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Prabumulih est située à une centaine de kilomètres de Palembang. Togar déposa Stella et Andrew devant le Warung Oma et partit faire le plein. Il était convenu qu’il viendrait les chercher une heure plus tard. Entre-temps, ils auraient le temps de déjeuner, et le chauffeur profiterait de la pause pour faire quelques courses en ville.
— Je pensais qu’il déjeunerait avec nous, lança Andrew, l’air un peu contrarié.
— Il ne faut pas t’inquiéter. Il aurait été gêné, et préfère profiter de son temps pour acheter des produits qu’on ne trouve pas facilement à Pagar Alam. En attendant, tu me diras des nouvelles de ce petit warung !
L’air enjoué de Stella contrastait fortement avec le lieu où le 4x4 venait de déposer les deux Européens. Andrew fixa d’un air méfiant le hangar en tôle qui se trouvait devant lui. Suivant son regard, Stella éclata de rire.
— Ce n’est pas le resto, ça, c’est un atelier de réparation de vélomoteurs ! précisa Stella en désignant le petit bâtiment.
Andrew tourna la tête vers un second bâtiment situé un peu à droite.
— Parce que le resto, c’est ça ? Et tu crois que c’est censé me rassurer ?
Le Warung Oma était un petit bâtiment en briques surmonté d’un toit en tôle ondulée.
— Oui, c’est bien là qu’on va déjeuner ! Ne te fie pas aux apparences : c’est très sympa, et les propriétaires font une excellente cuisine locale familiale. J’y ai mangé plusieurs fois depuis mon arrivée. Fais-moi confiance, Andrew !
Avant même d’arriver à la porte, ils furent accueillis par des effluves d’ail, de riz sauté et de gingembre chaud.
— Hum ! Andrew huma l’air avec un petit grognement de plaisir. Ça sent drôlement bon ! J’avais oublié à quel point j’ai peu et mal mangé depuis mon départ de Londres.
Ils entrèrent dans le restaurant et furent conduits à une petite table au fond de la salle. Stella parlementa doucement avec la serveuse dont l’anglais était très fruste. Elle finit par indiquer ses choix en pointant du doigt les plats qu’elle voulait commander. Elle insista bien en répétant plusieurs fois « tidak pedas ».
— « Tidak pedas » ? murmura Andrew, les sourcils froncés.
— J’insiste bien sur le « tidak pedas », car cela veut dire qu’on ne veut pas de plat trop pimenté. C’est mon collègue Dewi Hutabarat qui m’a appris ces mots. Si tu n’insistes pas, on te sert des plats tellement épicés que tu ne peux pas les manger. Ou alors, tu y laisses la vie !
Les deux scientifiques éclatèrent de rire. Leur complicité d’antan semblait doucement renaître.
— Sage décision, Stella. Je ne connais pas encore ce Dewi Hutabarat, mais il m’a l’air d’être un homme de bon conseil. A-t-il également donné des tuyaux sur ce qu’il faut commander dans ce resto ?
— Tu plaisantes, mais c’est exactement ça. J’ai commandé la même chose que ce que j’ai mangé avec lui la dernière fois que nous sommes passés ici : du poulet mariné puis grillé et des légumes frits. Le tout sera accompagné d’eau de coco fraîche.
Les plats furent servis très vite, et les deux scientifiques commencèrent leur repas avec entrain. Tout en mastiquant son riz frit avec un plaisir visible, Andrew ne pouvait pas arrêter de penser à cette affaire d’homme sauvage. Il releva la tête et relança la conversation sur le sujet.
— Mais comment as-tu fait ton compte pour installer tes caméras exactement à l’endroit où se promènent ces deux créatures mystérieuses ?
Il souriait en reformulant sa question.
— Je veux dire que ça ressemble à un coup de chance extraordinaire, et même statistiquement hautement improbable !
Stella but une rasade d’eau de coco avant de répondre.
— Cette histoire n’a rien à voir avec le hasard. Bien qu’issu de l’ethnie Batak, au nord de l’île, mon collègue Dewi travaille à l’université de Lampung et est marié à une femme originaire de la région du mont Dempo. Il a entendu certaines rumeurs, il y a déjà plus d’un an, selon lesquelles de petits larcins se multipliaient. Rien de grave : des bananes ou d’autres fruits qui disparaissaient. Plusieurs cultivateurs ont dit avoir vu de petites silhouettes se déplacer dans leurs champs à la nuit tombée. Comme nous étions en train de monter un programme de recherche à Sumatra, il m’en a parlé, et nous sommes tombés d’accord pour travailler dans la région.
Stella fit une courte pause pour prendre une cuillerée de riz.
— Ok, je vois. Rien à voir avec un coup de chance, effectivement ! Tu me disais tout à l’heure que tu avais commencé des campagnes d'échantillonnage à proximité d’un village nommé Tihang ou quelque chose comme ça, avant de rejoindre le mont Dempo…
Andrew fut coupé dans sa phrase lorsque la lumière du jour changea soudainement. L’obscurité envahit la salle du restaurant et un brouhaha se fit immédiatement entendre, couvrant les conversations des clients. Un grain tropical s’abattait sur le quartier, et cela eut un effet radical sur Andrew.
— Un grain ! lança-t-il avec un grand sourire. J’adore cette atmosphère pesante, ce bruit puissant et les odeurs qui montent de la terre détrempée ! J’ai l’impression d’être de retour en Papouasie ! Rien que pour cela, je ne regrette pas d’être venu !
Stella avait pris l’habitude de ces pluies tropicales, qui surviennent tout au long de l’année, y compris durant la saison sèche — qui n’a de « sèche » que le nom. Elle força un peu sa voix pour couvrir le grondement des gouttes qui s’abattaient sur les tôles du toit.
Stella reprit.
— Oui, nous avons commencé dans un bled nommé Tihang situé un peu au nord du mont Dempo. Tu as bonne mémoire, Andrew. Il se situe près d’une rivière apparaissant sous le nom de Aier Kembang dans un ancien ouvrage consacré aux hommes des bois.
— Je m’en doutais ! tonna Andrew, les yeux écarquillés. Tu veux parler du bouquin de Bernard Heuvelmans sur les cryptides, c’est ça ?
Stella était ravie que son ami partage cette référence à la cryptozoologie avec elle.
Andrew enchaîna immédiatement.
— Tu es à la recherche de l’Orang Pendek, n’est-ce pas ?
Un sourire se dessina sur le visage de Stella.
— Oui. Elle marqua une pause, et je l’ai trouvé !
La pluie redoubla d’intensité, et ils terminèrent leur repas dans un bruit assourdissant.
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