégant doigt dans l’œil.

— J’imagine que tu as trouvé Sa Majesté au pavillon de chasse, lança la reine, innocente.

— Votre discernement vous honore.

Un tic agacé plissa la commissure des lèvres de dame Ermentrude, qu’elle effaça immédiatement. Enfin, elle posa ses yeux verts sur son invitée.

— Écoute, Merilda, inutile de se mentir : ni toi ni moi ne souhaitons perdre du temps en banalités. Et nous ne sommes pas ici pour régler nos différents – en supposant que l’affaire ne soit pas déjà résolue. Si tu es là, c’est que mon mari t’a mise au courant pour Olivia. Et que tu as accepté de… de nous aider.

— C’est en effet la raison de ma venue.

— As-tu parlé à quiconque depuis ton arrivée au château ?

— Personne.

— Bien. Très bien.

Dame Ermentrude se leva de sa chaise pour faire face à Merilda. Elle détailla un instant les tatouages sur son visage, les deux crocs à l’encre noire sous sa lèvre inférieure. Qu’avait bien pu ressentir Otte-Guillaume en les voyant de nouveau ?

— Si tu es ici, c’est que tu as un plan.

— Oui, Votre Altesse. J’aimerais m’entretenir avec la princesse.

— T’entretenir avec… ? Je doute que tu parviennes à l’approcher, rétorqua la reine avec dédain. Elle n’accepte de voir personne, pas même sa propre mère.

— Sauf votre respect, madame, vous n’êtes pas vous-même un garou.

Dame Ermentrude leva le menton. Elle chercha pendant plusieurs secondes la meilleure pique à répliquer, mais dut se rendre à l’évidence : Merilda avait raison. S’il y avait bien quelqu’un qui pouvait aider sa pauvre enfant, c’était cette maudite sentinelle, l’amante effrontée de son mari qu’elle pensait pourtant avoir chassée du royaume pour toujours.

Une belle ironie.

Non sans colère, la reine plongea la main dans son corsage pour y retirer une clef digne des plus talentueux orfèvres. Qu’Olivia et elle se rencontrent n’avait rien pour lui plaire. Mais si cela était la seule solution pour sauver sa fille… Dame Ermentrude tendit la clef à Merilda.

— Olivia est déjà enfermée dans sa chambre, à cette heure-ci.

— Entendu, Votre Altesse.

Un flottement étrange gagna le boudoir, puis la reine finit par conclure avant de quitter la pièce :

— Apaise ma petite, c’est tout ce que je te demande.

La sentinelle serra la clef dans sa main.

N’ayez crainte, je ferai sûrement bien meilleure confidente que vous.

Faisant elle aussi volte-face, la Garache s’enfonça dans les couloirs du château royal d’Ojançon. Ces murs, elle les connaissait comme sa poche, tout comme les moindres escaliers dérobés ou passages secrets. À pas de loup, elle rejoignit l’aile ouest du bâtiment sans éveiller l’attention des domestiques. L’endroit était alors désert, comme le lui avait suggéré sire Otte-Guillaume. Une curieuse atmosphère baignait la galerie sous la courtine ; les fenêtres, étroites, hachaient le sol de noir et de rouge. Le long tapis qui menait à la tour de la princesse étouffait le bruit de ses bottes, préservant l’austérité manifeste du lieu.

Olivia doit se sentir bien seule, songea Merilda avec tristesse.

À l’aide de la clef, elle ouvrit la première porte qui condamnait l’accès à l’escalier en colimaçon. Une forte odeur de plante lui piqua les narines sur-le-champ.

Eh bien, Otto ne s’est pas privé sur la lavande.

Du plafond pendaient des bouquets entiers de fleurs violettes séchées, comme une guirlande printanière. La Garache referma soigneusement le battant derrière elle, puis commença à monter les marches parsemées de corolles et de calices. Son cœur battait de plus en plus vite, sans qu’elle ne parvienne à l’apaiser.

Les torches, fixées le long de la paroi, étaient aussi froides que la pierre. Qu’importe : ouvrant quelques gonds de son sceau, Merilda se repéra aisément dans la pénombre, jusqu’à tomber nez à nez avec la chambre d’Olivia sur le palier.

Ses mains tremblaient, à présent.

Tu es ici. Doux Seigneur… Je te sens.

La Garache tendit l’oreille, attentive, et à travers le bois massif de la cloison, elle perçut les reniflements intimes d’un sanglot.

— Olivia…

Un papillon s’envola dans sa poitrine alors qu’elle appelait l’enfant pour la première fois.

Grognements. La sentinelle s’assit devant la porte, la clef rangée dans sa poche.

— Qui êtes-vous ? gronda la princesse.

— Je m’appelle Merilda. Je suis une amie à ton père.

— Partez !

Rien de surprenant à ce que la fillette réagisse ainsi. Merilda s’y était attendue. Ainsi, l’éclat de voix ne la heurta point : au contraire, un délicat sourire trouva le chemin de ses lèvres. Car cet éclat de voix, il le lui avait été adressé.

La femme-louve tourna la tête vers la meurtrière qui offrait seule un peu de clarté au palier. Le crépuscule rongeait le ciel comme les flammes consument le papier. Abandonnant son visage à la douce caresse du soleil moribond, Merilda transforma ses cheveux en fourrure, son nez en museau, sa bouche en babines. Et elle se mit à entonner le chant du loup.

Le faible trait de lumière, qui filtrait sous la porte de la chambre, disparut dès lors.

— Qui êtes-vous ? répéta de nouveau la princesse, avec bien plus de douceur cette fois-ci. Votre voix, elle m’apparaît si familière…

— C’est parce que je suis garou, comme toi.

— Un… loup-garou ?

— Non, jeune fille. Une garache.

— J’ignorais que mon père avait de telles fréquentations.

— Il ne t’a jamais parlé de moi, n’est-ce pas ? Qu’importe… Écoute, tes parents sont très inquiets. J’aimerais t’aider.

— C’est impossible.

Olivia, pourtant, resta blottie contre le battant, caressant l’espoir qu’un miracle pouvait peut-être encore avoir lieu.

— Me laisserais-tu entrer ? tenta Merilda.

— Je… J’ai peur de vous faire du mal.

— Ne t’inquiète pas pour ça.

— C’est que…

Le sourire de la sentinelle s’accentua.

— Tu as commencé à transmuter, c’est ça ?

— Je suis laide.

— Moi aussi. Inutile de nous cacher.

Saisissant sa chance, Merilda inséra la clef dans la serrure, puis poussa la porte. La petite fille de dix ans se dessina lentement dans l’obscurité, assise à même le sol, les yeux rouges, pochés, entourés de cernes noires. Ses pupilles avaient déjà pris la forme de celles du loup, et partout sur son visage poussait une fourrure dense.

Par Méluzyn, ce que tu as grandi…

La Garache se retint de la prendre dans ses bras.

— Vous êtes une sentinelle ! hurla Olivia en découvrant ses talismans.

— N’aie pas peur !

La princesse partit se réfugier derrière les débris de son lit à baldaquin, et ce fut à cet instant que Merilda découvrit l’état de la pièce, sens dessus dessous : rideaux, coussins, tapis, tout avait été déchiré, éparpillé, réduit en lambeaux. La couverture déversait ses plumes d’oies sur le sol, au milieu de bijoux et de miroirs rutilants.

— Je ne te ferai aucun mal, chuchota la femme-louve.

— Comment vous croire ?

— En réalité… J’ai longtemps veillé sur toi, mon enfant. Jamais je n’oserai toucher à un seul de tes cheveux.

Olivia découvrit lentement son museau : l’étrangère restait sagement assise au bas de sa porte, aussi retrouva-t-elle rapidement son calme.

— Je t’ai entendue, tout à l’heure, lui dit Merilda. Pourquoi pleurais-tu ?

— J’ai peur de la nuit qui arrive... Je sens le monstre qui grossit, qui me dévore, qui m’engloutit. Et je ne veux pas ! Pourquoi suis-je comme ça ?

— Tu n’y es pour rien, cela est dans ton sang. Les porteurs de la lycanthropie doivent veiller sur chaque vie humaine qui les entoure, sous peine de réveiller la malédiction qui dort en leur sein. Dis-moi, petite, pourquoi as-tu poussé cette pauvre gouvernante dans les escaliers ?

La princesse baissa pitoyablement les yeux.

— « Vilaine fille », qu’elle disait. « Impolie », « capricieuse », « effrontée ». Je ne voulais plus la voir.

— As-tu seulement conscience de ce que tu as fait ?

— Je voulais simplement… qu’elle se casse une jambe.

Olivia se recroquevilla sur elle-même.

— J’ai fait une bêtise, et je m’en veux. Je ne veux pas me changer en loup-garou toutes les nuits jusqu’à la fin de ma vie !

Merilda discerna avec crainte de longs crocs pousser entre ses lèvres.

Je dois lui changer les idées.

Conservant son sang-froid, elle lui raconta tout bas :

— La légende veut que les porteurs originels de la lycanthropie étaient d’infames individus. Leurs enfants auraient hérité de cette part d’ombre malgré eux, et celle-ci voyage encore aujourd’hui de génération en génération, prête à exploser au moindre faux pas.

— Je suis donc condamnée ?

Les membres d’Olivia s’allongèrent, dotant ses mains de coussinets et de griffes acérées. La transformation serait bientôt totale.

— Malheureusement, oui, regretta Merilda. Mais il y a une chose que tu ne dois pas oublier : tu es un individu à part entière, Olivia de Flarimont. Si tu partages le sang d’un quelconque meurtrier, tu n’as pas à lui ressembler. Ce ne sont pas ses lègues qui te définissent, mais ce que tu en fais. Puisque tu as réveillé le loup-garou, il te sera impossible de t’en séparer. Alors, quitte à vivre avec, autant puiser toute la sagesse que t’offre cette leçon.

— La sagesse, vous dites ?

La princesse s’approcha, tout doucement.

Tu tiens un bon filon, se félicita Merilda. Elle m’écoute. Pleinement.

— Oui. Un jour, tu montras sur le trône à la place de ton père. Puisque le loup veille dans ton cœur, tu apprendras à être clémente, tout comme Sa Majesté. Peut-être, alors, que le monstre sera plus facile à gérer.

— J’ai honte, avoua Olivia.

— Et c’est cette honte qui fera de toi la plus honorable des reines de l’Hexagone.

Les poils gagnèrent son corps entier, déchirant à l’occasion sa belle robe blanche. Mais pas un cri, pas un hurlement ne sortit de sa gorge. D’une patte incertaine, la princesse vint se blottir dans les bras de Merilda qui ouvrit de grands yeux à ce contact.

— J’aime votre odeur, elle me rassure, chuchota Olivia. S’il vous plaît, pouvez-vous rester avec moi cette nuit ?

La femme-louve caressa tendrement sa joue, comblée par ses paroles. Elle ne devait pourtant pas se laisser aller à ce genre de sentiment. Elle n’en était pas légitime.

— Cette nuit, c’est d’accord, mais cette nuit seulement. Ta mère… Elle ne me permettra pas de rester plus longtemps à tes côtés.

— Ma mère ? Pourquoi ?

— Je lui ai causé bien du tort par le passé. Et, à vrai dire… je mérite très certainement sa colère.

— Mais qui êtes-vous pour ma famille ?

Merilda eut un sourire amer. Le souvenir d’un après-midi, dans le pavillon de chasse, éclata devant ses yeux comme une bulle de savon. Sire Otte-Guillaume lui apprenait la grossesse de sa femme. Lui proposait d’être la marraine.

Une impudence que dame Ermentrude n’avait jamais pu pardonner.

— Je ne suis qu’une louve parmi tant d’autres, souffla la Garache. Puisque je ne pourrai pas rester, il te faudra trouver d’autres compagnons. Ton père… Il est aussi doué à la chasse qu’au dressage. Si tu le souhaites, il pourra t’offrir une ribambelle de petits louveteaux, dont tu prendras le plus grand soin. Un peu comme des petits frères et des petites sœurs… Alors, dans les ténèbres de la nuit, tu ne seras plus jamais seule.

L’idée parut plaire à la princesse. Adossée contre la porte, Merilda la laissa donc s’assoupir contre sa poitrine, tandis que la nuit infusait la pièce de volutes noires. Mue par une pulsion primaire, la Garache s’abandonna à quelques coups de langue pour lustrer son pelage d’enfant – sans avoir conscience que cette pulsion n’était rien d’autre qu’un instinct maternel, enfoui au plus profond de son être.

Elle était si belle et si sauvage…

Oh, ce que tu ressembles à Otto…

Alors que la fillette était là, dans ses bras, Merilda sentait quelque chose de douloureux serrer sa poitrine.

Oui… Elle aurait sincèrement aimé être sa mère.

Un rôle que sa nature de sentinelle ne pouvait lui accorder.

« Je voudrais voler à tes côtés,
Toi qui règne sur la forêt. »

Le refrain d’une sérénade trouva le chemin de ses lèvres, et elle fredonna toute la nuit, berça, caressa, dans l’espoir vain d’oublier ce qui remuait ses entrailles.

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