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— Que veux-tu dire par « tout le reste » ? demanda Andrew en se mouchant.
Stella fronça les sourcils et répondit par une question :
— Ça ne va pas, Andy ?
Sans s’en rendre compte, elle avait utilisé le diminutif qu’Andrew n’acceptait que de la part de ses proches. Ni elle ni lui ne remarquèrent ce glissement. Les réflexes du passé revenaient doucement, comme une mémoire un temps perdue.
Andrew toussa doucement et grogna une réponse, un peu embarrassé.
— Ne t’inquiète pas, j’ai une sensation de fièvre, mais ça va. Je ne suis pas remis du jetlag, c’est évident. Tu sais que ça m’a toujours mis sur les genoux.
Stella s’en souvenait comme si c’était hier.
— OK, fit-elle. J’espère que tu iras mieux demain. Pour ce qui est des dangers qui guettent Numéro 1 et les siens, j’ai bien réfléchi et je me suis dit la chose suivante : personne n’a signalé de petits hommes des forêts à proximité des zones habitées par les humains depuis la fin du XIXe siècle — ou alors, de manière très sporadique. Et soudain, plus de cent ans plus tard, ils réapparaissent… En tout cas, une poignée d’entre eux. Étrange, non ?
— Oui, c’est un mystère. Et j’y pense sans arrêt depuis ce matin. Si on part du principe qu’ils se sont repliés dans des zones non peuplées par les hommes, ils ont peut-être aussi subi une baisse drastique de leur population. Il n’en reste que très peu, et c’est peut-être pour cela qu’ils sont toujours inconnus de la science. Numéro 1 pourrait très bien appartenir à une espèce au bord de l’extinction.
Il plissa le front, sous l’effet de la réflexion.
— Je suis d’accord avec toi, répondit Stella. Mais cela n’explique pas pourquoi les Orang Pendek reviennent aujourd’hui, au risque de se retrouver nez à nez avec des humains, juste pour chaparder quelques bananes. À mon avis, l’explication se trouve dans l’ampleur des changements globaux. Le climat change à Sumatra, comme partout ailleurs, et en parallèle, les hommes modifient profondément l’écosystème. Les derniers Orang Pendek sont peut-être obligés de sortir de leur retraite pour se nourrir.
Sa voix était triste, et elle laissa retomber ses mains sur ses genoux dans une posture fataliste.
Andrew reprit la parole.
— J’ai été frappé par l’étendue des plantations de palmiers à huile dans toutes les régions que nous avons traversées depuis l’aéroport. Si Numéro 1 est une espèce forestière, il doit être fortement impacté. Et il y a aussi l’augmentation des températures. Ça doit changer beaucoup de choses pour eux.
— Et les modifications du régime des pluies, ajouta Stella. L’impact est très fort sur les forêts tropicales. Il y a de grandes chances — si je puis dire — que Numéro 1 subisse de plein fouet les conséquences de ces bouleversements. Dewi m’a expliqué que ce type d’effets avait déjà été observé chez plusieurs espèces de primates asiatiques.
Elle poursuivit d’une voix grave, lente, alourdie par le poids de la situation :
— Andrew, j’ai peur pour Numéro 1. Je n’arrive pas à me sortir de la tête qu’il représente peut-être l’un des tout derniers membres de son espèce. C’est tellement triste.
Ses yeux croisèrent ceux d’Andrew. Une vague de complicité les relia, silencieuse. Lentement, sans même y penser, ils s’approchèrent, portés par une tension diffuse.
— Andy… dis-moi qu’on n’est pas en train de faire une connerie…
Leurs visages se frôlaient presque, leurs souffles se mêlaient — quand soudain, la porte claqua. Les voix de Dewi et Sinta résonnèrent dans l’entrée.
Stella et Andrew, interrompus dans leur élan, se redressèrent avec un sourire gêné et reprirent leurs esprits.
Dewi surgit alors dans le salon, les bras chargés d’un grand sac rempli de courses. Il se dirigea rapidement vers le canapé où se trouvaient Stella et Andrew.
— Nous avons un gros problème.
Son visage, à la peau naturellement foncée, était d’une pâleur qui n’augurait rien de bon.
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