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Le petit déjeuner terminé, les quatre scientifiques rangèrent la cuisine dans une atmosphère détendue. Puis Dewi et Sinta annoncèrent qu’ils allaient faire des courses. Depuis plusieurs semaines, Sinta était devenue l’intendante de l’équipe : elle tenait à jour, avec un soin presque militaire, la liste des provisions. Dewi l’accompagnait volontiers, et tous deux formaient un duo efficace — toujours capables de dénicher des légumes étranges ou des fruits exotiques que Stella découvrait avec plaisir.

— On va à l’Indomaret, puis au marché, dit Dewi en enfilant ses sandales. On profite de la matinée sans sortie terrain pour refaire les stocks.

Alors qu’ils quittaient la pièce, Stella lança à la volée :

— N’oubliez pas le sucre ! Et si vous en trouvez, prenez un maximum de canne à sucre, d’accord ?

Sinta, déjà sur le pas de la porte, passa la tête dans l’embrasure et répondit avec un clin d’œil :

— Pas de problème, c’est écrit en rouge sur la liste ! Cette fois, on ne tombera pas en panne !

La porte claqua. Le silence retomba. Pour la première fois depuis des années, Stella et son ex-compagnon se retrouvèrent seuls.

— C’est quoi, votre obsession avec le sucre ? Vous êtes devenues accros ? demanda Andrew en haussant un sourcil, mi-moqueur, mi-curieux.

— Ce n’est pas pour nous, répondit Stella avec un sourire énigmatique. Je t’expliquerai tout à l’heure. Mais d’abord, j’ai besoin d’une douche. Tu peux prendre celle en face de ta chambre. Moi, je vais descendre à celle du rez-de-chaussée. Tu as besoin de quelque chose ?

— Non, c’est bon, merci. On se retrouve après, pour les vidéos ? J’ai hâte de découvrir tout ça.

La pause toilette fut brève, et une vingtaine de minutes plus tard, ils se retrouvèrent dans le salon. Stella connecta son ordinateur au téléviseur pour bénéficier d’un grand écran, pendant qu’Andrew servait deux mugs de café fumant. L’odeur chaude du robusta local emplit la pièce. Ils étaient prêts.

Les séquences se succédèrent, apportant toutes leur lot de surprises. Andrew posait de nombreuses questions pour mieux comprendre ce qu’il voyait. Très attentif à la chronologie des événements, il demandait sans cesse à quelle caméra correspondait telle ou telle séquence. Stella avait déployé une carte de la région du mont Dempo sur la table basse : chaque caméra y était représentée par un cercle rouge et un numéro. Les vidéos portaient un titre commençant par ce même numéro. Le système était clair, mais demandait un effort de mémorisation important pour Andrew, encore peu familier du dispositif.

Les films étaient diffusés dans l’ordre chronologique, et Stella n’avait conservé que ceux où apparaissaient Numéro 1 ou Numéro 2. De nombreuses vidéos montrant tapirs ou sangliers barbus avaient été écartées.

— Bon, je crois qu’on peut dire que les hommes des forêts sont nocturnes, non ? Il n’y a jamais de déclenchements de jour, tous tes films sont tournés la nuit, observa Andrew.

Il savait qu’il énonçait une évidence, mais attendait tout de même confirmation.

— Oui, mais… il est possible qu’on ne le voie que la nuit parce que c’est à ce moment-là qu’il s’approche des zones habitées. Peut-être qu’il est actif de jour, plus loin dans la forêt. On a envisagé de placer des caméras plus en profondeur, mais on n’a pas assez d’équipement. Il faudrait en retirer près des cultures, et pour le moment, on préfère rester là où on est certains d’avoir des images.

— Je vois. Vous avez raison. Laissons les caméras là où elles capturent des choses intéressantes. En plus, elles ne donneraient sans doute pas une aussi bonne qualité d’image en pleine jungle, non ?

Stella secoua la tête.

— Ce n’est pas ça le problème. Les caméras fonctionnent très bien, même sous la canopée. Le souci, c’est simplement qu’on n’en a pas assez.

Dans une séquence, Numéro 1 ramassa quelque chose au sol, puis le porta à son visage.

— Hé ! Que fait-il ? s’exclama Andrew. On dirait qu’il vient de ramasser un truc.

L’homme des bois mordit dans l’objet. Il resta un moment à manger sa trouvaille, puis sortit lentement du champ.

— Tu viens de voir notre première vidéo « appâtée », annonça Stella avec un sourire mystérieux.

— Comment ça ?

— En relisant les anciens récits — notamment les rapports des colons hollandais du XIXe siècle — on trouve plusieurs témoignages évoquant des créatures chapardant des produits agricoles. Ils parlent de bananes, mais aussi de canne à sucre. On a donc déposé ces aliments dans un endroit précis, devant les caméras, pour voir si Numéro 1 se laisserait tenter. Et ça a marché.

— Ah, ça y est, j’ai compris votre manie du sucre ! s’écria Andrew.

— Exactement. On utilise la canne et les morceaux de sucre comme appâts pour attirer Numéro 1.

Stella expliqua que la canne intéressait beaucoup la créature, mais qu’il l’emportait rapidement après en avoir goûté un morceau. Le problème était qu’il ne restait que très peu de temps devant la caméra. Jusqu’au jour où Sinta eut l’idée d’ajouter des carrés de sucre raffinés.

Numéro 1 avait alors passé un long moment à les renifler, avant de se mettre à les manger un à un, avec une lenteur appliquée. Une fois tous les carrés avalés, il s’était éloigné avec, sous le bras, une tige de canne à sucre et une banane.

— C’est une idée brillante ! s’exclama Andrew, fasciné par les images. Je me demande s’il ne mange pas les carrés de sucre sur place tout simplement parce qu’il ne peut pas tout emporter. C’est logique, non ?

Stella acquiesça. Ils étaient arrivés à la même conclusion.

— Ce qui veut dire qu’il ne transporte pas sa nourriture autrement qu’avec ses bras. Pas de sac, pas de panier. C’est… rudimentaire, non ?

— Oui. Très primitif, même. Mais en tout cas, Sinta a eu une intuition lumineuse.

Stella mit la vidéo sur pause, puis se tourna vers Andrew avec gravité.

— Cette découverte a inspiré la suite de notre plan. Numéro 1 raffole littéralement du sucre. On l’a habitué, petit à petit, à venir en chercher au niveau de la caméra 41 — l’une des plus isolée de notre dispositif. Depuis, il fréquente moins les autres zones, mais ce n’est pas grave. Ce qu’on veut maintenant… c’est l’endormir.

Andrew cligna des yeux, surpris.

— Et c’est avec le sucre que vous voulez le droguer ?

Andrew fut pris d'une quinte de toux.

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